Sentir, agir, parler et penser supposent un corps. Et interroger son corps passe par des opérations elles-mêmes corporelles : autrement dit, le corps est la propre condition de son modèle épistémologique. La notion de corps est donc profondément équivoque. Il est sans doute impossible de proposer une vision claire, succincte et unifiée du corps. On peut tout au mieux tenter de proposer une catégorisation des types de discours qu’on tient sur le corps.
On peut repérer un discours sur le corps visant à comprendre son fonctionnement. Objectivant et descriptif avant que d’être à proprement parler scientifique, il procède des modèles de la séparation traditionnelle du corps et de l’esprit, au nom d’arguments métaphysiques ou religieux. Ce discours interroge les spécificités du corps au regard de celles de l’âme : mortalité, vieillissement, sens trompeurs caractérisent assez largement cette construction du corps. Paradoxalement, on pourrait dire que ce dualisme ouvre la voie à la constitution de savoirs scientifiques : objectivé et déprécié, le corps peu à peu devient l’objet d’étude de la physique puis de la biologie. L’âme rejoint le domaine du religieux et un discours philosophique apparaît qui peut proposer de réfléchir à la spécificité du corps propre, du corps où s’inscrit le sujet. Ce phénomène débute dès la Renaissance, mais c’est au XVIIIe siècle que s’opèrent des changements considérables.
Après Descartes et le modèle mécaniste du corps, émerge un discours au XVIIIe siècle sur la perception intime de son corps : Diderot, dans Le Rêve de d’Alembert, fait dire à son ami : « Je suis un peloton de points sensibles ». Il lie de ce fait le « je suis » au versant sensoriel et non plus au seul « je pense » cartésien. Le dépassement de l’empirisme théorisé par Locke et Hume est bien visible puisque d’Alembert se livre à « une prospection systématique de cet « interne » corporel, comme s’il devait en tirer une connaissance spécifique et accrue de lui-même »1 : tout savoir possible s’ancre donc dans ce qui incarne l’homme, son corps. Suite à ces importants renouvellements conceptuels, le corps peut être envisagé à la manière d’un sujet d’expérience, de soi mais aussi du monde. Il ne saurait cependant être considéré comme un sujet absolu c’est-à-dire étymologiquement délié puisque le corps engage l’inscription dans l’espace, dans l’ici et le maintenant. Si le corps n’est pas un sujet absolu, c’est qu’à certains égards, il est un objet situé dans l’espace. On peut également agir sur lui, le transformer, le façonner. Mais il n’est pas un objet parmi d’autres objets, précisément en ce qu’il a aussi une dimension de sujet et qu’il constitue le lieu de toute expérience possible. Son équivocité conduit à l’émergence de différents discours sur le corps, ou à diverses procédures de représentation du corps. A partir de là s’oppose un discours mécaniste visant à comprendre l’objet corps, son fonctionnement physico-chimique, et un discours philosophique tâchant d’être au plus près de l’expérience du corps. Le renouveau des sciences cognitives et des neurosciences tendent peu à peu à résorber cet écart. Ajoutons enfin que la révolution freudienne donne un nouvel espace au corps conçu comme un espace de manifestation de l’inconscient : doté d’un langage qui lui est propre, le corps est relégitimé comme instance digne d’être parfaitement prise en compte. C’est ce type de discours qu’analysent prioritairement la biologie, la physique, les neurosciences, les sciences cognitives, la philosophie et les différentes disciplines interrogeant la psyché humaine.
Les analyses historiques, sociologiques ou anthropologiques constituent un deuxième type de discours et montrent qu’il ne faut pas considérer seulement le corps comme un objet en soi, descriptible par la science ou par la philosophie mais que le corps est indissociable de ce qu’on pourrait appeler l’émergence d’une image sociale du corps, un corps « mentalisé ». Le corps se fait à l’image de l’image sociale idéale. On pourrait dire que l’image du corps idéal est une instance symbolique qui insère tous les individus d’une société ou d’un groupe dans des réseaux de significations, de pratiques et de croyances2 : l’importance du corps dans l’éducation, dans les rites sociaux montre combien ce corps « mentalisé » est historique, variable et central en ce qu’il constitue l’interaction entre soi et les autres.
La théorie des genres (gender) entendue comme la différence des sexes comme un système historiquement, socialement et culturellement construit, investi de sens, mais aussi redéfini et modifié, peut trouver sa place dans ce type de discours. François Kerlouégan dans ouvrage sur le corps Ce fatal excès de désir récapitule ces différentes oppositions et signale la profonde difficulté à concevoir clairement le corps : « Sujet et objet, anatomique et mythique, source de dégoût et de plaisir, multiple, complexe, relevant de champs aussi divers que la médecine, l’anthropologie, la philosophie et l’esthétique, le corps humain déroute »3
A partir de là, on peut tenter de prendre en compte un autre discours sur le corps : celui de l’art. L’art a la possibilité de révéler le corps en ce qu’il s’immisce dans l’écart entre le corps et son image, ses images à la fois sociales, conscientes et inconscientes. Il est certain que l’art ne peut non plus prétendre épuiser le corps, ni en proposer une représentation stable et unifiée. Cependant, l’art peut tenter d’articuler l’ensemble des discours que nous avons précédemment évoqués. Non pas les synthétiser, mais les relier, non pas les épuiser, mais s’adosser à eux pour produire une représentation plus proche, peut-être, du corps. L’art et la littérature peuvent interroger le corps en réactivant, sur la base d’une logique iconographique, une épistémologie de la corporéité, de l’expérience du corps. Nous supposerons donc que l’art dévoile quelque chose du corps qui, sans son apport, serait resté selon le mot de Proust « le secret de chacun »4.
Si l’œuvre d’art peut dévoiler quelque chose du corps, nous dit Merleau-Ponty, c’est qu’à certains égards, l’œuvre fonctionne comme un corps5. C’est une sorte d’individu qui se déploie spatialement, et temporellement. De la même manière que c’est notre corps qui donne du sens à notre rapport au monde, une œuvre d’art nous permet d’accéder à des mondes sensibles. Autrement dit, l’œuvre d’art incarne les discours sur le corps, elle les représente, et, ce faisant, parle directement du corps au corps, sans intellectualiser outre mesure l’expérience du corps qu’elle propose. Le corps ne peut être représenté dans une transparence heureuse, car il renvoie à un objet (le corps réel) qui ne peut être totalement évoqué, mais seulement rendu présent par sa négation même. Dès lors, figuration et défiguration s’accordent pour pouvoir représenter le corps non comme unité, mais comme espace déchiré par l’écriture. Les auteurs, en représentant le corps, l’écartent, lui donnent une épaisseur non unifiée. On ne peut représenter le corps ; on peut travailler l’écart entre le corps et l’image, entre un discours sur le corps et un autre discours et créer ainsi un nouvel objet c’est-à-dire moins le corps que l’opération de sa mise à distance avec lui-même : écart malléable, que l’artiste travaille, écart effrayant, espace du fantasme, de l’inconnu que l’artiste tente d’explorer. Objet fictionnel, le corps représenté est en tension. Il réside entre le représenté et l’opération de sa représentation.
Il est analysable en termes de fondamentale altérité : celle qui échappe, que l’on ne peut assigner sans la ramener au même. Michel de Certeau, dans L’Écriture de l’histoire6, a montré comment le procès d’écriture était une opération de réduction de l’autre au même, définie par la place de l’historien, place idéologique et esthétique. Les écrivains occupent une place indéfinissable. Tous écrivent le corps en même temps qu’ils l’occupent, qu’ils sont des corps. L’expérience du corps est très difficilement descriptible « objectivement ». Sujet/objet, support/acteur, le corps vit dans ces oppositions qui ne l’assignent pas à une place précise. À partir de là, l’autre ne peut être réduit au même puisque le même est lui-même mystérieux. En figurant le corps dans ses contradictions, dans sa déchirure et son unité, la représentation du corps ne saurait être limitée à une réduction du même à l’autre, même si le médium de la représentation est l’écriture. Les écrivains tentent de saisir, sans pouvoir prétendre l’épuiser, la singularité de l’expérience du corps. Cette vision du corps engage donc autant les discours des praticiens de l’art, que ce soit du côté des plasticiens, des photographes, de la littérature que de la critique littéraire qui peut à la fois théoriser la représentation en rapport avec les précédents discours étudiés. Ici peuvent aussi se développer les logiques d’analyse du corps comme système sémiotique et linguistique – comment écrire le corps, comment le lire, autant d’interrogations susceptibles d’intéresser la totalité des discours sur le corps.
La notion de discours sur le corps est donc essentielle : selon le type de discours tenu, l’objet référent auquel renvoie le discours n’est pas tout à fait le même : corps social, corps propre, corps représenté par l’art, voilà autant de réalités que nous appelons corps et qui sont pourtant de nature assez différente. La notion de représentation est également légitime puisqu’elle permet de comprendre le corps comme un objet en reconstruction permanente : tous ces discours mettent en place une représentation, qu’elle soit mentale, ou dans son sens premier, iconique. Ces discours produisent des représentations : pensons à la planche d’anatomie, au corps nu de Vénus anadyomène dans La naissance de Vénus de Botticelli ou encore au corps politique de l’Etat décrit par Platon dans La République : les jambes sont les soldats, le ventre les paysans et la tête, le roi philosophe. Les représentations et les discours sont enfin toujours susceptibles de franchir les frontières conceptuelles que nous avons proposées, pour fonder une part de leur argumentaire sur un autre discours sur le corps. C’est dans ces écarts d’ailleurs que résident bien souvent d’intéressantes découvertes. La perception de l’eau et par conséquent de l’hygiène dépend d’une représentation des enveloppes corporelles :
« L’eau chaude « ouvre » les pores et pénètre l’intérieur du corps, l’eau froide « ferme » les pores et bloque transpirations et évacuations, tout en faisant refluer les humeurs vers le dedans. Image apparemment anodine, pittoresque même, mais qui a des conséquences majeures sur les pratiques comme sur la vision des risques et des dangers. L’eau « pénétrante », celle des étuves par exemple, ou même celle de lavages variés, peut laisser le corps ouvert aux miasmes et venins les plus divers. D’où l’interdit du bain par temps de peste, et plus largement la méfiance à l’égard du bain. L’eau « astringente », celle froide qui « ferme » les pores, celle des usages communs, peut provoquer fluxions ou phlegmons en suspendant le voyage jugé banal, mais aussi nécessaire, des humeurs « fluant » du dedans vers le dehors. D’où une succession de commentaires, de précautions, d’interdits, de dispositifs même, totalement éloignés de nos pratiques et de nos mœurs. »7
Autrement dit, une connaissance de type descriptive sur le fonctionnement du corps – les théories médicales – influent les pratiques sociales, les comportements individuels et peut se retrouver dans les textes littéraires : c’est grâce à cet élément culturel qu’on peut comprendre les écrits de Saint-Simon sur la toilette des nobles à Versailles, où l’eau est singulièrement peu présente. Notre groupe rassemble dès à présent des chercheurs dans l’ensemble de ces domaines : la philosophie, les sciences cognitives, les rapports entre philosophie et sciences, l’histoire à travers les approches civilisationnelles en Espagne et en Allemagne, les lettres, la théorie des genres, l’histoire de l’art sont représentées, ainsi que l’analyse des discours médicaux et du corps politique. Nous avons donc fait le choix de l’interdisciplinarité et de l’étude de l’ensemble des problématiques. La question de la méthode d’approche du corps se pose donc de façon cruciale.
Andrieu Bernard , « Entretien avec Georges Vigarello » , Corps, 2006/1 n° 1, p. 9
On peut citer à ce propos l’essai Les deux corps du roi d’Ernst Kantorowicz
Kerlouégan, François. Ce fatal excès du désir : poétique du corps romantique, Paris, Honoré Champion, 2006, p 10
Proust, Marcel. Le Temps retrouvé
Nous nous inspirons des théories développées dans le second chapitre de L’oeil et l’esprit
Michel de Certeau. L’écriture de l’histoire, Paris , Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1975
Andrieu Bernard , « Entretien avec Georges Vigarello » , Corps, 2006/1 n° 1, p. 8