CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Splendeurs et Misères de la Chair : Corps et Sensations dans le Cinéma de Bertrand Bonello

Poétique de la chair et cinéma des sensations

Dès son pre­mier long métrage au titre signi­fi­ca­tif, Quelque chose d’orga­ni­que (1998), jusqu’à sa des­crip­tion sen­suelle et pic­tu­rale d’une maison close dans L’Apollonide (2011), son film le plus récent, le cinéma de Bertrand Bonello explore obs­ti­né­ment les splen­deurs et les misè­res de la chair, met­tant en scène aussi bien ses aspects les plus subli­mes comme les plus abjects, la chair triste et la chair exta­ti­que, des corps pan­te­lants de plai­sir et des corps déchi­rés par la dou­leur.

Je ten­te­rai donc, dans cet essai, de rendre compte du carac­tère extrê­me­ment char­nel du cinéma de Bertrand Bonello en exa­mi­nant la manière dont ses films met­tent en scène sa fas­ci­na­tion pour le corps dans tous ses états, pour le corps en proie à toute une gamme de sen­sa­tions, des plus ordi­nai­res aux plus com­plexes, des plus ténues aux plus vives. En explo­rant le médium ciné­ma­to­gra­phi­que comme un médium sen­so­riel, c’est-à-dire comme un site pri­vi­lé­gié pour cap­tu­rer et repré­sen­ter les sen­sa­tions, les films de Bonello met­tent en exer­gue les pou­voirs d’évocation sen­so­rielle et sen­suelle propre au cinéma. A la croi­sée du film expé­ri­men­tal et des films de fic­tion tra­di­tion­nels, son cinéma accorde une place pri­vi­lé­giée à une poé­ti­que de la chair et des sen­sa­tions qui déborde lar­ge­ment les exi­gen­ces d’un déve­lop­pe­ment pure­ment nar­ra­tif.

Ce débor­de­ment, cet “excès” de sen­sa­tions à l’écran a par­fois été taxé de pur for­ma­lisme ou même de stra­té­gie sen­sa­tion­na­liste, dans la lignée de l’arti­cle de James Quandt daté de 2004 et signi­fi­ca­ti­ve­ment inti­tulé “Flesh and Blood : Sex and Violence in Recent French Cinema”1. Dans cet essai au ton acerbe, le cri­ti­que repère et dénonce avec véhé­mence l’émergence d’une nou­velle ten­dance du cinéma fran­çais à la vio­lence et à une sexua­lité mor­bide qu’il pro­pose d’appe­ler “New French Extremity”. Il condamne ainsi des films de Gaspar Noé, Catherine Breillat, Philippe Grandrieux ou encore Bruno Dumont – autant dire qu’il pour­rait aussi bien condam­ner ceux de Bonello – qui, selon lui, suc­com­bent tous à une logi­que du choc, à la pro­vo­ca­tion facile, gra­tuite et donc creuse. Quandt cri­ti­que vio­lem­ment un cinéma “sou­dai­ne­ment déter­miné à briser tous les tabous, à patau­ger dans des fla­ques de vis­cè­res et de sperme, à rem­plir chaque plan de chair, nubile ou per­verse, et à la sou­met­tre à toute sorte de péné­tra­tion, muti­la­tion et pro­fa­na­tion”2.

En 2007, dans son ouvrage sur le “cinéma fran­çais des sen­sa­tions” ou “cinéma des sens”, Martine Beugnet a su pren­dre le contre-pied des ana­ly­ses de Quandt en pro­po­sant une autre lec­ture de ces films – qui me semble leur faire davan­tage jus­tice – en sou­li­gnant à quel point ces réa­li­sa­teurs ont inventé une nou­velle manière de créer des films, une nou­velle voie pour le cinéma, qui, en évitant à la fois les écueils de l’abs­trac­tion pure et ceux des pro­duc­tions com­mer­cia­les, ranime l’impact sen­so­riel et la nature trans­gres­sive du médium ciné­ma­to­gra­phi­que3. Beugnet célè­bre donc ce cinéma des sen­sa­tions qui, en se concen­trant sur la maté­ria­lité du médium et les sen­sa­tions qu’il peut géné­rer, explore à nou­veau frais “la capa­cité unique du cinéma à nous tou­cher à la fois vis­cé­ra­le­ment et intel­lec­tuel­le­ment”4, c’est-à-dire à ébranler notre chair aussi bien que notre esprit.

Cela décrit pré­ci­sé­ment la manière dont le cinéma de Bonello m’a affec­tée, à la fois vis­cé­ra­le­ment et intel­lec­tuel­le­ment. Par consé­quent, dans la suite de cet essai, je vou­drais tenter de mon­trer com­ment “le cinéma des sen­sa­tions” de Bertrand Bonello peut être lu comme une forme de pensée incar­née (“embo­died thoughts”5) en sou­li­gnant com­bien, loin d’être absents, les pro­blè­mes qu’il sou­lève et les dis­cours qu’il déve­loppe y sont inté­grés à même les corps qui sont filmés, à tra­vers les sen­sa­tions qu’ils éprouvent, ainsi que dans la matière même des images et des sons. Dans cette opti­que, j’ana­ly­se­rai très briè­ve­ment ses quatre pre­miers films, seu­le­ment afin de sou­li­gner la cons­tance ainsi que l’évolution de cette fas­ci­na­tion pour la chair et sa mise en scène. Je me concen­tre­rai davan­tage sur son der­nier film, L’Apollonide, qui, me semble-t-il, tra­vaille encore plus clai­re­ment que ses pré­cé­dents films à maté­ria­li­ser les corps et leurs sen­sa­tions à l’écran et à leur faire porter une his­toire et un dis­cours.

Quelque chose d’organique ou la matérialité des sentiments

Je com­men­ce­rai donc par évoquer le pre­mier long-métrage de Bertand Bonello, Quelque chose d’orga­ni­que, sorti sur les écrans fran­çais en 1998. Un ana­lyse détaillée de ce film débor­de­rait le cadre de cet essai mais il est inté­res­sant d’en dire quel­ques mots afin de sou­li­gner com­bien Bonello, dans ce film au titre d’ailleurs révé­la­teur, y pose déjà la pre­mière pierre de son cinéma éminemment char­nel.

Le film raconte l’his­toire de Paul (Laurent Lucas) et Marguerite (Romane Bohringer) qui, depuis cinq ans, s’aiment d’un amour intense, vis­cé­ral. Mais cette rela­tion com­mence à se dété­rio­rer et le film se concen­tre sur ce bas­cu­le­ment qui devien­dra bien­tôt tra­gi­que. Le film s’ouvre sur un baiser tota­le­ment orga­ni­que : bouche contre bouche, avec leurs che­veux et leurs T-shirts de la même cou­leur, les corps de Paul et Marguerite se confon­dent, se mélan­gent, au son moite de leur salive qui se mêle. Leur fusion est char­nelle, orga­ni­que. Mais leurs corps se déta­chent peu à peu, et leur union se déchi­rera bien­tôt.

A tra­vers la tra­jec­toire de cette rela­tion, le film inter­roge l’iné­vi­ta­ble union du corps et de l’esprit comme en témoi­gne la ques­tion qui taraude Marguerite : “aime-t-on avec nos molé­cu­les ou avec notre cer­veau ?” L’amour est-il un sen­ti­ment phy­si­que ou spi­ri­tuel ? Cette ques­tion sur la nature de l’amour qui jalonne le film trouve un écho sur le plan nar­ra­tif à tra­vers une amie de Marguerite qui écrit une thèse sur la décharge d’endor­phine, cette hor­mone du plai­sir, géné­rée dans notre cer­veau par l’acti­vité sexuelle et la prise de drogue. Sa thèse semble déjà répon­dre à la ques­tion de Margaux : l’amour, ce sen­ti­ment noble que l’on pense être une chose éminemment men­tale, spi­ri­tuelle, ne serait en fait que la consé­quence d’une acti­vité molé­cu­laire. La ligne nar­ra­tive du film semble confir­mer ce résul­tat scien­ti­fi­que : au début, Marguerite aime Paul “avec ses molé­cu­les”, elle l’embrasse, le caresse, fait pas­sion­né­ment l’amour avec lui. Mais cette attrac­tion phy­si­que, ce plai­sir des étreintes, dis­pa­raît pro­gres­si­ve­ment et le film semble conclure à l’impos­si­bi­lité pour la rela­tion de sur­vi­vre à cette absence de plai­sir phy­si­que, molé­cu­laire. Marguerite dit d’ailleurs à Paul qu’elle a cessé de l’aimer “avec ses molé­cu­les” et qu’elle com­mence à ne l’aimer qu’“avec son cer­veau”, mais que cela ne durera pas, qu’elle pres­sent qu’elle ne l’aimera bien­tôt plus. L’amour, sug­gère le film, n’est donc qu’un sen­ti­ment engen­dré par l’acti­vité de notre chair, de nos cel­lu­les, d’où le titre : “quel­que chose d’orga­ni­que”. Par consé­quent, lors­que ce plai­sir molé­cu­laire s’affai­blit puis dis­pa­raît, les sen­ti­ments qui y étaient atta­chés, qui en étaient soli­dai­res, sem­blent s’évanouir peu à peu : le cer­veau, ou l’esprit, semble donc inca­pa­ble de sou­te­nir ces sen­ti­ments par lui-même. Le prin­cipe de plai­sir, de nature orga­ni­que, est donc certes au coeur mais aussi à la source de nos sen­ti­ments, même ceux que l’on pense com­mu­né­ment être les plus éloignés de notre maté­ria­lité cor­po­relle. Dès ce pre­mier film, donc, Bonello affirme la toute-puis­sante de la chair et de ses sen­sa­tions et place la ques­tion du corps au coeur de son cinéma.

Le Pornographe ou la spiritualité de la chair

Comme son titre l’indi­que, Le Pornographe (2001), second long-métrage de Bonello, raconte l’his­toire d’un réa­li­sa­teur de films por­no­gra­phi­ques. Dans ce film, le sujet s’y prê­tant, Bonello s’inté­resse au corps dans ses aspects les plus purs comme les plus abjects. Cette ten­sion entre pureté et abjec­tion de la chair appa­raît notam­ment à tra­vers l’anta­go­nisme, ou du moins la rela­tion conflic­tuelle, que le film établit entre, d’un côté, le réa­li­sa­teur de films por­no­gra­phi­ques, Jacques (Jean-Pierre Léaud), qui se voit asso­cié à l’uni­vers de la sexua­lité crue, brute des films qu’il dirige, et, de l’autre côté, son fils (Jérémie Renier) qui a rompu tout lien avec son père lorsqu’il a décou­vert la nature de son acti­vité pro­fes­sion­nelle et qui a un idéal roman­ti­que de l’amour. Entre les lon­gues scènes por­no­gra­phi­ques qui pro­po­sent une vision quasi ani­male de la sexua­lité (“L’Animal”, c’est d’ailleurs le titre du projet que Jacques rêve de réa­li­ser) et les scènes inno­cen­tes, pres­que mala­droi­tes, de décla­ra­tion d’amour du jeune garçon à la fille qu’il sou­haite épouser, le film décline dans ses extrê­mes des états du corps humain dans ses dimen­sions les plus pure­ment orga­ni­ques jusqu’aux plus spi­ri­tuel­les.

Toutefois, ces deux aspects (le maté­riel et le spi­ri­tuel) sont tou­jours entre­la­cés et le film se garde de tout mani­chéisme : par exem­ple, le por­no­gra­phe ne prend plai­sir à tour­ner des scènes que lors­que l’actrice dit “je t’aime” à son par­te­naire à l’écran et le jeune garçon roman­ti­que laisse explo­ser son bon­heur d’une manière tout à fait char­nelle dans une scène de danse déchaî­née, proche de la transe. Le réa­li­sa­teur se montre encore très calme, doux même, tandis que son fils se montre capa­ble de vio­lence, en venant aux mains avec ses amis avec les­quels il est en désac­cord. De même, le projet de film de Jacques, “L’Animal”, certes por­no­gra­phi­que, se veut tou­te­fois “à la limite de l’abs­trac­tion” et répond à des cri­tè­res esthé­ti­ques sophis­ti­qués, quasi spi­ri­tuels. Dans cet esprit, le long mono­lo­gue final de Jacques, beau et triste, sou­li­gne que l’obs­cé­nité n’est pas for­cé­ment là où on croit :

Bonello montre... que l’obs­cé­nité a plu­sieurs visa­ges, le pire avan­çant masqué, s’insi­nuant, par exem­ple, dans les ques­tions intru­si­ves d’une jour­na­liste. L’indé­cence, c’est aussi cette échappée libre au cours de laquelle Léaud décide sou­dain de suivre une femme dans la rue, de se fau­fi­ler jusque chez elle, réa­li­sant un phan­tasme vieux comme le monde : péné­trer l’inti­mité des gens, à leur insu. Cette femme espion­née paraît à ce moment précis mille fois plus vul­né­ra­ble et à nu qu’Ovidie [actrice por­no­gra­phi­que] dans le film porno. De la chair à la grâce, il n’y a qu’un pas.6

Et même moins qu’un pas : comme on l’avait entrevu avec Quelque chose d’orga­ni­que, Le Pornographe confirme donc que, chez Bonello, la chair est tou­jours indis­so­cia­ble­ment maté­rielle et spi­ri­tuelle.

Le Corps réinventé : Tirésia ou la plasticité de la chair

Le troi­sième film de Bonello, Tirésia (2003), suit lui la tra­jec­toire d’un trans­sexuel bré­si­lien qui a entamé un pro­ces­sus pour deve­nir une femme. Tirésia, qui s’est ins­tallé(e) en péri­phé­rie pari­sienne, se pros­ti­tue au bois de Boulogne. Un jour, Terranova, un esthète, l’y repère pour sa grande beauté et la séques­tre pour qu’elle devienne sienne. Privée d’hor­mo­nes, Tirésia reprend peu à peu son appa­rence mas­cu­line : sa barbe repousse, sa voix change, etc. Dégoûté par cette trans­for­ma­tion, Terranova lui crève les yeux et l’aban­donne, ainsi muti­lée, assom­mée par la dou­leur, à l’orée d’une ban­lieue voi­sine. Tirésia est bien­tôt recueillie, dans un piètre état, par une jeune fille qui va pren­dre soin d’elle. Peu à peu, Tirésia, qui a arrêté son trai­te­ment d’hor­mo­nes, rede­vient un homme et déve­loppe d’étranges pou­voirs de pré­dic­tion, ce qui donne tout son sens au titre du film, Tirésias étant, dans la mytho­lo­gie grec­que, un devin aveu­gle de Thèbes.

Le long pre­mier plan du film pré­sente les images chao­ti­ques d’une masse de lave en fusion. Cette ver­sa­ti­lité de la matière, cette capa­cité à chan­ger d’état – de la roche à la lave ici – pro­pose, il me semble, une méta­phore de notre maté­ria­lité cor­po­relle et du corps de Tirésia en par­ti­cu­lier : ce per­son­nage de trans­sexuel démon­tre en effet que notre corps peut échapper à ses iden­ti­tés et à ses formes sup­po­sé­ment déter­mi­nées. Dans ce film, Bonello insiste donc sur la plas­ti­cité du corps, sur sa capa­cité à se méta­mor­pho­ser et à être réin­venté. Dans cette pers­pec­tive, Bonello sou­li­gne également la flexi­bi­lité du corps, sa faculté à s’adap­ter et même à déve­lop­per de nou­vel­les capa­ci­tés. En effet, Tirésia, étant désor­mais aveu­gle, apprend pro­gres­si­ve­ment à se fier à d’autres sens que la vision : il/elle compte notam­ment de plus en plus sur ses sen­sa­tions tac­ti­les et audi­ti­ves pour se guider dans son quo­ti­dien et déve­loppe même une sorte de sixième sens qui lui permet d’entre­voir l’avenir. L’effort de dé-hié­rar­chi­sa­tion de nos sens entre­pris par le cinéma qui accorde une place pri­vi­lé­giée à l’évocation de sen­sa­tions qui ne sont pas seu­le­ment visuel­les ou audi­ti­ves, trouve donc dans ce film une illus­tra­tion méta­pho­ri­que : privé(e) de la vue, Tirésia déve­loppe des capa­ci­tés sen­so­riel­les alter­na­ti­ves – le tou­cher, l’audi­tion, et même l’intui­tion – sur les­quel­les le film se concen­tre en nous invi­tant, par consé­quent, à une expé­rience plei­ne­ment muti­sen­so­rielle.

De la guerre : à la reconquête du corps et des sensations

De la Guerre (2008), le qua­trième long métrage de Bertrand Bonello, suit le par­cours d’un per­son­nage qui porte le même nom que lui et exerce le même métier, auto­ri­sant par là une lec­ture hau­te­ment auto­bio­gra­phi­que du film. En repé­rage pour la pré­pa­ra­tion de son nou­veau film, Bertrand (Mathieu Amalric) se rend dans un maga­sin de pompes funè­bres où il va acci­den­tel­le­ment se retrou­ver enfermé dans un cer­cueil durant toute une nuit. Cette expé­rience – qui lui a donné la sen­sa­tion de “s’enfon­cer dans quel­que chose de sublime”, de “déli­cieux”, d’“exta­ti­que” – pro­vo­que en lui un choc exis­ten­tiel : il réa­lise que, dans sa vie, il a perdu le plai­sir. Dans son quo­ti­dien urbain, bruyant, stres­sant, sur lequel insis­tent les pre­miè­res séquen­ces du film, il a oublié de pren­dre le temps de jouir de la vie. Voulant retrou­ver “à l’air libre” les sen­sa­tions qu’il a éprouvées lors de cette nuit inso­lite, il se demande s’il “y a encore des choses qui peu­vent nous pro­cu­rer du plai­sir” dans notre société contem­po­raine urbaine ultra-média­ti­sée (par exem­ple, dans les pre­miè­res scènes, les contacts avec sa com­pa­gne ne se font que par SMS inter­po­sés). La nuit sui­vante, il ren­contre un étrange per­son­nage (Guillaume Depardieu) qui pense pou­voir appor­ter une réponse aux ques­tions de Bertrand en le gui­dant vers un lieu coupé du monde, un vieux manoir appelé “Le Royaume”. A mi-chemin entre la figure de la guer­rière et du guide spi­ri­tuel, la maî­tresse du lieu (Asia Argento) dirige dans un mélange de dou­ceur et de fer­meté une petite com­mu­nauté entiè­re­ment tendue vers la recher­che du plai­sir.

Pour par­ve­nir à la jouis­sance que la société leur refuse, les adep­tes appren­nent à se déles­ter de tout ce qui entrave leur quête, de toutes ces tra­cas­se­ries quo­ti­dien­nes (admi­nis­tra­ti­ves, conju­ga­les, pro­fes­sion­nel­les) qui, pour­tant insi­gni­fian­tes, dimi­nuent notre dis­po­ni­bi­lité au plai­sir. Les habi­tants du Royaume doi­vent ainsi entrer en guerre contre eux-mêmes et sur­tout contre les exi­gen­ces et les pres­sions de la société : “Aujourd’hui, le plai­sir, il faut le gagner comme on gagne une guerre” annonce le per­son­nage joué par Guillaume Depardieu. Dans ce monde, tout est plus lent, plus calme, moins bruyant : ses habi­tants bai­gnent dans un uni­vers de dou­ceur que la caméra tra­duit par de lents et sen­suels tra­vel­lings et par de longs plans fixes pic­tu­raux. La repré­sen­ta­tion de ce combat pour reconqué­rir le plai­sir se décline à tra­vers toute une série d’exer­ci­ces filmés de manière hal­lu­ci­née, sen­suelle et flot­tante : exer­cice de res­pi­ra­tion et de relaxa­tion, appren­tis­sage de la détente, bai­gna­des, transe musi­cale et dan­sante dans la forêt, entraî­ne­ments phy­si­que au combat... Tous ces exer­ci­ces cor­po­rels doi­vent per­met­tre de renouer avec le plai­sir, d’être à nou­veau récep­tif à nos sen­sa­tions pour être plei­ne­ment pré­sent à notre propre vie et être capa­ble d’en jouir.

Cet effort de reconnexion avec notre corps et nos sen­sa­tions condi­tionne donc l’accès au plai­sir pré­senté ici, dans une pers­pec­tive épicurienne, comme le but de notre vie. Comme dans l’épicurisme, il ne s’agit pas de débau­che, mais de savoir se rendre dis­po­ni­ble au plai­sir. C’est ce à quoi par­vient Bertrand dans la der­nière scène du film ; assis sur un banc dans une rue pari­sienne, on le voit appré­cier le moment pré­sent et son lot de sen­sa­tions : la tié­deur d’une jour­née enso­leillée de prin­temps, la cla­meur de la rue, la démar­che des pas­sants, etc. Au bout d’un long réap­pren­tis­sage, Bertrand est rede­venu pré­sent à son propre corps, dis­po­ni­ble à ses sen­sa­tions et donc au plai­sir.

C’est un genre d’exer­ci­ces simi­laire que nous fait pra­ti­quer le cinéma de Bonello en nous invi­tant à réap­pren­dre à faire l’expé­rience d’un film avec tous nous sens, en réac­ti­vant notre capa­cité sen­so­rielle à la synes­thé­sie, en évoquant, à tra­vers les images et les sons, tout un lot de sen­sa­tions tac­ti­les et kines­thé­si­ques, en mobi­li­sant notre empa­thie phy­si­que dans la scène de danse lon­gue­ment filmée, ou encore en sug­gé­rant dif­fé­rents états de corps à l’écran qui nous affec­tent dans notre propre chair de spec­ta­teur. Comme Bertrand à la fin du film, le spec­ta­teur à la fin de De la Guerre a réap­pris à jouir de l’expé­rience ciné­ma­to­gra­phi­que avec son corps, avec tous ses sens. Il a été affecté intel­lec­tuel­le­ment mais aussi phy­si­que­ment, redé­cou­vrant par là l’impact sen­so­riel du cinéma. Lui aussi a rem­porté un combat, celui, pré­ci­sé­ment, que mènent ces “cinéas­tes des sen­sa­tions” qui lut­tent contre une vision étroite du cinéma selon laquelle le médium ne serait qu’un sup­port pour dérou­ler une his­toire, le vec­teur d’un scé­na­rio qu’il s’agi­rait seu­le­ment de com­pren­dre et non de res­sen­tir vis­cé­ra­le­ment.

L’Apollonide : l’écrin sensuel

Toutefois, c’est pro­ba­ble­ment avec L’Apollonide, Souvenirs de la Maison Close (2011) que Bonello va le plus loin dans l’explo­ra­tion des corps et des sen­sa­tions et, à ce titre, j’en pro­po­se­rai une plus ample ana­lyse. L’his­toire se déroule à huis-clos, dans un luxueux bordel pari­sien au cré­pus­cule du XXe siècle et à l’aube du XXIe et suit la vie d’un groupe de pros­ti­tuées en fil­mant leurs espoirs et leurs crain­tes, leurs plai­sirs et leurs peines. Dans cette maison close, entre les chairs dénu­dées et rebon­dies, les robes Jeanne Paquin, les draps de soie, les onguents et les par­fums, entre les cor­sets, les pipes d’opium et les épais rideaux de velours, Bonello nous ins­talle dans un écrin de sen­sua­lité, un monde à la beauté trou­blante et véné­neuse.

Par son thème, autant que par son esthé­ti­que, L’Apollonide offre donc une expé­rience sen­so­rielle et sen­suelle. Tout concourt à faire de L’Apollonide une expé­rience visuelle qui confine au sublime : la beauté sculp­tu­rale des corps, la richesse des décors, la volupté des tissus dans les­quels se dra­pent les femmes, ainsi que les qua­li­tés pic­tu­ra­les du film – qui évoque L’Origine du monde et La Femme au per­ro­quet de Courbet, L’Olympia de Manet, La Grande oda­lis­que d’Ingres, ou encore les femmes hau­te­ment colo­rées des bor­dels peints par Toulouse-Lautrec. De même, l’atmo­sphère sonore du film res­ti­tue tous les “cris et chu­cho­te­ments” de la chair en créant de riches et contras­tées cou­ches de sons qui mêlent aux mur­mu­res et aux rires des femmes, aux res­pi­ra­tions accé­lé­rées par le désir et aux cris de jouis­sance, le tin­te­ment des flûtes de cham­pa­gne, le ron­ron­ne­ment de la pan­thère noire d’un client, ainsi qu’une bande musi­cale déli­cieu­se­ment ana­chro­ni­que qui inclut, par exem­ple, Nights in white satin des Moody Blues ou Bad girls de Lee Moses.

Mais L’Apollonide, plus que dans tous les pré­cé­dents films de Bonello, offre bien davan­tage qu’une expé­rience pure­ment audio-visuelle : le film invite à vivre une expé­rience mul­ti­sen­so­rielle avec, sans doute, un accent porté sur des sen­sa­tions tac­ti­les et olfac­ti­ves. Le film joue plei­ne­ment sur la capa­cité des images et des sons à évoquer d’autres sens et semble notam­ment nous invi­ter à adop­ter ce fameux “regard hap­ti­que” qui encou­rage un mode de per­cep­tion visuelle proche du sens du tou­cher, où l’oeil devient récep­tif, sen­si­ble, à des qua­li­tés qui sont d’ordi­naire per­çues à tra­vers notre contact tac­tile avec le monde7. Ce regard hap­ti­que est sus­cité, par exem­ple, par la chair expo­sée des femmes dont les cadra­ges res­ser­rés révè­lent la tex­ture plus ou moins rebon­die, la sur­face plus ou moins lisse ; par l’épaisseur volup­tueuse et les plis des robes ; la rigi­dité des cor­sets, etc. De même, l’aspect mol­le­tonné, capi­tonné des cana­pés et des fau­teuils et la richesse des décors inté­rieurs avec ses tapis­se­ries de velours bai­gnées d’une lumière suave évoquent des sen­sa­tions de den­sité, de volume et de confort pro­pi­ces à la détente et à la dis­po­ni­bi­lité sen­so­rielle. Tous ces effets de matière, de tex­tu­res, de sur­fa­ces sem­blent invi­ter le spec­ta­teur à “tou­cher” le film avec ses yeux.

Le film sug­gère également toute une gamme de sen­sa­tions olfac­ti­ves. Le cham­pa­gne qui coule à flot évoque de gri­sants par­fums d’alcool. La fumée de ciga­rette et les vapeurs opia­cées, que l’on ima­gine se mêler aux fra­gran­ces que por­tent les femmes, sem­blent créer, dans cet espace clos, une atmo­sphère épaisse, déli­cieu­se­ment enivrante. Cette sen­sua­lité olfac­tive trans­pa­rait également dans les scènes récur­ren­tes lors des­quel­les les femmes font leur toi­lette, se par­fu­ment et appli­quent crèmes, onguents et maquillage.

Images et sons se conju­guent donc pour sug­gé­rer de riches sen­sa­tions tac­ti­les et olfac­ti­ves, mais les effets synes­thé­si­ques ou effets de cor­res­pon­dan­ces dans L’Apollonide sont sou­vent plus com­plexes, plus entre­mê­lés, et l’éventail sen­so­riel plus large : par exem­ple, la sen­sa­tion de confi­ne­ment géné­rée par la confi­gu­ra­tion spa­tiale de ce huis-clos accen­tue l’évocation des par­fums capi­teux des femmes, des vapeurs d’alcool et des fumées de tabac. De même, la sen­sua­lité du film trans­pire aussi bien des sil­houet­tes rondes des femmes, de leurs mou­ve­ments lan­gui­des et de leurs gestes pres­que las, de leurs par­fums que l’on devine, que du velouté des tapis­se­ries ou du pelage soyeux de la pan­thère qui rôde dans la maison la nuit tombée comme pour dis­til­ler un exci­tant sen­ti­ment de danger. La com­bi­nai­son de tous ces éléments crée une atmo­sphère entê­tante, un uni­vers sen­so­riel riche et com­plexe. Autant de sti­muli sen­so­riels et sen­suels font de ce huis-clos l’écrin poé­ti­que d’une sen­si­bi­lité exa­cer­bée pour ses clients comme pour les spec­ta­teurs du film. En effet, l’état d’“hyper­sen­so­ria­lité” dans lequel cette maison close plonge ses visi­teurs est une invi­ta­tion à la sen­sua­lité pour ses clients (et donc une stra­té­gie pour les invi­ter à “consom­mer”) et une invi­ta­tion à vivre le film sur un mode éminemment char­nel, pour le spec­ta­teur.

Cette expé­rience hyper­es­thé­si­que est encore inten­si­fiée par le voca­bu­laire ciné­ma­to­gra­phi­que employé par Bonello : de longs tra­vel­lings scan­nent les corps fémi­nins pour mieux nous les faire dési­rer, la caméra s’attarde sur la ron­deur d’une hanche ou la lour­deur d’un sein, un gros plan sublime la peau lai­teuse, fraî­che et rebon­die d’une jeune femme rousse, les effets de matiè­res et de tex­tu­res (robes, draps du lit, cana­pés...) sont accen­tués par des gros plans sono­res qui en sug­gè­rent la dou­ceur, la rigi­dité ou l’épaisseur, etc.

Par ailleurs, le film s’inté­resse également à la manière dont le corps est mis en scène, réin­venté chaque soir par ces femmes de joie, ce qui peut être lu, d’ailleurs, comme une méta­phore de la figure de l’acteur/actrice. En effet, ces femmes savent par­fai­te­ment com­ment s’habiller, se parer, se maquiller, se par­fu­mer, se coif­fer pour se trans­for­mer et incar­ner l’objet des fan­tas­mes de leurs clients. Elles démon­trent ainsi une grande maî­trise de leur corps, de sa mise en valeur comme de sa mise en scène (l’idée de “mise en scène” est par­ti­cu­liè­re­ment jus­ti­fiée tant cette maison close res­sem­ble à un petit théâ­tre). Une fois sur scène, c’est-à-dire quand les clients arri­vent, elles font également preuve d’une véri­ta­ble intel­li­gence cor­po­relle et kines­thé­si­que : elles mesu­rent leurs pas, leurs gestes, cal­cu­lent leurs cares­ses et leurs sou­pirs, modu­lent leurs rires, accor­dent leurs regards et leurs sou­ri­res stra­té­gi­que­ment, etc. De plus, elles mon­trent une grande capa­cité de réin­ven­tion de leur propre corps à la demande de leurs clients qui appa­rais­sent alors comme autant de met­teurs en scène (d’ailleurs beau­coup d’entre eux sont joués par des cinéas­tes). Par exem­ple, une jeune fille rousse se trans­forme en geisha pour un client esthète en jouant sur son maquillage, sa tenue, sa coif­fure et en pro­non­çant des mots aux conso­nan­ces japo­nai­ses qu’elle impro­vise natu­rel­le­ment. Une autre jeune fille, Léa, se méta­mor­phose elle en poupée pour l’un de ses clients : elle arti­cule alors ses mou­ve­ments de manière méca­ni­que et rigide, réin­ven­tant son corps souple et délié en un objet raide aux gestes sac­ca­dés. Ces deve­nirs cor­po­rels au sens deleu­zien (deve­nir-geisha, deve­nir-poupée ici) illus­trent la plas­ti­cité du corps de ces pros­ti­tuées, gran­des actri­ces, et leur intel­li­gence char­nelle. En effet, leur intel­li­gence trans­pa­raît non pas dans de longs dis­cours mais dans la maî­trise de leur corps, dans leur capa­cité à le réin­ven­ter, à le remo­de­ler, à s’adap­ter aux deman­des par­ti­cu­liè­res de ces clients aux fan­tas­mes peu ordi­nai­res. Ces pros­ti­tuées repré­sen­tent donc une méta­phore de cette intel­li­gence char­nelle, de cette pensée incar­née, ces “carnal” ou “embo­died thoughts” dont par­lent Vivian Sobchack, Laura U. Marks ou encore Martine Beugnet et que le cinéma de Bonello met en scène.

Toutefois, cette poé­ti­que de la chair, cet accent porté sur les splen­deurs sen­suel­les de la cor­po­réité, ne masque jamais ses misè­res et ses souf­fran­ces. Les pros­ti­tuées de L’Apollonide sont sou­vent fil­mées en train de pleu­rer et de souf­frir. Le film décline toutes les formes de dou­leurs qu’elles éprouvent depuis l’inconfort d’avoir une rela­tion sexuelle non dési­rée, dans des posi­tions par­fois désa­gréa­bles qui cau­sent des héma­to­mes à “La Petite”, jusqu’aux souf­fran­ces les plus ter­ri­bles comme la muti­la­tion de la bouche qu’inflige un client au per­son­nage de la “Juive” et qui lui laisse une cica­trice mons­trueuse qui rap­pelle L’Homme qui rit de Victor Hugo ou même le Joker de Christophe Nolan dans The Dark Knight. La misère de la chair c’est aussi sa pour­ri­ture causée par une sévère mala­die comme la syphi­lis qui accom­plit son oeuvre hideuse sur la douce Julie qui se voit mons­trueu­se­ment défor­mée. La misère de la chair c’est encore sa vul­né­ra­bi­lité au temps, qui défait len­te­ment les corps, et qui est ici évoquée aux creux des pre­miè­res rides de ces jeunes femmes. Par exem­ple, l’un des per­son­na­ges, Clothilde, qui a 28 ans et voit des pre­miè­res rides sillon­ner son visage ne pourra pas, jugée trop vieille, être reven­due à une autre maison lors­que l’Apollonide fer­mera ses portes. Ces femmes dans la fleur de l’âge qui sem­blent sentir si bon, qui sont si belles, sont pour­tant véné­neu­ses, por­teu­ses de mala­dies ter­ri­bles, et toutes se fanent déjà à l’image de cette rose blan­che qui orne le salon et qui perd ses péta­les... Elles pour­ri­ront bien­tôt. “Putain de métier de putain” dira “La Juive”.

Avec son esthé­ti­que éminemment pic­tu­rale, ses décors et ses cos­tu­mes subli­mes, le film a été accusé de pur for­ma­lisme. Pourtant, à tra­vers le micro­cosme qu’il filme, l’atmo­sphère et les sen­sa­tions qu’il cap­ture, L’Apollonide dresse le tableau d’une époque char­nière, du bas­cu­le­ment dans le XXe siècle : “La beauté convul­sive de L’Apollonide est celle du siècle qui vient. Les pul­sa­tions mor­ti­fè­res du XXe siècle s’insi­nuent depuis l’exté­rieur, par l’inter­mé­diaire des clients”8. C’est que les films de Bonello, qui intè­grent leurs propos dans la maté­ria­lité même des chairs et des sen­sa­tions qu’ils met­tent en scène, exi­gent une nou­velle appro­che de lec­ture pour en saisir toute la portée. Il s’agit de passer d’une appro­che du cinéma où les images et les sons ainsi que les corps qui y sont filmés ne sont pas seu­le­ment les vec­teurs d’une his­toire, c’est-à-dire au ser­vice d’un dis­cours, mais où ils sont un dis­cours en eux-mêmes, un dis­cours incarné qui est, comme l’écrit Martine Beugnet, “inté­gré dans la tex­ture même des images et des sons”9.

Cette idée d’une chair éloquente, de corps qui déve­lop­pent par eux-mêmes un dis­cours, trouve des illus­tra­tions frap­pan­tes dans l’une des rares scènes exté­rieu­res du film où Clothilde, sur­nom­mée “belle cuis­ses”, dans un exer­cice de ven­tri­lo­quisme, fait “parler” le tatouage repré­sen­tant le visage d’un homme qu’elle a sur une cuisse. Ce dis­cours simple et dro­la­ti­que qu’elle fait porter par son tatouage trahit à la fois ses joies sim­ples (être enfin à l’exté­rieur, dans la nature, boire du cham­pa­gne...) mais aussi ses peines plus pro­fon­des (celles que lui ins­pire sa vie de pri­son­nière dorée où elle n’aura connu ni la liberté ni l’amour). Dans le même esprit, Léa, “la poupée”, mutine à sou­hait, coupe quel­ques uns de ses poils pubiens pour les donner aux clients qu’elle ne sou­haite plus revoir. Le corps, la peau et les poils ici, devien­nent éloquents, incar­nent un dis­cours. Ces moments sont des méta­pho­res qui expri­ment à quel point le cinéma de Bonello, loin d’un for­ma­lisme ou d’un sen­sa­tion­na­lisme creux, fait parler la chair, fait porter aux corps des his­toi­res et un dis­cours.

La Chair éloquente : la pensée incarnée dans le cinéma de Bonello

Le cinéma de Bonello crée donc des uni­vers sen­so­riels riches et sin­gu­liers qui invi­tent à faire l’expé­rience de ses films avec tous nos sens, qui invi­tent à être à la fois phy­si­que­ment et intel­lec­tuel­le­ment tou­chés. Inventant une nou­velle voie entre la pure abs­trac­tion et les déri­ves com­mer­cia­les du cinéma de fic­tion psy­cho­lo­gi­sant, son cinéma incor­pore, intè­gre son propos dans la chair même des per­son­na­ges, dans leurs sen­sa­tions, ainsi que dans le flux mou­vant des images et des sons. Il pro­pose donc bien ces “carnal thoughts” ou “embo­died thoughts” (pen­sées char­nel­les, incar­nées) qui font la richesse indis­so­cia­ble­ment sen­so­rielle et intel­lec­tuelle de ses films.

En pro­po­sant ainsi des formes incar­nées de dis­cours et de nar­ra­tion, Bonello explore la capa­cité du corps et des sen­sa­tions, des images et des sons à créer du sens et, in fine, de nou­vel­les maniè­res de penser. Deleuze avait repéré cette capa­cité sin­gu­lière qu’à le cinéma de renou­ve­ler nos maniè­res tra­di­tion­nel­les de penser en inven­tant des formes de pensée sen­so­rielle, qui pas­sent moins par le lan­gage que par la maté­ria­lité du médium (les images et les sons). Il me semble que le cinéma de Bonello explore pré­ci­sé­ment cette capa­cité dis­tinc­tive du cinéma à entre­la­cer le corps et l’intel­lect, le sen­so­riel et le concep­tuel et donc à pro­duire des concepts nou­veaux, non pas des concepts pure­ment ration­nels, déta­chés de l’expé­rience, mais des concepts qui témoi­gnent de nos expé­rien­ces concrè­tes, vécues, des concepts qui ren­dent comp­tent du corps, non pas celui dont s’occupe la méde­cine et qui est, comme l’objet, dans l’espace et dans le temps, mais celui dont nous fai­sons l’expé­rience, celui qui “habite” l’espace et le temps comme le sou­li­gne Merleau-Ponty dans sa phé­no­mé­no­lo­gie.

Enfin, Bonello pro­lon­gera sans doute ce tra­vail car il est en train de réa­li­ser son sixième long métrage, un film qui por­tera sur le cou­tu­rier Yves Saint Laurent. Par le choix de ce sujet, le film semble pro­met­tre l’explo­ra­tion sen­suelle d’effets de tex­ture, de matiè­res, de cou­leurs et de volu­mes des vête­ments, ainsi que des corps et des mou­ve­ments qui les met­tent en valeur. Là encore, la matière y sera sûre­ment infor­mée par le concep­tuel puis­que tra­ver­sée, mode­lée par le génie du cou­tu­rier. Le cinéma de Bonello devrait donc conti­nuer à nous faire vivre des expé­rien­ces mul­ti­sen­so­riel­les, indis­so­cia­ble­ment char­nel­les et intel­lec­tuel­les, qui nous tou­chent aussi bien vis­cé­ra­le­ment qu’intel­lec­tuel­le­ment.

Sophie Walon

James Quandt, “Flesh and Blood : Sex and Violence in Recent French Cinema”, Artforum, février 2004.

Ma traduction. Citation originale : “... a cinema suddenly determined to break every taboo, to wade in rivers of viscera and spumes of sperm, to fill each frame with flesh, nubile or gnarled, and subject it to all manner of penetration, mutilation and defilement”.

Voir Martine Beugnet, Cinema and Sensation : French Film and the Art of Transgression, Edinbourgh University Press, 2007

“...cinema’s unique capacity to move us both viscerally and intellectually”, op. cit., quatrième de couverture.

Pour la notion de “carnal thought” ou “embodied thought” au cinéma, voir Vivian Sobchack, The Address of The Eye, Princeton University Press, 1992 et Carnal Thoughts : Embodiment and Moving Image Culture, University of California Press, 2004 ; Laura U. Marks, The Skin of the Film : Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses, Duke University Press, 2000 ; et Martine Beugnet, op. cit.

Critique de Jacques Morice, “Le Pornographe”, Télérama, 03/10/2001.

Pour la notion de regard haptique, voir Vivian Sobchack, op. cit., et Laura U. Marks, op. cit.

Isabelle Régnier, “L’Apollonide, souvenirs de la maison close : envoûtantes fleurs du mal de Bertrand Bonello”, Le Monde, 20/09/2011.

“...embedded... in the very texture of the images and sounds”, op.cit., quatrième de couverture.