Gherasim Luca est un créateur qui travaille sur beaucoup de supports et si l’on peut le qualifier de poète, ce n’est pas en vertu d’une partition traditionnelle (qui voudrait opposer deux formes d’expression, prose et vers, ou encore deux régimes de la parole, ordinaire et extraordinaire). Né à Bucarest en 1913, Gherasim Luca est l’un des fondateurs du groupe surréaliste roumain. Mais très vite il privilégie la langue française dans ses écrits : avant même son installation à Paris, en 1952, il écrit et publie des œuvres en français (Le Vampire passif paraît en 1945). Il élabore des livres-objets en collaboration avec d’autres artistes (parmi lesquels on peut citer Jacques Hérold, Victor Brauner, Piotr Kowalski et Micheline Catti, sa compagne) et réalise des cubomanies, collages réalisés à partir de fragments de reproductions de tableaux célèbres. À partir des années 1960, Gherasim Luca propose des lectures publiques de ses propres textes, qu’il qualifie de récitals. En 1989, est diffusé un « récital télévisuel » de Gherasim Luca, filmé et mis en scène par Raoul Sangla. Quatorze années après la mort de Luca, le récital est réédité par José Corti au format DVD (Comment s’en sortir sans sortir, 2008).
Chez Gherasim Luca, la poésie relève d’une quête plus que d’un accomplissement : il s’agit pour le créateur de saisir la pensée telle qu’elle s’élabore dans un corps et hors d’un corps. Pour que cette saisie ne soit pas figement, l’œuvre propose une circulation entre différentes explorations (verbale et non-verbale, visuelle et sonore). Luca s’intéresse à la pensée comme une matière sécrétée par le corps. C’est ce qui apparaît avec beaucoup d’humour dans le « Quart d’heure de culture métaphysique », publié en Le chant de la carpe, enregistré sur disque souple et repris dans le récital télévisuel réalisé par Raoul Sangla :
Allongée sur le vide
bien à plat sur la mort
idées tendues
la mort étendue au-dessus de la tête
la vie tenue de deux mains
Élever ensemble les idées
sans atteindre la verticale
et amener en même temps la vie
devant le vide bien tendu
(LUCA, 1986 [1973] : 9)
Il s’agit non seulement de donner corps à des concepts métaphysiques, mais aussi et surtout d’en faire le prolongement de son propre corps, via des exercices et des mouvements dictés par ce qu’on appellerait aujourd’hui un entraîneur (Gherasim Luca reprend les intonations propres à ce type de discours prescriptif, description des positions, verbes à l’impératif). L’expérience rend en quelque sorte à la métaphysique sa dimension éminemment physique, physiologique. Chez Luca, le corps n’est pas envisagé sur le mode du quant-à-soi, comme une unité refermée sur elle-même, un organisme qui fonctionnerait en vase clos. Au contraire, il se projette dans l’espace.
Au-delà de ce « Quart d’heure de culture métaphysique », il semble que toute forme de création et toute forme de pensée apparaissent dans l’œuvre de Luca comme des projections, des prolongements du corps hors du corps. Ces projections peuvent se faire par la voix, par le dessin. Toute création devient ainsi un prolongement direct du corps qui l’a créé ; elle entretient avec lui un rapport de contiguïté. Si l’on convoque Peirce, on peut dire de la voix, du dessin, du mot tracé sur la page blanche qu’ils sont des indices. Le signe qui renvoie à son objet de manière indicielle est réellement affecté par cet objet : ainsi de la page blanche marquée par le passage du stylet, dont les points sont autant de traces :
Un indice est un signe ou une représentation qui renvoie à son objet parce qu’il est en connexion dynamique et avec l’objet individuel et avec les sens et la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe. (PEIRCE, in DELEDALLE, 1978 : 158).
Nous nous proposons, à partir du récital télévisuel Comment s’en sortir sans sortir, d’engager une réflexion autour de la voix envisagée comme prolongement d’un corps. Mais avant d’évoquer ce récital particulier, filmé en 1988, il convient de revenir un instant sur cette pratique poétique singulière que Gherasim Luca a lui-même appelée récital.
Gherasim Luca a participé à de nombreux festivals de poésie, en France et à l’étranger, notamment aux États-Unis. S’il choisit de qualifier ses interventions poétiques de récitals, c’est évidemment pour insister sur leur dimension rythmique et musicale (d’après la définition proposée par le Trésor de la Langue Française informatisé, un récital est « un concert donné par un soliste ou spectacle consacré à un seul genre »). Ceux qui ont eu la chance d’assister à l’un de ces récitals en ont été extrêmement frappés. Dans une émission consacrée au poète et diffusée sur France Culture le 16 Janvier 2005, Patrice Delbourg parle d’un corps « robuste », « prêt à bondir », alors que Luca est âgé de 76 ans. Il évoque aussi les exercices d’assouplissement que l’artiste fait avant de monter sur scène pour accomplir un « parcours sans faute ». Indéniablement, quelque chose se construit devant les spectateurs, dans le temps même de la lecture, de la profération.
Aujourd’hui, nous n’avons accès à ces récitals que sous la forme d’enregistrements sonores ou vidéo. Dans les enregistrements sonores, la voix n’est pas accompagnée par l’image du corps, et la seule perception offerte au récepteur est auditive. Mais dans les deux cas, le corps n’est pas directement présent, il est au mieux restitué sous la forme d’une image projetée. Écouter un CD audio de Gherasim Luca, visionner un film de Gherasim Luca lisant ou assister physiquement à un récital sont donc trois expériences fort différentes. Mais il n’en demeure pas moins que ces expériences ont quelque chose en commun : elles font entendre une voix, qui apparaît toujours clairement comme prolongement du corps, que ce corps soit ou non offert à la perception.
La voix, c’est « du corps hors du corps », dit Meschonnic dans son article « Le théâtre dans la voix » (MESCHONNIC, 1997). On peut s’arrêter un instant sur le choix du déterminant partitif du. La voix n’est pas un corps hors du corps, mais bien du corps hors du corps. Elle n’est pas assimilée à une unité stable que l’on pourrait circonscrire. L’article partitif nous incite à la considérer comme du continu qui s’échappe de soi. Un véritable échange s’instaure entre celui qui émet les sons et son environnement direct : cet échange d’air dont témoignent les respirations. Les sons en tant que vibrations de l’air établissent ce contact, ils sont intrinsèquement liés aux inspirations qui ponctuent le discours. D’où l’importance des souffles et des bruits de respiration que l’on entend parfois dans les enregistrements sonores, et qui sont l’indice d’une présence. En poussant le raisonnement jusqu’à son point extrême, on peut se demander si ces respirations ne font pas elles-mêmes partie de la voix. Car il est évident que la voix ne saurait se définir comme simple vecteur de la parole.
Si l’on peut parler avec Meschonnic de théâtre de la voix, c’est parce que la voix est le lieu d’un surgissement. S’y déploie une scène qui, bien que de façon invisible, donne à voir. La voix coïncide avec l’invention d’une temporalité propre et d’une énonciation qui confine parfois au cri, au râle ou au silence (pensons à l’étrange lecture de L’Autre Mister Smith, qui fait entendre des sons inarticulés). Une telle perspective nous permet de dépasser la dialectique habituelle qui fait de la voix soit un contenant soit un contenu. Bien souvent la voix est réduite à une métaphore (on parle de voix d’un auteur) ou à l’expression d’une simple émission sonore. Or la conception théâtrale de la voix nous invite à éprouver qu’il y a plus que de l’acoustique dans la voix : il y a du sujet. L’idée de la voix comme prolongement du corps du locuteur est déjà sensible lors de l’écoute d’un enregistrement sonore, mais elle n’est jamais aussi frappante que lorsqu’on assiste, en direct ou via un film, aux récitals de Gherasim Luca.
Dans le récital télévisuel réalisé en 1988, le corps même du poète semble n’être qu’un signe de plus évoluant dans l’espace ouvert par le livre. D’où l’importance considérable accordée à la présence matérielle du volume dans la main de Gherasim Luca. D’où aussi l’austérité du décor blanc, dans lequel le spectateur n’arrive pas à distinguer le sol horizontal du mur vertical : tout se passe comme si la caméra filmait l’univers du livre déployé soudain par l’acte de lecture. C’était d’ailleurs bien l’intention de Raoul Sangla, le réalisateur, qui évoque sa rencontre avec Gherasim Luca en ces termes :
Dès l’abord, une réciproque sympathie s’exprima entre nous, qui se confirma lorsque j’avançai le projet de le filmer, de noir vêtu – comme un caractère – dans un studio blanc – comme une page. L’idée lui convint qui scella notre commune aventure hertzienne. (SANGLA, 2009 : 69).
Une réelle confusion est ainsi ménagée entre l’espace du scriptible, celui de la page (en deux dimensions) et l’espace où se déplace le corps. On ne sait plus lequel du décor ou de la page est le prolongement de l’autre, on ne sait plus si le signe mime le corps ou bien si le corps imite le signe. Déjà en 1953, dans le recueil HÉROS-LIMITE, le poème « Le Verbe » prenait acte de cette identité :
nos corps miment la vie sourde
ou absente
de n’importe quel mot
que seul l’absurde
– piège ou porte –
jamais le comique
hante
(LUCA, 2001 [1953] : 116-117)
Les signes sont des corps, au sens proprement littéral du terme : en imprimerie, le corps d’un caractère désigne l’épaisseur, mesurée verticalement, de la tige de plomb qui supporte toute la lettre, hampe et jambage compris, exprimée en points typographiques. Mais les corps sont eux-mêmes des signes dans le dispositif scénique instauré par Gherasim Luca. Cette identité explique le passage imperceptible de la page blanche où est inscrit le titre du poème à venir au plateau sur lequel se trouve le poète. Les jeux de caméra suggèrent une géographie surprenante, qui déstabilise profondément la réception. On ne sait pas situer le corps de Gherasim Luca par rapport à la caméra lorsqu’il disparaît du champ. Il peut surgir aussi bien à gauche qu’à droite, ou encore au-dessus de l’espace filmé. L’espace filmé apparaît ainsi comme une immense page déployée sur laquelle se déplacerait le regard. Le livre est souvent présent dans la main du poète, ouvert, comme s’il s’agissait de déployer l’espace de la lecture, de lui donner corps et voix.
Ces éléments ont pour effet de renforcer la théâtralité du dispositif mis en place. L’œuvre ne se présente pas comme un théâtre mimétique du réel mais comme un théâtre du signe, qui se substitue au monde et devient le lieu même de l’action.
À la 49e minute de son récital, Gherasim Luca lit un texte qui est sans doute son œuvre la plus connue : « Passionnément ». Ce texte fut publié pour la première fois en 1947 dans une plaquette intitulée Amphitrite. Il compte ainsi parmi les écrits de Luca rédigés et publiés en français. En 1945 déjà, Le Vampire passif avait amorcé ce passage vers l’écriture en langue française. Deux ans plus tard, le texte « Passionnément » surprend par sa disposition inhabituelle. Il se présente comme un poème constitué de vers, à la différence du reste de la plaquette. En cela, il paraît gagner une autonomie propre – au point que les rééditions futures l’isoleront de son contexte de publication originel. En 1973 Le Chant de la carpe paraît aux éditions du Soleil Noir : le recueil comprend, à côté de textes inédits, le poème « Passionnément ».
Ce n’est donc pas sans raison que Gilles Deleuze accorde à ce poème une importance considérable. Dans Critique et clinique, il en fait le parangon d’une écriture qui fait bégayer la langue :
Si la parole de Gherasim Luca est ainsi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiement un affect de la langue, non pas une affection de la parole. C’est toute la langue qui file et varie pour dégager un bloc sonore ultime, un seul souffle à la limite du cri Je t’aime passionnément. (DELEUZE, 1993 : 139)
On peut s’attarder un instant sur la lecture que Gilles Deleuze propose de Gherasim Luca, lecture qui a contribué à la reconnaissance du poète mais qui a aussi durablement marqué la réception de ses textes. À plusieurs reprises, Deleuze a manifesté son admiration devant l’œuvre de Luca (on peut citer les Dialogues avec Claire Parnet en 1977, Mille Plateaux écrit en collaboration avec Félix Guattari et publié en 1980 ou encore L’Abécédaire, téléfilm réalisé en 1988 et diffusé après sa mort). Mais c’est peut-être dans Critique et Clinique, paru en 1993, que se trouve exprimée de façon la plus frappante l’admiration éprouvée par Deleuze devant les textes du poète. Il convient de revenir sur les éléments mis en avant par le philosophe pour montrer ce qu’une telle perspective apporte à la compréhension de Luca, mais peut-être aussi ce qu’elle a de réducteur. Tout d’abord, il est évident que la lecture proposée par Deleuze est partielle : le philosophe évoque une pratique d’écriture, le « bégaiement », qui ne saurait être généralisée à l’ensemble de l’œuvre de Luca. De fait, seul quelques textes ressortissent de cet « affect de la langue » défini dans Critique et clinique. Parmi eux, on peut bien sûr citer « Passionnément », mais aussi des textes tels que « Héros-Limite », « La Voie Lactée » ou encore « Auto-détermination » (tous présents dans le recueil Héros-Limite). On le voit, il ne s’agit là que d’une mince part dans l’ensemble des écrits publiés.
Concernant le poème « Passionnément », la notion de bégaiement nous semble en partie trompeuse. Certes, Deleuze prend soin de préciser qu’il s’agit là d’un bégaiement tout à fait singulier dans la mesure où il « ne porte plus sur des mots préexistants, mais introduit lui-même les mots qu’il affecte » (DELEUZE, 1993 : 135). Le bégaiement est ainsi compris comme un acte créateur plutôt que comme une entrave : la répétition est la condition de l’invention et non le simple retour du même. Mais une telle approche peut paraître réductrice dans le sens où elle gomme le lent processus de genèse qui est à l’origine du poème. Le bégaiement tel qu’il est compris par Deleuze ne parvient pas à rendre compte de l’extraordinaire aventure phonétique qui se joue dans « Passionnément ». Car ce ne sont pas seulement des mots qui s’inventent au fil des reprises et des trébuchements, mais bien des sons, des voyelles comme des consonnes. On peut ainsi proposer un parcours qui retrace les découvertes successives de la voix.
Ce qui se joue dans cette création sonore, c’est à la fois une genèse du langage et du sujet qui en fait l’épreuve. La première personne ne préexiste pas à la prise de parole, et il faut attendre la fin du texte pour que le répertoire des phonèmes de la langue française soit complet. Au début du poème, les seuls sons disponibles à l’acte de phonation semblent être le [p] et le [a] :
pas pas paspaspas pas paspas ppas pas paspas
Puis surviennent la consonne fricative [f], la liquide [l] et la voyelle [ә] :
le pas pas le faux pas le pas paspaspas le pas le mau
Un nouveau vers apporte les sons [m], [v] [o] :
le mauve le mauvais pas
Interviennent ensuite le [s] et le [e] :
le mauvais papa le mauve le pas paspas passe paspaspasse
Le [i] :
il passe le pas du pas du pape
Le [y] et le [r] :
passepasse passi le sur le
Chaque nouvel apport enrichit les possibilités et offre à la voix un choix plus large de variations. De fait, le nombre de phonèmes disponibles croît régulièrement, permettant de produire des énoncés complets et recevables pour la grammaire : « sur / la pipe du papa du pape pissez en masse ». Il semble que les découvertes se fassent par tâtonnements, reproduisant par là une genèse mythique de l’invention du langage. Expérience éminemment corporelle, puisque la matière sonore est travaillée dans la bouche jusqu’à donner naissance à de nouveaux phonèmes. Ainsi, c’est dans la répétition lancinante de la consonne bilabiale sourde [p] que surgit sa variante sonore [b] :
passe passe passi passepassi la passe la basse passi passepassi la
De même, la voyelle nasale [ɔ̃] dérive de [o] et la consonne nasale [n] dérive de [m] :
passio passiobasson le bas
Le texte alterne les temps de création intense et les moments qui privilégient la variation sur des phonèmes déjà disponibles : le passage qui développe l’énoncé « ne dominez pas vos passions passives » ressortit du deuxième cas de figure. Ce n’est qu’après une vingtaine de vers que de nouveaux sons voient le jour, qui aboutiront à la profération d’un énoncé inédit. Il s’agit des consonnes [g], [k] et [t], toutes trois présentes dans la formule qui clôt la séquence : « photomicrographiez vos goûts / ces poux chorégraphiques ». Il semble donc que l’on puisse mettre au jour des sortes d’étapes, de paliers qui correspondent à l’expression d’une partie de discours syntaxiquement recevable pour le lecteur ou l’auditeur. Singulièrement, ces formules sont souvent au mode impératif : « sur / la pipe du papa du pape pissez en masse » ; « ne dominez pas vos passions passives » ; « photomicrographiez vos goûts » ; « crachez sur vos nations ». Seul se distingue l’énoncé final, qui s’élabore au terme d’un long processus et fait intervenir la forme déclarative : « je t’aime passionnément ». Il est frappant de constater que l’un des derniers phonèmes à faire son apparition est la consonne [ʒ], précisément celle qui sert à l’expression du pronom de la première personne du singulier je. La naissance de cette forme paraît résulter d’une lente gestation quasiment physiologique. Elle a lieu alors que l’énonciation est encore instable, et n’a pas encore définitivement tranché en faveur de la déclaration d’amour. Le risque est alors que le je se fasse rejet :
passionné nez pasionném je je t’ai je t’aime je je je jet je j’ai jetez
Mais l’écueil est évité dès lors que s’impose le désir de l’autre :
ma grande ma té ma terrible passion passionnée
Le texte ne s’adresse plus à un vous collectif et anonyme, mais bien à une individualité, manifestée par le recours à la deuxième personne du singulier : en ce sens, il est le lieu où peut se produire la rencontre entre deux sujets. Le poème propose ainsi de faire l’épreuve d’un temps long : celui d’une laborieuse invention de soi par la parole. Il met en œuvre une conquête qui se fait étape par étape, phonème après phonème. Telle semble être la condition de déploiement du sujet dans le monde et dans le langage. Cette (re)découverte de la profération repose sur un mouvement génésique, qui procède par amplifications et ramifications successives. Au terme du parcours, le discours fait résonner la plus éculée des déclarations d’amour comme si elle n’avait encore jamais été prononcée. Et il semble que cette création du sujet dans la langue n’est réellement perceptible que dans la profération du texte par le poète. Le mouvement à l’œuvre relève du corps et est beaucoup plus difficile à appréhender quand on n’a sous les yeux que le texte écrit. D’ailleurs dès sa première publication dans Amphitrite, le poème « Passionnément » est destiné à la profération. La plaquette est explicitement présentée comme le support d’une représentation théâtrale à venir (même si, techniquement, un metteur en scène peinerait à rendre compte de toutes les actions évoquées). Le mouvement génésique à l’œuvre dans le poème conduit aussi à une mise en évidence des origines passionnelles du langage. En ce sens, il semble que Gherasim Luca retrouve certaines hypothèses formulées au XVIIIe siècle concernant l’apparition et le développement des langues naturelles. Dans son Essai sur l’origine des langues, Jean-Jacques Rousseau propose une conception singulière du langage humain. Il réfute l’idée selon laquelle la parole aurait été inventée par l’homme pour exprimer ses besoins. C’est le geste qui est l’expression privilégiée du besoin ; par ailleurs, « l’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher ». L’origine du langage réside dans les passions :
Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître ; mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes ; voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques. (ROUSSEAU, 1993 [1781] : 62)
La parole primitive était musicale et poétique : née d’un cri, elle ne visait pas la satisfaction des appétits immédiats mais exprimait les mouvements du cœur – amour, haine, pitié, colère. De la sorte, il n’est pas impossible de considérer que le sens figuré a pu précéder le sens propre : « [o]n nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes » (ROUSSEAU, 1993 [1781] : 61]. Ce paradoxe n’est qu’apparent. Le sens propre est second dès lors qu’on l’envisage comme une description de la chose débarrassée de toute coloration passionnelle. La parole primitive est métaphorique dans la mesure où elle s’enracine dans l’émotion. Ainsi, un homme sauvage rencontrant des étrangers sera effrayé et attribuera à ces individus des qualités démesurées (poids, taille), ce qui le conduira à les qualifier de « géants ». Cette désignation proprement métaphorique est dictée par le contact entre l’homme et le monde. Ce n’est qu’une fois la rupture consommée entre le sujet et l’objet perçu que la parole pourra se faire objective :
Après beaucoup d’expériences, il aura reconnu que ces prétendus géants n’étant ni plus grands ni plus forts que lui, leur stature ne convenait point à l’idée qu’il avait d’abord attachée à l’idée de géant. Il inventera donc un autre nom commun à eux et à lui, tel, par exemple, que le nom d’homme, et laissera celui de géant à l’objet faux qui l’avait frappé durant son illusion. Voilà comment le mot figuré naît avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les yeux et que la première idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité. (ROUSSEAU, 1993 [1781] : 64-65)
Il apparaît ainsi que l’homme ne commença pas par raisonner mais par sentir et ressentir. En faisant de la passion l’origine de la parole, Rousseau s’éloigne à la fois du rationalisme classique (qui veut voir dans la parole l’expression du fonctionnement rigoureux de la pensée) et du matérialisme (qui enracine le langage dans l’expression de besoins physiques). Renversant l’ordre logique et chronologique habituels, Rousseau émet l’hypothèse que la parole poétique a précédé la parole rationnelle et instrumentale. En somme, la fonction expressive du langage se voit accorder la primauté sur toutes les autres . L’attention doit donc avant tout se porter sur l’énonciateur, dont la première parole est déclenchée par l’émotion plutôt que par la réflexion. Il nous semble que l’expérience poétique menée par Gherasim Luca dans « Passionnément » n’est pas étrangère à la conception du langage développée dans l’Essai sur l’origine des langues. Le temps d’une lecture, le français n’apparaît plus comme une langue seconde, qui viendrait se substituer à la langue maternelle. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une langue originelle, dont les phonèmes constitutifs seraient progressivement découverts par le locuteur. Langue passionnelle s’il en est, puisqu’elle exprime les émotions les plus violentes, depuis la haine irrépressible jusqu’à l’amour inconditionnel (« je t’aime passio passionnément »). De la sorte, Gherasim Luca donne à entendre les tâtonnements d’une parole primitive. L’hypothèse développée par Rousseau peut prendre corps grâce à une expérience vocale. Les ruptures temporelles se trouvent gommées au profit d’un retour aux origines mythique du langage. La poésie met en scène ce que le discours philosophique se contentait de mentionner : l’irruption de la parole dans la bouche de l’homme ému. Il convient cependant de souligner les limites d’une telle lecture. Si le rapprochement des deux textes est fructueux, il n’en demeure pas moins que la création poétique de Luca exhausse largement le cadre de la réflexion autour de l’origine du langage. Certes, le poème « Passionnément » repose sur un mouvement génésique qui rejoue l’apparition et le déploiement de la parole dans le monde. En cela, il peut se lire comme une représentation sensible, une mise en scène du mythe simplement évoqué par Rousseau. Ce dispositif fait du lecteur ou de l’auditeur un témoin de la naissance de la langue, phonème après phonème. Mais on ne saurait attribuer au poète aucune volonté démonstrative ni didactique. Luca ne fait pas sienne la théorie de Rousseau à la façon dont Lucrèce s’était approprié la philosophie épicurienne. Tout au plus se nourrit-il d’un imaginaire riche de possibles, dont il peut user librement. Nulle subordination à un système de pensée chez Luca, auteur qui ne se revendique d’aucune école, d’aucun mouvement. Mais cette libre appropriation d’un imaginaire résonne avec l’aventure linguistique de Gherasim Luca. Comme nous l’avons rappelé, « Passionnément » fut pour la première fois publié en 1947, c’est-à-dire au moment où l’auteur choisit de rompre avec le roumain pour ne plus écrire qu’en langue française. Ce n’est pas l’élection du français qui conduit à l’abandon du roumain, mais bien la décision de rompre avec la langue maternelle qui rend nécessaire le choix d’une langue d’adoption. Avant même son installation en France, Gherasim Luca prend acte de l’impossibilité de continuer à écrire en roumain. Il rejoint en cela des artistes qui comptent parmi ses plus proches amis. Pourtant, le passage d’une langue à l’autre ne se fait pas sans heurts. Il est tout d’abord impensable de renoncer définitivement au roumain, puisque cela signifierait refuser tout contact avec le groupe surréaliste auquel appartient Luca. Ainsi Gherasim Luca écrit-il à Victor Brauner, dans une lettre datée du 30 juin 1946 (la traduction est de Marina Vanci Perahim) :
Dans ta dernière lettre tu m’écris de tes difficultés à la lecture de nos textes en roumain et je comprends bien ta hâte à oublier ce que, malheureusement, nous sommes forcés (pour combien de temps encore ?) d’accepter comme moyen d’expression et je te prie de faire un effort et de suivre dans l’horrible langue dans laquelle partiellement (et j’espère, passagèrement) je m’exprime, surtout les démarches présentées sous le titre L’Inventeur de l’amour.(BRAUNER, 2005 : 220)
On peut imaginer les exhortations répétées de Brauner à adopter définitivement la langue française. Luca semble approuver l’idée tout en rejetant sa mise en pratique dans un avenir encore incertain. L’extrait de lettre ici retenu, de même que l’ensemble de la correspondance entre Brauner et Luca dans l’immédiat après-guerre, est d’ailleurs rédigé en roumain. La tension qui se fait jour s’en trouve d’autant plus exacerbée. Le poète se trouve contraint par une double impossibilité, qui le conduit à une aporie. De fait, pendant les années de guerre, il a interrompu son travail poétique et artistique. C’est à la lumière de ces précisions linguistiques que l’on peut relire le poème « Passionnément » comme une double naissance par la voix : la naissance du sujet à la langue française et la naissance de la langue elle-même se confondent dans un point où s’origine toute profération.
BRAUNER, Victor, 2005 : Écrits et correspondances (1938-1948), sous la direction de Camille Morando et Sylvie Patry, Paris, Éditions Centre Pompidou. DELEDALLE, Gérard, 1978 : Charles S. Peirce. Écrits sur le signe, Paris, Seuil. DELEUZE, Gilles, 1993 : Critique et clinique, Paris, Minuit. JAKOBSON, Roman, 1963 : « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Paris, Minuit. LUCA, Gherasim, 2001 [1953] : Héros-Limite, Paris, Gallimard. LUCA, Gherasim, 1986 [1973] : Le chant de la carpe, Paris, José Corti. LUCA, Gherasim,1988 : Comment s’en sortir sans sortir réalisé par Raoul Sangla, (55 minutes), Arte, CDN, FR3. LUCA, Gherasim, 2001 : Ghérasim Luca par Ghérasim Luca, Double CD, José Corti. MESCHONNIC, Henri, 1997 : « Le Théâtre dans la voix », in Penser la voix, sous la direction de Gérard Dessons, La Licorne, n°41, Poitiers, U.F.R Langues et Littérature de Poitiers. SANGLA, Raoul, 2009 : « À propos de Comment s’en sortir sans sortir », in Cahier critique de poésie n°17, Marseille.