« vir est pro animo, mulier pro corpore » : c’est ainsi que Juan Luis Vives décrit, dans l’Institutione foeminae christianae (1524), la relation hiérarchique qui doit s’établir entre le mari et l’épouse dans le mariage. Au-delà de l’image, les mots révèlent le lien profond qui unit la nature féminine à sa dimension corporelle. Objet de discours multiples et contradictoires, la femme de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance semble toujours obligée d’effectuer un choix douloureux entre la vie mondaine, ses fards et ses atours et la vie contemplative et son ‘renoncement au corps’, et, in fine, entre damnation et salut à travers l’usage qu’elle fait de son corps. Mais résumer l’expérience du corps féminin à ces deux extrêmes serait simplifier excessivement, non seulement la pratique, mais les textes didactiques eux-mêmes, qui laissent entrevoir, à travers la contrainte de la norme, les nombreuses relations qui lient la femme à son corps et au corps des autres.
Cependant, les textes normatifs ne visent pas à décrire une situation mais à la réformer pour atteindre un état qu’on estime meilleur. Ils ont donc, fondamentalement, une dimension éducative, et on peut s’interroger sur la place importante accordée au corps dans l’éducation dispensée aux femmes, comme si, pour former celles-ci, il fallait autant cultiver leur esprit que modeler leur corps. Dès lors, soumis à de multiples injonctions, le corps féminin peut-il être « normal » ?
Modeler le corps féminin, cela peut signifier d’abord en transformer l’apparence par des cosmétiques ou lui redonner sa première forme par des remèdes : la femme intervient donc sur le corps des autres et sur le sien, acquérant parfois une dangereuse autonomie. Car le corps féminin a également une dimension sociale, et doit donc afficher certaines caractéristiques pour être socialement acceptable, la chasteté étant la première d’entre elles. Cette vertu, qui implique le respect d’une certaine morale sexuelle, a également une dimension spirituelle. Ainsi, la perfection morale au féminin ayant des implications corporelles, le corps peut devenir le moyen d’une élévation spirituelle.
L’expression française « remède de bonne femme » ou « de bonne fame » est en soit fort parlante quant au rôle que les femmes ont joué dans le passé en matière de médecine : que la forme « fame », du latin « fama » se soit ensuite confondue avec l’homonyme « femme » ou que ce dernier terme ait été celui qui figurait dans l’expression dès son origine, celle-ci n’en reste pas moins porteuse du souvenir d’une pratique médicale féminine d’abord appréciée pour son efficacité, puis tombée en désuétude avant d’être moquée. Ainsi, dans un monde médiéval où les médecins étaient rares, les mères, épouses, sœurs et filles, bien qu’exclues de l’université, étaient souvent le premier, voire le seul recours en cas de problème de santé, fut-il majeur. Détentrices d’un savoir pharmaceutique transmis bien souvent par des canaux exclusivement féminins, elles préparaient indifféremment remèdes miraculeux et petits plats réconfortants.
Les « réceptaires » regroupent ainsi indifféremment préparations pharmaceutiques et préparations culinaires, tant on était convaincu, depuis le XIIe siècle, de l’importance de la diétiétique pour une santé florissante : le Manual de mugeres en el que se contienen muchas y diversas receutas muy buenas (1475-1525), par exemple, contient, entre les formules d’antalgiques et de toniques cardiaques, 29 recettes de cuisine, dont une « receuta para hazer buñuelos1 ». Soigner ceux qui vivent sous son toit fait partie des attributions de la maîtresse de maison, qui n’est nullement considérée comme un médecin de seconde zone, comme l’indiquent des formules comme « y dad desta agua al que estuviere enfermo y sanará » (ibid., p. 43) et « echaréis un tristel d’ello al paciente y sanará », (ibid., p. 55) Deux choses sont à remarquer dans ces expressions : d’une part, le rôle actif de la femme, qui n’est pas celle qui reçoit les remèdes (comme cela peut être le cas dans d’autres ouvrages), mais bien celle qui les administre. D’autre part, l’emploi d’un terme comme « paciente » suggère que la femme est, dans ce cas, considérée comme un véritable médecin. Les temps et modes verbaux employés dans ces formules sont également révélateurs de la perspective formatrice qui guide l’écriture du manuel et de l’efficacité que l’on suppose aux remèdes proposés : le verbe « sanar » au futur simple ne laisse aucun doute quant à l’issue favorable du traitement.
Si les « réceptaires » peuvent contenir un savoir issu de sources très diverses et inclure notamment des recettes liées à la tradition populaire, il ne doivent pas être considérés comme des grimoires de sorcières. Au contraire, ces livres étaient utilisés par les dames des classes les plus hautes, c’est-à-dire celles qui savaient lire mais qui, étant coupée de la tradition populaire du fait de leur statut social ne pouvaient avoir accès à ces savoirs pharmaceutiques par la transmission orale. Les reines et princesses elles-mêmes n’étaient pas exemptées de ces pratiques : en effet, la reine Isabelle la Catholique avait dans sa bibliothèque un livre intitulé Remedio contra las cosas beninosas2, et Juan Luis Vives, dans l’Institutione foeminae christianae, dont la première destinataire est Marie Tudor, incite toutes les jeunes filles à se mettre à la cuisine et réprouve celles qui, par peur de se salir les mains, dédaignent cet art qui peut être si bénéfique pour la santé de leurs parents et de leur futur mari3. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la pratique médicale féminine n’est donc pas « hors normes », du moins à la fin du Moyen Âge : elle est au contraire parfaitement admise comme fonction domestique et sociale. Les soins du corps sont ainsi majoritairement assurés par des femmes, et de façon presque exclusive quand les malades sont, elles aussi, des femmes.
Le corps féminin est longtemps resté un mystère pour les hommes, notamment en ce qui concernait les organes liés à la reproduction. Ceux-ci étaient en effet interprétés à l’aune des organes masculins, et c’est cette vision des choses que l’on retrouve dans la description de l’utérus donnée par Damián Carbón dans son Libro del arte de las comadres o madrinas y del regimiento de las preñadas y paridas y de los niños (1541). Il s’agit en effet pour lui d’un organe quadrangulaire relié aux seins par des veines et des nerfs et composé de 7 maisons ou logements, se terminant par deux bourses qui contiennent la semence, comme les testicules chez l’homme4. Rien d’étonnant donc à ce que dans cet ouvrage publié à Majorque en 1541, il affirme que ce qui touche aux organes reproducteurs féminins et à la grossesse ne concerne que les femmes et que cette connaissance ne convient pas aux hommes (p. 19). Il faut cependant donner une formation correcte à la sage femme, et c’est ce que l’auteur se propose de faire dans son ouvrage qui paraît à une époque où les hommes commencent précisément à s’intéresser aux domaines dont ils étaient auparavant exclus. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’en cas de difficultés, les commères sont incitées à faire appel au médecin : « Y por ser cosas dificultosas de conoscer, para dar el tal conoscimiento sera bueno y provechoso llamar el doctor por bien aconsejar »5. Au cours du XVIe siècle, on assiste donc à un changement de paradigme : alors que, tout au long du Moyen Âge, la norme était que les problèmes liés à la gynécologie et à l’obstétrique fussent gérés exclusivement par des femmes, l’Époque Moderne verra ces savoirs tomber peu à peu dans le domaine masculin.
Mais, au-delà de ce qui touche à la médecine, la science des femmes en ce qui concerne le corps féminin a également des applications plus licencieuses. Ainsi, dans les Flores del tesoro de la belleza, Tratado de muchas medicinas o curiosidades de las mujeres (fin du XIVe s) sont proposées plusieurs recettes pour resserrer le vagin afin d’augmenter le plaisir des amants ou pour refaire une virginité, comme ce mélange de mastic ou d’encens et de vin qui convertira la patiente « casi en virgen »6. Le travail des femmes sur le corps féminin se situe donc parfois à la frontière de la norme : la transgression n’est jamais loin, qu’il s’agisse de sexualité ou de cosmétique.
Si les réceptaires mêlent à l’envi recettes de cuisine et préparations pharmaceutiques, les recettes de cosmétiques ne manquent pas, bien au contraire. À travers l’emploi de produits divers et variés, allant du khôl aux teintures capillaires destinées à obtenir le blond à la mode chez les élites chrétiennes d’alors (les mauresques cherchant au contraire à obtenir un noir parfait), les femmes tentent de se conformer à une certaine norme : celle de l’idéal de beauté de l’époque. Mais faisant cela, elles encourent l’ire des moralistes, qui leur reprochent, comme le faisait déjà Tertullien dans le De cultu feminarum, de transformer l’œuvre de Dieu en modifiant leur apparence et, ce faisant, d’insulter le Créateur7 : obéissant à une norme, elles en transgressent une autre. Mais les cosmétiques ne sont pas les seuls artifices par lesquels les femmes cherchent à modifier leur apparence pour correspondre aux canons de beauté de l’époque : les vêtements et autres accessoires fournissent également du grain à moudre aux pourfendeurs de la coquetterie féminine. C’est le cas, par exemple, des vertugadins contre lesquels s’insurge Hernando de Talavera dans son Tratado sobre el vestir, calzar, comer y beber, chapitre 22 : « en lugar de las hazer hermosas y bien proporcionados (sic) házelas feas, mostruosas y muy deformadas, ca dexan de parecer mugeres y parecen canpanas »8. Dès lors, déformé par les couches de tissu et déguisé sous les fards, le corps féminin devient ‘hors-normes’ au point de ressembler à une cloche. Ce corps attifé est ainsi tout l’opposé de celui que les tenants de la morale dominante et les esprits religieux cherchent à former : celui de la femme vertueuse, qui n’est pas non plus un corps naturel, mais un corps sévèrement discipliné et soumis à des normes bien définies.
La femme idéale des moralistes doit en effet être l’incarnation de la vertu qui doit entièrement imprégner son corps. De même que la virginité n’est pas qu’une question corporelle, mais a aussi des implications spirituelles, la vertu n’est pas qu’une question de caractère ou de comportement et doit être, en quelque sorte, incorporée. Il s’agit là d’une idée-force qui structure toute la conception du corps féminin dans la pensée chrétienne, puisqu’elle et déjà présente chez Tertullien : selon lui, la chasteté n’est pas liée qu’à l’intégrité du corps, mais doit se manifester à l’extérieur, par un certain usage du corps et de ses parures9.
Ce qui fait, en effet, la spécificité du corps féminin au-delà de sa « faiblesse naturelle », c’est qu’il doit démontrer la vertu de l’âme qui l’habite, et, notamment, sa chasteté. L’honneur est le bien le plus précieux d’une femme, mais il ne suffit pas d’être irréprochable : il faut aussi (et surtout) donner l’image d’une épouse irréprochable, manifester sa chasteté et sa vertu par son corps. De façon assez significative, le Livro das três vertudes (milieu du XVe s.), traduction portugaise du Livre des Trois Vertus de Christine de Pizan (1405), compare la bonne réputation à un parfum agréable exhalé par le corps : « E tal é a booa nomeada na persoa como um corpo de que, se possivel fosse, saisse bom odor e resprandecesse per todo o mundo, assi que todos o sentissem »10, alors qu’au contraire, les femmes qui se laissent aller à leur tendance naturelle et choisissent des maris bestiaux, réactualisant l’union de Pasiphaé et du Taureau sont, selon Juan Luis Vives dans l’Institutione foeminae christianae, des « corps puants » (« olida morticina »)11. Ces deux images indiquent donc clairement que la bonne réputation, c’est-à-dire l’honneur dans sa dimension sociale doit, en quelque-sorte, être exhalé par le corps.
Bien entendu, l’odeur d’honnêteté ne doit pas être obtenue par des parfums artificiels : elle passe avant tout par l’adoption d’un certain nombre d’attitudes et de comportements dont la plupart sont liés au corps. Dans les Castigos y doctrinas que un sabio daba a sus hijas, l’auteur consacre un long chapitre à la question de l’“onestidad” et aux mesures à adopter pour la préserver : sortir peu, ne pas fréquenter les femmes de mauvaise vie et les hommes dans leur ensemble, ne pas apparaître à sa fenêtre. Si toutes ces mesures impliquent un certain usage du corps, certaines le concernent plus directement : l’épouse honnête doit s’habiller sobrement, en conformité avec les moyens financiers de son mari, et elle ne doit guère utiliser de produits cosmétiques. Faut-il pour autant afficher une vertueuse malpropreté ? Non, car l’auteur précise : « No por eso, hijas, loo las que con nigligençia o pereza dexan de curar de sí, en manera que mas parezca floxedat que no virtud. Mas los afeytes de que nuestro Señor se paga, es que andedes limpias y vos lauedes con buenas aguas, porque no desagays su ymagen12 ». Ainsi, il faut prendre soin du corps en tant qu’oeuvre du Créateur sans en transformer les traits par des cosmétiques, mais également modérer sa prise de nourriture13 et dormir peu. Il n’appartient cependant pas à l’épouse de faire preuve d’un excès d’ascétisme : elle a abandonné la propriété de son corps à son mari, et ne peut en faire usage librement, par exemple pour pratiquer l’abstinence14. Le corps de la vierge, au contraire, est demeuré inviolé : vase particulièrement fragile, il convient de l’entourer d’une barrière de normes en tous genres.
Le terme de « vierge » peut, à l’époque qui nous intéresse, avoir plusieurs significations : il désigne, bien sûr, un état physique, mais aussi un état mental et spirituel (nous y reviendrons) et un âge de la vie, dans la mesure où est appelée « vierge » toute jeune fille avant d’être mariée. Ainsi, l’Institutione foeminae christianae de Vives est divisée en trois livres : De virginibus, De coniugio et De viduis. Or, dans cet ouvrage, l’imposition de normes touchant au corps intervient très tôt, et constitue le sujet des premiers enseignements dispensés à la petite fille : le corps et naturellement enclin au mal, lui dit-on (« Natura humani corporis protinus ab sua origine proclivis est ab flagitia »), le plaisir physique est vain et les atours sont des choses parfaitement triviales15.
Cependant, si l’enfant peut être éduquée à la virginité, qui est autant une chose du corps qu’une chose de l’esprit (« integritatem mentis, quae etiam in corpus dimanet »16), l’adolescence reste un moment critique, et c’est pour la jeune fille que les normes appliquées au corps se font les plus sévères : étant particulièrement encline à la luxure, elle doit s’abstenir de voir, d’entendre et même d’imaginer toute chose ayant rapport à ce péché ; elle doit jeûner régulièrement, non pour affaiblir le corps, mais pour éteindre les feux de la jeunesse17 ; elle doit dormir peu, dans un lit au confort spartiate ; enfin, mais le contraire eut été étonnant, elle doit s’abstenir de tout maquillage (tout en faisant preuve de l’hygiène la plus élémentaire) et de tout raffinement vestimentaire. Le corps de la vierge doit en effet être caché, afin d’être préservé des regards masculins : les sorties doivent donc être limitées et, lorsqu’elles ont lieu, toute parcelle de chair doit être couverte, du cou aux mains en passant par la poitrine et les épaules. Mais cela ne suffit pas, et il faut contrôler sa démarche (qui ne doit être ni trop rapide, ni trop lente), ses regards (la vierge doit garder les yeux baissés, voire cachés, n’en découvrant qu’un pour voir le chemin), ses rires, etc. En somme la vierge doit abandonner toute spontanéité, et, si son corps doit être constamment présent à son esprit, puisqu’elle doit sans cesse en maîtriser les manifestations, il doit paradoxalement devenir invisible, immatériel, se dérobant à tous les regards et à toute tentative de contact. Ce qui est vrai pour celle qui n’est vierge que de façon temporaire l’est également, voire plus encore, pour celles qui ont fait vœu de chasteté afin d’être épouses du Christ. À elles revient la dure mission d’être, sur cette terre, semblables aux anges.
Des anges descendus sur terre : voilà comment Hernando de Talavera, prélat influent et réformateur de la fin du XVe siècle castillan définit les religieuses dans le 4e chapitre de sa Suma y breve compilación18. Êtres spirituels, les anges n’ont pas de sexe mais ont-ils un corps ? Pour les étrangers au monastère, en tout cas, il serait bon que la religieuse n’en ait pas, et Talavera recommande à ses destinataires de prendre exemple sur les clarisses et de se couvrir entièrement le visage à chaque rencontre (ch. 11, p. 37). Invisible, le corps de la nonne est aussi insensible - du moins ses sens doivent-ils être endormis (il faut ainsi éviter de les flatter par des chansons profanes, du bon vin et des mets salés, ou encore un lit confortable) - et doit subir les mortifications de la discipline et du jeûne au pain et à l’eau. Mais cela va même plus loin, dans la mesure où Talavera interdit aux religieuses de se regarder dans un miroir afin d’éviter toute tentation luxurieuse (ch. 12, p. 38 : « nunca vos mirar a espejo »). Si les personnes extérieures au monastère ne doivent pas voir le corps des pensionnaires, celles-ci doivent également en ignorer l’existence : invisible et insensible, il devient impossible de s’identifier à lui.
Que se passe-t-il, dès lors, quand, par la maladie, le corps se rappelle au souvenir de celle qui avait tout fait pour l’oublier ? De façon, semble-il, paradoxale avec ce qu’il vient d’énoncer, l’auteur conseille à l’abbesse d’être très attentive au confort dont disposent les malades à l’infirmerie : on retrouve donc, même ici, l’équilibre (ou la tension) entre le désir de mortifier le corps jusqu’à pouvoir s’en abstraire et la nécessité d’en prendre soin comme œuvre du Créateur. Cependant, le zèle des religieuses ne doit pas se laisser amoindrir par les lits douillets et les mets délicats : l’abbesse doit veiller à ce que « no enfermen y mueran las almas […] allí do van a guarecer y sanar los cuerpos ». Dans une perspective qui reste, malgré tout, dualiste, le corps est un obstacle à l’élévation de l’âme. Est-il possible de le « spiritualiser », d’en faire un instrument de prière ?
Faire du corps l’outil d’un accès à la transcendance est un moyen de dépasser l’aporie sur laquelle débouche toute tentative d’ignorer le corps. Cela requiert toutefois une discipline, et l’adoption de certains comportements lors des actes religieux. Dans le Carro de las donas (Valladolid, 1542), la confession implique un certain usage du corps : si l’homme et la femme doivent se couvrir la tête, cette dernière est également tenue de voiler entièrement son corps, à l’exception de sa bouche qui doit être tournée vers le profil du confesseur, et non pas face à lui19. Mais c’est dans le Libro de las Historias de Nuestra Señora de Juan López de Salamanca que l’on trouve l’énumération la plus précise des différentes postures susceptibles d’exprimer physiquement la prière20 : l’orante peut ainsi adopter de multiples attitudes, effectuer de multiples mouvements (s’agenouiller, se frapper la poitrine, s’allonger sur le sol les bras en croix) afin d’exprimer la ferveur qui l’habite. Cependant, chacune de ces postures correspond à un usage bien particulier, et quand la destinataire du traité demande celle qu’elle doit adopter en tant que jeune femme noble, son interlocutrice, qui n’est autre que la sainte Vierge, lui répond en ces termes : « este modo mixto o mezclado de orar : poner las rodillas en tierra, las manos juntas delante tus pechos, la cabeça levada con ojos al çielo ». Ainsi, le corps féminin en prière est, lui aussi, normalisé, dans une posture qui semble vouloir exprimer la plus grande dévotion tout en évitant des manifestations corporelles spectaculaires. Au contraire, dans le Fasciculus Myrrhe, opuscule de 1511 dans lequel le récit détaillé de la Passion devient le support d’une contemplation quasi-mystique, le corps acquiert une importance fondamentale, dans la mesure où il permet de ressentir toutes les émotions suscitées par le récit : l’auteur ne cesse d’en appeler aux larmes du lecteur qui doit souhaiter inscrire « en mis entrañas [la] memoria de Vuestra sagrada Passión21 ». Dès lors, le corps du fidèle et, en l’occurrence, plus particulièrement, celui d’Ana de Cardona, la dédicataire du traité, lui permet de se rapprocher des personnes divines en partageant leurs émotions et leurs souffrances. Loin du corps éthéré des religieuses, ou du corps discipliné de la femme en prière, le corps de la contemplative s’exprime ici intensément, faisant fis de ceux qui cherchent à contraindre l’expression des sentiments dans les normes de la bienséance. Cependant, si l’agitation émotionnelle provoquée par la compassion envers les souffrances du Christ et de la Vierge permet de « sanctifier » le corps, il n’en reste pas moins un corps pleinement humain qui se réapproprie les souffrances subies par les personnes saintes du fait de leur incarnation22. Mais le corps de la Vierge ne peut pas être un corps tout à fait comme les autres : corps féminin idéal, il est cependant fondamentalement ‘hors-normes’.
Quand il n’est pas habité par des émotions toutes humaines, le corps de la Vierge devient un parangon de beauté et d’harmonie, du moins tel qu’il est décrit dans le Libro de las Historias de Nuestra Señora. Prenant pour modèle les portraits féminins dressés dans la littérature courtoise, l’auteur fait celui de la sainte Vierge en progressant de haut en bas, n’hésitant pas à évoquer ses seins, son ventre ou ses pieds, éléments éminemment érotiques. Tout est sanctifié et spiritualisé dans cette description, y compris les cosmétiques : s’il va de soi que la Vierge ne se fardait pas, ses yeux regardent les peines infernales avec un khôl de puissante miséricorde (chapitre 47, p. 87), ce qui ne l’empêche pas de critiquer ensuite les femmes qui font usage de teintures pour blondir leurs cheveux (chapitre 51, p. 91). Mais tous les éléments du corps virginal, s’ils sont la perfection même, sont aussi des symboles. Ainsi, si l’on peut être surpris par le fait que la Vierge ait les cheveux noirs quand l’idéal de beauté de l’époque commandait qu’ils fussent blonds, cela est justifié par l’association du noir et de l’humilité. Mais où le corps de la Vierge devient vraiment ‘hors-normes’, c’est bien dans le fonctionnement de ses entrailles : puisqu’il était destiné à héberger Dieu, il devait donc être dépourvu d’humeurs, non seulement au niveau spirituel, mais même encore au niveau corporel (chapitre 57, p. 102). Ainsi, il n’a jamais connu la menstruation : « ¿cómo puedes creer que podiesse mi vientre, en presencia de Dios mesmo, tales humores aver ni aquellos que consiguen a la luna de cada mes ? ». Le corps de la Vierge échappe donc aux normes assignées au corps féminin, y compris aux plus naturelles d’entre elles.
Les menstrues ont une importance fondamentale dans le lien qui s’établit entre féminité et corporéité : leur cycle rappelle la femme à sa fonction reproductrice, à son rôle de mère qui s’étend à tous les membres du foyer dont elle doit prendre soin. Être femme à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, c’est donc, avant tout, être un corps féminin que de multiples discours normatifs cherchent à contrôler et à modeler. Cependant, la multiplicité même de ces discours fait qu’il est très difficile d’être ‘dans la norme’, dans la mesure où, en obéissant à une règle, on en transgresse une autre. Le corps féminin serait donc irrémédiablement ‘hors-normes’, et la femme condamnée à ne jamais être parfaitement ‘normale’. Ainsi, si la Vierge incarne la perfection sur le plan spirituel, il serait logique que son corps incarnât cette même perfection sur le plan physique et esthétique. Or, il est impossible à de simples mortelles de ressembler physiquement à la Vierge, puisque son corps est ‘sur-naturel’, dans la mesure où il ne connaît pas le cycle menstruel. Le corps féminin idéal est donc profondément ‘hors-norme’, tout comme l’étaient peut-être, pour les penseurs de l’époque, les corps pourtant bien réels des femmes médiévales.
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Ibid., p. 83.
Calatayud, Manuel Dies de, Flores del tesoro de la belleza, Tratado de muchas medicinas o curiosidades de las mujeres, Manuscrito n° 68 de la Bib. Un. de Barcelona, Folios 151 a 170, María Teresa Vinyoles (intr.), Josefina Roma (prol) et Oriol Comas (trad.), Palma de Majorque : José J. de Olañeta, 1993, p.31.
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Tertullien, op. cit., p. 94.
Pizan, Christine de, O livro das Tres Vertudes a Insinança das Damas, Maria de Lourdes Crispim (éd.), Lisbonne : Caminho, 2002, p. 116.
Vives, Juan Luis, op. cit. p. 165.
Castigos y doctrinas que un sabio daba a sus hijas, [basée sur le ms. a-V-5 de la Bibliothèque de l’Escurial], Rafael Herrera Guillén (éd.), Murcie : Biblioteca Saavedra Fajardo, 2005, p.15.
Ibid., p. 20.
Vives, Juan Luis, op. cit., p. 180 : « ne ad bonum quidem continentiae jus habet in corpus suum femina ».
Ibid., l. I, ch. 4 (De doctrina puellarum), p. 77.
Ibid., l. 1, ch. 6 (De virginitate), p. 90.
Dans le chapitre « De quomodo virgo corpus tractabit » (I, 7), Vives donne même des conseils plus précis : la jeune fille vierge doit éviter le vin, les mets raffinés, trop épicés ou les nourritures trop « chaudes » comme la viande.
Codet, Cécile, “Edición de la Suma y breve compilación de cómo han de vivir y conversar las religiosas de Sant Bernardo que viven en los monasterios de la cibdad de Ávila de Hernando de Talavera (Biblioteca del Escorial, ms. A.IV-29)”, Memorabilia, 14, 2012, p. 1-57 : “[Dios] vos hizo dignas de la compañía y choros y sillas de los ángeles en el çielo, y así vos dio officio de ángeles en este suelo”, p. 28.
Claussel Nacher, Carmen. Carro de las donas (Valladolid, 1542) : estudio preliminar y edición anotada. [En ligne]. Université autonome de Barcelone, 2004. 3 volumes. Consulté le 10 avril 2013. Url :
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Fasciculus myrrhe, el qual trata de la Pasión de Nuestro Redemptor Jesucristo, Salamanque : Juan de Varela, 1524 (Madrid : Bibliothèque nationale d’Espagne, R/10946), ch. 25, f. 82r.
Il convient de distinguer ici le corps de la Vierge tel qu’il est présenté dans le Fasciculus Myrrhe, corps éminemment humain sujet à de fortes émotions et à des souffrances physiques, du corps de la Vierge décrit dans le Libro de las Historias de Nuestra Señora : il s’agit alors d’un corps idéal, dont l’humanité ne connaît d’autre manifestation que l’anthropomorphisme.