CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Gravity, Alfonso Cuaron : cinéma viscéral

« Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir »
Baudelaire, Harmonie du soir
« Le vertige, c’est autre chose que la peur de tomber.
C’est la voix du vide au-dessous de nous qui nous attire et nous envoût, le désir de chute dont nous nous défendons ensuite avec effroi. »
Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être

Accompagnant les car­tons d’ouver­ture de Gravity, le volume de la bande sonore enfle déme­su­ré­ment jusqu’à attein­dre un niveau agres­sif, quasi insou­te­na­ble. Brutalement, cette satu­ra­tion laisse place à un silence total, vio­lente chute acous­ti­que qui mime le lâcher dans le vide dans lequel, sans ména­ge­ment, Gravity nous pré­ci­pite. Ce vacarme du silence qui nous assaille plus pro­fon­dé­ment que le tapage sonore d’ouver­ture, rap­pelle que, plu­sieurs siè­cles après Pascal, et malgré les ten­ta­ti­ves de conquê­tes spa­tia­les, “le silence éternel de ces espa­ces infi­nis [nous] effraie” tou­jours.

S’il retrace à rebours l’his­toire de l’huma­nité (de la conquête de l’espace à la celle de la marche), Gravity voyage aussi à tra­vers l’his­toire et les codes ciné­ma­to­gra­phi­ques. Et, comme ses per­son­na­ges, le film « flotte » entre les styles et les genres pour mieux affir­mer sa sin­gu­la­rité et offrir une mul­ti­pli­cité d’affects. Ainsi, sous ses allu­res de block­bus­ter déme­suré, voilà un film épuré, pres­que mini­ma­liste : les dia­lo­gues y sont rares, l’his­toire se résume en une ligne et la dis­pa­ri­tion rapide du per­son­nage joué par Georges Clooney concen­tre bien­tôt le film sur un unique pro­ta­go­niste. De même, sous ses airs de science fic­tion, le film reste très proche d’un réa­lisme scien­ti­fi­que digne de docu­men­tai­res spa­tiaux. Film d’action, Gravity mul­ti­plie pour­tant les scènes contem­pla­ti­ves et poé­ti­ques qui étirent le temps et sus­pen­dent les mou­ve­ments, Cuaron évitant tout mon­tage fré­né­ti­que en raré­fiant coupes et ellip­ses. La caté­go­rie de thril­ler, si elle rend compte du sus­pens intense qu’ourdit la trame nar­ra­tive, ne signale pas le drame inti­miste qu’elle noue également. Quant à la ten­ta­tion du film d’amour qu’esquisse l’iso­le­ment radi­cal des deux per­son­na­ges, elle est vite court-cir­cui­tée par la dis­pa­ri­tion de Clooney-Kowalski. Enfin, s’il s’aven­ture par­fois vers les genres hor­ri­fi­ques, c’est bien davan­tage un sen­ti­ment d’effroi ou de ter­reur que le film sus­cite. Tout comme pour ses per­son­na­ges, Gravity semble deman­der à la cri­ti­que de lâcher prise, de se défaire des caté­go­ries tra­di­tion­nel­les qu’il sub­sume et renou­velle : le bou­le­ver­se­ment sen­so­riel qu’il pro­pose l’exige.

La séquence d’ouver­ture nous plonge immé­dia­te­ment dans le silence assour­dis­sant de l’espace, le ver­tige de ses vides immen­ses, dans ses abîmes cré­pus­cu­lai­res et cons­tel­lés. Pendant quel­ques ins­tants, absorbé dans cet uni­vers opaque, l’œil ne peut s’accro­cher à rien, il est happé par cette béance aussi sublime que ter­ri­fiante. Puis, dans la conti­nuité de ce plan séquence vir­tuose de quinze minu­tes, appa­rais­sent à l’image deux cos­mo­nau­tes : Matt Kowalski (Georges Clooney), un vété­ran de l’espace aux faux airs de Buzz l’Eclair et Ryan Stone (Sandra Bullock), une ingé­nieure médi­cale qui voyage pour la pre­mière fois dans l’espace. Les deux per­son­na­ges gra­vi­tent autour d’une navette qui se trouve bien­tôt per­cu­tée par un nuage de débris métal­li­ques. Stone est alors pro­je­tée dans le vide à une vitesse ver­ti­gi­neuse : aspi­rée par un gouf­fre infini, elle dérive inexo­ra­ble­ment sans pou­voir se rete­nir à rien dans le règne d’un silence qu’elle déchire seu­le­ment de souf­fles et de cris pan­te­lants. Au flot­te­ment gra­cieux et oni­ri­que des pre­miè­res minu­tes suc­cède un tour­billon­ne­ment cau­che­mar­des­que sus­ci­tant tour à tour des sen­sa­tions de claus­tro­pho­bie et d’ago­ra­pho­bie, l’espace s’y trans­for­mant en huis clos para­doxal, en prison immense sans portes ni ver­rous. Tout l’enjeu de ce sur­vi­val film consis­tera à savoir si Stone saura s’en échapper. Gravity offre ainsi le spec­ta­cle de la beauté de l’uni­vers tout en révé­lant, de manière qua­si­ment cli­ni­que, la ter­reur que sus­cite sa radi­cale « inha­bi­ta­bi­lité ».

Expérience des plus hyp­no­ti­ques, sans doute l’une des plus radi­ca­le­ment immer­si­ves de l’his­toire du cinéma, l’épaisse durée de ce plan d’ouver­ture, le sen­ti­ment d’enve­lop­pe­ment que pro­duit l’image 3D, l’impres­sion de semi-ralenti quasi déréa­li­sante ou encore la recons­truc­tion numé­ri­que de la pro­fon­deur de champ dans un espace infini1 n’ont qu’un seul but : nous faire phy­si­que­ment éprouver l’absence de tout repère, de tout hori­zon comme de tout sol, l’errance des per­son­na­ges, le lent déploie­ment de leurs gestes, entre émerveillement esthé­ti­que et effroi exis­ten­tiel. « Il n’y a pas de volupté sans ver­tige. Le plai­sir mêlé de peur enivre. »2 Et c’est bien la 3D qui, en confé­rant une épaisseur au vide et à l’obs­cu­rité, fait de Gravity tout autant un vaste poème sen­so­riel sur l’ape­san­teur qu’un angois­sant manège sen­sa­tion­nel.

Si Gravity semble pro­je­ter ses spec­ta­teurs dans l’espace de manière aussi vis­cé­rale, c’est aussi grâce au bou­le­ver­se­ment de l’usage de la caméra qu’il inau­gure : glis­sant les­te­ment, lévi­tant autour des per­son­na­ges, s’intro­dui­sant dans le casque de Stone pour épouser son point de vue avant d’en res­sor­tir avec flui­dité pour pré­ci­pi­ter sa figure dans l’immen­sité téné­breuse, l’outil opti­que, en rota­tion per­ma­nente, semble soumis (et nous sou­met­tre) au flot­te­ment per­pé­tuel de la matière qu’impose l’absence de gra­vité. N’ayant plus d’axe ver­ti­cal ou de ligne d’hori­zon pour repè­res, la caméra de Gravity, en pla­nant sur de som­bres fonds céles­tes mou­che­tés d’or, modi­fie la notion tra­di­tion­nelle de cadre en la repen­sant dans un espace non eucli­dien, indif­fé­ren­cié et infini. Alors, comme celle de Stone, notre res­pi­ra­tion se fait dif­fi­cile ; le cœur se com­prime, le corps est oppressé, comme empesé dans une tenue d’astro­naute encom­brante. Comme le poème dis­ci­pline la voix, exi­geant un rythme et un ton, comme la cathé­drale régule le pas ou le tableau dirige l’œil, le film de Cuaron in-forme notre corps en nous impo­sant le sien, l’ins­cri­vant dans nos mus­cles, modi­fiant le débit de notre souf­fle et nous ren­voyant, par contraste, au sen­ti­ment de notre propre masse.

S’il est moins méta­phy­si­que que 2001, l’odys­sée de l’espace de Kubrick, Gravity est donc plus sen­so­riel : l’expé­rience ciné­ma­to­gra­phi­que que Cuaron réin­vente invite le spec­ta­teur à vivre le film dans le tumulte des sen­sa­tions, les secous­ses du corps et le chahut de sa chair. C’est que Gravity ne pro­pose rien de plus qu’un retour à l’expé­rience pri­maire du cinéma qui se don­nait à vivre dans les foires et les parcs d’attrac­tion : entre immer­sion et jaillis­se­ment, Gravity ranime le vécu des pre­miers spec­ta­teurs de L’arri­vée d’un train en gare de la Ciotat (Louis Lumière, 1886), saisis d’effroi face à un train lancé à toute vitesse qui sem­blait déchi­rer l’écran pour rejoin­dre le réel. Ici, c’est tantôt une nuée de débris qui nous assaille, tantôt une larme de Stone qui, flot­tant en ape­san­teur, semble sour­dre de l’écran pour venir s’écraser sur la joue du spec­ta­teur.

Ce régime mimé­ti­que par lequel le corps du spec­ta­teur épouse le rythme d’un film repose tout entier sur une dra­ma­tur­gie du corps en action qui est aussi une cho­ré­gra­phie de la survie. Geste à geste, le film embrasse les mou­ve­ments de son héroïne : se (re)tenir, s’agrip­per, se cram­pon­ner, se dépla­cer, se pro­pul­ser, s’élancer, etc. Gravity a bien quel­que chose de bres­so­nien : il cap­ture un ballet de mou­ve­ments, de faux-pas et d’obs­ta­cles contour­nés, comme Bresson chro­ni­quait minu­tieu­se­ment les gestes du pri­son­nier dans Un Condamné à mort s’est échappé (rogner une porte, la démon­ter, fabri­quer une corde, etc.). La thé­ma­ti­que de l’évasion, l’unité de lieu (la cel­lule de prison chez Bresson, le huis clos spa­tial de Cuaron), la concen­tra­tion du récit sur un seul per­son­nage, l’épure abs­traite des décors, la rareté des dia­lo­gues, le goût pour la répé­ti­tion des mêmes tâches fait de Gravity le reje­ton contem­po­rain du film de Bresson. Les deux auteurs ren­dent pareille­ment soli­dai­res le pro­saï­que et le spi­ri­tuel, le concret et l’abs­trait, la ligne de force prag­ma­ti­que que leurs deux films par­ta­gent étant mise au ser­vice d’une même apo­lo­gie morale : la force du cou­rage et de la volonté face à l’adver­sité, la puis­sance de l’intel­li­gence pra­ti­que, le sur­pas­se­ment de ses limi­tes grâce au rôle régu­la­teur de l’espoir.

Lorsque, vrillant en chute libre, Stone tombe de Charybde en Scylla dans ce grand par­cours d’obs­ta­cles que lui tend l’uni­vers, ses capa­ci­tés de rési­lience sont mises à mal : quand le ver­tige de Sueurs froi­des (Hitchcock, 1958) dévoi­lait un ver­tige du temps, le ver­tige sen­so­riel dans Gravity trahit peu à peu un ver­tige exis­ten­tiel. Plus d’une fois, la ten­ta­tion nihi­liste de se lais­ser aller, de lâcher prise, de se lais­ser absor­ber dans le grand bain létal de l’uni­vers se fait jour, contre­di­sant la pul­sion de (sur)vie. Film-ballet, Gravity cons­truit toute sa ten­sion dra­ma­ti­que autour de deux gestes contra­dic­toi­res et com­plé­men­tai­res – lâcher prise/s’accro­cher – tous deux pos­si­ble­ment mor­ti­fè­res et vitaux. Pour retrou­ver l’exi­gence pres­sante de la vie, Stone devra à la fois se déles­ter (d’objets, de poids, de mor­ceaux de navet­tes tout comme des trau­ma­tis­mes de son passé3) et s’agrip­per (à une poi­gnée de navette, à une corde, comme on « s’accro­che à la vie »). Souvent rac­cro­chée à des câbles ombi­li­caux, elle glis­sera de vais­seaux en cap­su­les, s’y repo­sera par­fois en posi­tion fœtale, avant de s’en extraire pour faire peau neuve et renaî­tre. La force amnio­ti­que et matri­cielle de l’espace, et toute la sym­bo­li­que uté­rine qui l’accom­pa­gne, l’empor­tera bien­tôt sur ses puis­san­ces funes­tes.

À l’instar de Stone qui se relè­vera fébri­le­ment mais plus forte que jamais quand elle tou­chera enfin la terre ferme, c’est d’un pas chan­ce­lant que nous quit­tons la salle de cinéma, comme s’il nous fal­lait à la fois réins­crire dans notre corps l’effet de la gra­vité et tenter de com­pren­dre, à nou­veau frais, l’expé­rience ciné­ma­to­gra­phi­que.

Sophie Walon

Les limites de la profondeur de champ sont repoussées dans cet espace sans frontières : si le premier plan est investi par la capacité de jaillissement des objets propre à la 3D, les nombreuses strates d’arrière-plans prennent leur consistance grâce aux objets flottants qui étalent et différencient les différentes couches d’espace et rendent ainsi sensible à l’œil les différentes distances.

Anatole France, Le Jardin d’Epicure, Calmann Lévi, 1894 [BNF], p. 23.

Si le discours psychologique du film n’était pas indispensable et n’est toujours pas subtile, la tentation du pathos reste contenue, Cuaron ne nous infligeant pas, par exemple, de flash-back terrestres.