Accompagnant les cartons d’ouverture de Gravity, le volume de la bande sonore enfle démesurément jusqu’à atteindre un niveau agressif, quasi insoutenable. Brutalement, cette saturation laisse place à un silence total, violente chute acoustique qui mime le lâcher dans le vide dans lequel, sans ménagement, Gravity nous précipite. Ce vacarme du silence qui nous assaille plus profondément que le tapage sonore d’ouverture, rappelle que, plusieurs siècles après Pascal, et malgré les tentatives de conquêtes spatiales, “le silence éternel de ces espaces infinis [nous] effraie” toujours.
S’il retrace à rebours l’histoire de l’humanité (de la conquête de l’espace à la celle de la marche), Gravity voyage aussi à travers l’histoire et les codes cinématographiques. Et, comme ses personnages, le film « flotte » entre les styles et les genres pour mieux affirmer sa singularité et offrir une multiplicité d’affects. Ainsi, sous ses allures de blockbuster démesuré, voilà un film épuré, presque minimaliste : les dialogues y sont rares, l’histoire se résume en une ligne et la disparition rapide du personnage joué par Georges Clooney concentre bientôt le film sur un unique protagoniste. De même, sous ses airs de science fiction, le film reste très proche d’un réalisme scientifique digne de documentaires spatiaux. Film d’action, Gravity multiplie pourtant les scènes contemplatives et poétiques qui étirent le temps et suspendent les mouvements, Cuaron évitant tout montage frénétique en raréfiant coupes et ellipses. La catégorie de thriller, si elle rend compte du suspens intense qu’ourdit la trame narrative, ne signale pas le drame intimiste qu’elle noue également. Quant à la tentation du film d’amour qu’esquisse l’isolement radical des deux personnages, elle est vite court-circuitée par la disparition de Clooney-Kowalski. Enfin, s’il s’aventure parfois vers les genres horrifiques, c’est bien davantage un sentiment d’effroi ou de terreur que le film suscite. Tout comme pour ses personnages, Gravity semble demander à la critique de lâcher prise, de se défaire des catégories traditionnelles qu’il subsume et renouvelle : le bouleversement sensoriel qu’il propose l’exige.
La séquence d’ouverture nous plonge immédiatement dans le silence assourdissant de l’espace, le vertige de ses vides immenses, dans ses abîmes crépusculaires et constellés. Pendant quelques instants, absorbé dans cet univers opaque, l’œil ne peut s’accrocher à rien, il est happé par cette béance aussi sublime que terrifiante. Puis, dans la continuité de ce plan séquence virtuose de quinze minutes, apparaissent à l’image deux cosmonautes : Matt Kowalski (Georges Clooney), un vétéran de l’espace aux faux airs de Buzz l’Eclair et Ryan Stone (Sandra Bullock), une ingénieure médicale qui voyage pour la première fois dans l’espace. Les deux personnages gravitent autour d’une navette qui se trouve bientôt percutée par un nuage de débris métalliques. Stone est alors projetée dans le vide à une vitesse vertigineuse : aspirée par un gouffre infini, elle dérive inexorablement sans pouvoir se retenir à rien dans le règne d’un silence qu’elle déchire seulement de souffles et de cris pantelants. Au flottement gracieux et onirique des premières minutes succède un tourbillonnement cauchemardesque suscitant tour à tour des sensations de claustrophobie et d’agoraphobie, l’espace s’y transformant en huis clos paradoxal, en prison immense sans portes ni verrous. Tout l’enjeu de ce survival film consistera à savoir si Stone saura s’en échapper. Gravity offre ainsi le spectacle de la beauté de l’univers tout en révélant, de manière quasiment clinique, la terreur que suscite sa radicale « inhabitabilité ».
Expérience des plus hypnotiques, sans doute l’une des plus radicalement immersives de l’histoire du cinéma, l’épaisse durée de ce plan d’ouverture, le sentiment d’enveloppement que produit l’image 3D, l’impression de semi-ralenti quasi déréalisante ou encore la reconstruction numérique de la profondeur de champ dans un espace infini1 n’ont qu’un seul but : nous faire physiquement éprouver l’absence de tout repère, de tout horizon comme de tout sol, l’errance des personnages, le lent déploiement de leurs gestes, entre émerveillement esthétique et effroi existentiel. « Il n’y a pas de volupté sans vertige. Le plaisir mêlé de peur enivre. »2 Et c’est bien la 3D qui, en conférant une épaisseur au vide et à l’obscurité, fait de Gravity tout autant un vaste poème sensoriel sur l’apesanteur qu’un angoissant manège sensationnel.
Si Gravity semble projeter ses spectateurs dans l’espace de manière aussi viscérale, c’est aussi grâce au bouleversement de l’usage de la caméra qu’il inaugure : glissant lestement, lévitant autour des personnages, s’introduisant dans le casque de Stone pour épouser son point de vue avant d’en ressortir avec fluidité pour précipiter sa figure dans l’immensité ténébreuse, l’outil optique, en rotation permanente, semble soumis (et nous soumettre) au flottement perpétuel de la matière qu’impose l’absence de gravité. N’ayant plus d’axe vertical ou de ligne d’horizon pour repères, la caméra de Gravity, en planant sur de sombres fonds célestes mouchetés d’or, modifie la notion traditionnelle de cadre en la repensant dans un espace non euclidien, indifférencié et infini. Alors, comme celle de Stone, notre respiration se fait difficile ; le cœur se comprime, le corps est oppressé, comme empesé dans une tenue d’astronaute encombrante. Comme le poème discipline la voix, exigeant un rythme et un ton, comme la cathédrale régule le pas ou le tableau dirige l’œil, le film de Cuaron in-forme notre corps en nous imposant le sien, l’inscrivant dans nos muscles, modifiant le débit de notre souffle et nous renvoyant, par contraste, au sentiment de notre propre masse.
S’il est moins métaphysique que 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick, Gravity est donc plus sensoriel : l’expérience cinématographique que Cuaron réinvente invite le spectateur à vivre le film dans le tumulte des sensations, les secousses du corps et le chahut de sa chair. C’est que Gravity ne propose rien de plus qu’un retour à l’expérience primaire du cinéma qui se donnait à vivre dans les foires et les parcs d’attraction : entre immersion et jaillissement, Gravity ranime le vécu des premiers spectateurs de L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (Louis Lumière, 1886), saisis d’effroi face à un train lancé à toute vitesse qui semblait déchirer l’écran pour rejoindre le réel. Ici, c’est tantôt une nuée de débris qui nous assaille, tantôt une larme de Stone qui, flottant en apesanteur, semble sourdre de l’écran pour venir s’écraser sur la joue du spectateur.
Ce régime mimétique par lequel le corps du spectateur épouse le rythme d’un film repose tout entier sur une dramaturgie du corps en action qui est aussi une chorégraphie de la survie. Geste à geste, le film embrasse les mouvements de son héroïne : se (re)tenir, s’agripper, se cramponner, se déplacer, se propulser, s’élancer, etc. Gravity a bien quelque chose de bressonien : il capture un ballet de mouvements, de faux-pas et d’obstacles contournés, comme Bresson chroniquait minutieusement les gestes du prisonnier dans Un Condamné à mort s’est échappé (rogner une porte, la démonter, fabriquer une corde, etc.). La thématique de l’évasion, l’unité de lieu (la cellule de prison chez Bresson, le huis clos spatial de Cuaron), la concentration du récit sur un seul personnage, l’épure abstraite des décors, la rareté des dialogues, le goût pour la répétition des mêmes tâches fait de Gravity le rejeton contemporain du film de Bresson. Les deux auteurs rendent pareillement solidaires le prosaïque et le spirituel, le concret et l’abstrait, la ligne de force pragmatique que leurs deux films partagent étant mise au service d’une même apologie morale : la force du courage et de la volonté face à l’adversité, la puissance de l’intelligence pratique, le surpassement de ses limites grâce au rôle régulateur de l’espoir.
Lorsque, vrillant en chute libre, Stone tombe de Charybde en Scylla dans ce grand parcours d’obstacles que lui tend l’univers, ses capacités de résilience sont mises à mal : quand le vertige de Sueurs froides (Hitchcock, 1958) dévoilait un vertige du temps, le vertige sensoriel dans Gravity trahit peu à peu un vertige existentiel. Plus d’une fois, la tentation nihiliste de se laisser aller, de lâcher prise, de se laisser absorber dans le grand bain létal de l’univers se fait jour, contredisant la pulsion de (sur)vie. Film-ballet, Gravity construit toute sa tension dramatique autour de deux gestes contradictoires et complémentaires – lâcher prise/s’accrocher – tous deux possiblement mortifères et vitaux. Pour retrouver l’exigence pressante de la vie, Stone devra à la fois se délester (d’objets, de poids, de morceaux de navettes tout comme des traumatismes de son passé3) et s’agripper (à une poignée de navette, à une corde, comme on « s’accroche à la vie »). Souvent raccrochée à des câbles ombilicaux, elle glissera de vaisseaux en capsules, s’y reposera parfois en position fœtale, avant de s’en extraire pour faire peau neuve et renaître. La force amniotique et matricielle de l’espace, et toute la symbolique utérine qui l’accompagne, l’emportera bientôt sur ses puissances funestes.
À l’instar de Stone qui se relèvera fébrilement mais plus forte que jamais quand elle touchera enfin la terre ferme, c’est d’un pas chancelant que nous quittons la salle de cinéma, comme s’il nous fallait à la fois réinscrire dans notre corps l’effet de la gravité et tenter de comprendre, à nouveau frais, l’expérience cinématographique.
Sophie Walon
Les limites de la profondeur de champ sont repoussées dans cet espace sans frontières : si le premier plan est investi par la capacité de jaillissement des objets propre à la 3D, les nombreuses strates d’arrière-plans prennent leur consistance grâce aux objets flottants qui étalent et différencient les différentes couches d’espace et rendent ainsi sensible à l’œil les différentes distances.
Anatole France, Le Jardin d’Epicure, Calmann Lévi, 1894 [BNF], p. 23.
Si le discours psychologique du film n’était pas indispensable et n’est toujours pas subtile, la tentation du pathos reste contenue, Cuaron ne nous infligeant pas, par exemple, de flash-back terrestres.