Dès son premier long métrage au titre significatif, Quelque chose d’organique (1998), jusqu’à sa description sensuelle et picturale d’une maison close dans L’Apollonide (2011), son film le plus récent, le cinéma de Bertrand Bonello explore obstinément les splendeurs et les misères de la chair, mettant en scène aussi bien ses aspects les plus sublimes comme les plus abjects, la chair triste et la chair extatique, des corps pantelants de plaisir et des corps déchirés par la douleur.
Je tenterai donc, dans cet essai, de rendre compte du caractère extrêmement charnel du cinéma de Bertrand Bonello en examinant la manière dont ses films mettent en scène sa fascination pour le corps dans tous ses états, pour le corps en proie à toute une gamme de sensations, des plus ordinaires aux plus complexes, des plus ténues aux plus vives. En explorant le médium cinématographique comme un médium sensoriel, c’est-à-dire comme un site privilégié pour capturer et représenter les sensations, les films de Bonello mettent en exergue les pouvoirs d’évocation sensorielle et sensuelle propre au cinéma. A la croisée du film expérimental et des films de fiction traditionnels, son cinéma accorde une place privilégiée à une poétique de la chair et des sensations qui déborde largement les exigences d’un développement purement narratif.
Ce débordement, cet “excès” de sensations à l’écran a parfois été taxé de pur formalisme ou même de stratégie sensationnaliste, dans la lignée de l’article de James Quandt daté de 2004 et significativement intitulé “Flesh and Blood : Sex and Violence in Recent French Cinema”1. Dans cet essai au ton acerbe, le critique repère et dénonce avec véhémence l’émergence d’une nouvelle tendance du cinéma français à la violence et à une sexualité morbide qu’il propose d’appeler “New French Extremity”. Il condamne ainsi des films de Gaspar Noé, Catherine Breillat, Philippe Grandrieux ou encore Bruno Dumont – autant dire qu’il pourrait aussi bien condamner ceux de Bonello – qui, selon lui, succombent tous à une logique du choc, à la provocation facile, gratuite et donc creuse. Quandt critique violemment un cinéma “soudainement déterminé à briser tous les tabous, à patauger dans des flaques de viscères et de sperme, à remplir chaque plan de chair, nubile ou perverse, et à la soumettre à toute sorte de pénétration, mutilation et profanation”2.
En 2007, dans son ouvrage sur le “cinéma français des sensations” ou “cinéma des sens”, Martine Beugnet a su prendre le contre-pied des analyses de Quandt en proposant une autre lecture de ces films – qui me semble leur faire davantage justice – en soulignant à quel point ces réalisateurs ont inventé une nouvelle manière de créer des films, une nouvelle voie pour le cinéma, qui, en évitant à la fois les écueils de l’abstraction pure et ceux des productions commerciales, ranime l’impact sensoriel et la nature transgressive du médium cinématographique3. Beugnet célèbre donc ce cinéma des sensations qui, en se concentrant sur la matérialité du médium et les sensations qu’il peut générer, explore à nouveau frais “la capacité unique du cinéma à nous toucher à la fois viscéralement et intellectuellement”4, c’est-à-dire à ébranler notre chair aussi bien que notre esprit.
Cela décrit précisément la manière dont le cinéma de Bonello m’a affectée, à la fois viscéralement et intellectuellement. Par conséquent, dans la suite de cet essai, je voudrais tenter de montrer comment “le cinéma des sensations” de Bertrand Bonello peut être lu comme une forme de pensée incarnée (“embodied thoughts”5) en soulignant combien, loin d’être absents, les problèmes qu’il soulève et les discours qu’il développe y sont intégrés à même les corps qui sont filmés, à travers les sensations qu’ils éprouvent, ainsi que dans la matière même des images et des sons. Dans cette optique, j’analyserai très brièvement ses quatre premiers films, seulement afin de souligner la constance ainsi que l’évolution de cette fascination pour la chair et sa mise en scène. Je me concentrerai davantage sur son dernier film, L’Apollonide, qui, me semble-t-il, travaille encore plus clairement que ses précédents films à matérialiser les corps et leurs sensations à l’écran et à leur faire porter une histoire et un discours.
Je commencerai donc par évoquer le premier long-métrage de Bertand Bonello, Quelque chose d’organique, sorti sur les écrans français en 1998. Un analyse détaillée de ce film déborderait le cadre de cet essai mais il est intéressant d’en dire quelques mots afin de souligner combien Bonello, dans ce film au titre d’ailleurs révélateur, y pose déjà la première pierre de son cinéma éminemment charnel.
Le film raconte l’histoire de Paul (Laurent Lucas) et Marguerite (Romane Bohringer) qui, depuis cinq ans, s’aiment d’un amour intense, viscéral. Mais cette relation commence à se détériorer et le film se concentre sur ce basculement qui deviendra bientôt tragique. Le film s’ouvre sur un baiser totalement organique : bouche contre bouche, avec leurs cheveux et leurs T-shirts de la même couleur, les corps de Paul et Marguerite se confondent, se mélangent, au son moite de leur salive qui se mêle. Leur fusion est charnelle, organique. Mais leurs corps se détachent peu à peu, et leur union se déchirera bientôt.
A travers la trajectoire de cette relation, le film interroge l’inévitable union du corps et de l’esprit comme en témoigne la question qui taraude Marguerite : “aime-t-on avec nos molécules ou avec notre cerveau ?” L’amour est-il un sentiment physique ou spirituel ? Cette question sur la nature de l’amour qui jalonne le film trouve un écho sur le plan narratif à travers une amie de Marguerite qui écrit une thèse sur la décharge d’endorphine, cette hormone du plaisir, générée dans notre cerveau par l’activité sexuelle et la prise de drogue. Sa thèse semble déjà répondre à la question de Margaux : l’amour, ce sentiment noble que l’on pense être une chose éminemment mentale, spirituelle, ne serait en fait que la conséquence d’une activité moléculaire. La ligne narrative du film semble confirmer ce résultat scientifique : au début, Marguerite aime Paul “avec ses molécules”, elle l’embrasse, le caresse, fait passionnément l’amour avec lui. Mais cette attraction physique, ce plaisir des étreintes, disparaît progressivement et le film semble conclure à l’impossibilité pour la relation de survivre à cette absence de plaisir physique, moléculaire. Marguerite dit d’ailleurs à Paul qu’elle a cessé de l’aimer “avec ses molécules” et qu’elle commence à ne l’aimer qu’“avec son cerveau”, mais que cela ne durera pas, qu’elle pressent qu’elle ne l’aimera bientôt plus. L’amour, suggère le film, n’est donc qu’un sentiment engendré par l’activité de notre chair, de nos cellules, d’où le titre : “quelque chose d’organique”. Par conséquent, lorsque ce plaisir moléculaire s’affaiblit puis disparaît, les sentiments qui y étaient attachés, qui en étaient solidaires, semblent s’évanouir peu à peu : le cerveau, ou l’esprit, semble donc incapable de soutenir ces sentiments par lui-même. Le principe de plaisir, de nature organique, est donc certes au coeur mais aussi à la source de nos sentiments, même ceux que l’on pense communément être les plus éloignés de notre matérialité corporelle. Dès ce premier film, donc, Bonello affirme la toute-puissante de la chair et de ses sensations et place la question du corps au coeur de son cinéma.
Comme son titre l’indique, Le Pornographe (2001), second long-métrage de Bonello, raconte l’histoire d’un réalisateur de films pornographiques. Dans ce film, le sujet s’y prêtant, Bonello s’intéresse au corps dans ses aspects les plus purs comme les plus abjects. Cette tension entre pureté et abjection de la chair apparaît notamment à travers l’antagonisme, ou du moins la relation conflictuelle, que le film établit entre, d’un côté, le réalisateur de films pornographiques, Jacques (Jean-Pierre Léaud), qui se voit associé à l’univers de la sexualité crue, brute des films qu’il dirige, et, de l’autre côté, son fils (Jérémie Renier) qui a rompu tout lien avec son père lorsqu’il a découvert la nature de son activité professionnelle et qui a un idéal romantique de l’amour. Entre les longues scènes pornographiques qui proposent une vision quasi animale de la sexualité (“L’Animal”, c’est d’ailleurs le titre du projet que Jacques rêve de réaliser) et les scènes innocentes, presque maladroites, de déclaration d’amour du jeune garçon à la fille qu’il souhaite épouser, le film décline dans ses extrêmes des états du corps humain dans ses dimensions les plus purement organiques jusqu’aux plus spirituelles.
Toutefois, ces deux aspects (le matériel et le spirituel) sont toujours entrelacés et le film se garde de tout manichéisme : par exemple, le pornographe ne prend plaisir à tourner des scènes que lorsque l’actrice dit “je t’aime” à son partenaire à l’écran et le jeune garçon romantique laisse exploser son bonheur d’une manière tout à fait charnelle dans une scène de danse déchaînée, proche de la transe. Le réalisateur se montre encore très calme, doux même, tandis que son fils se montre capable de violence, en venant aux mains avec ses amis avec lesquels il est en désaccord. De même, le projet de film de Jacques, “L’Animal”, certes pornographique, se veut toutefois “à la limite de l’abstraction” et répond à des critères esthétiques sophistiqués, quasi spirituels. Dans cet esprit, le long monologue final de Jacques, beau et triste, souligne que l’obscénité n’est pas forcément là où on croit :
Bonello montre... que l’obscénité a plusieurs visages, le pire avançant masqué, s’insinuant, par exemple, dans les questions intrusives d’une journaliste. L’indécence, c’est aussi cette échappée libre au cours de laquelle Léaud décide soudain de suivre une femme dans la rue, de se faufiler jusque chez elle, réalisant un phantasme vieux comme le monde : pénétrer l’intimité des gens, à leur insu. Cette femme espionnée paraît à ce moment précis mille fois plus vulnérable et à nu qu’Ovidie [actrice pornographique] dans le film porno. De la chair à la grâce, il n’y a qu’un pas.6
Et même moins qu’un pas : comme on l’avait entrevu avec Quelque chose d’organique, Le Pornographe confirme donc que, chez Bonello, la chair est toujours indissociablement matérielle et spirituelle.
Le troisième film de Bonello, Tirésia (2003), suit lui la trajectoire d’un transsexuel brésilien qui a entamé un processus pour devenir une femme. Tirésia, qui s’est installé(e) en périphérie parisienne, se prostitue au bois de Boulogne. Un jour, Terranova, un esthète, l’y repère pour sa grande beauté et la séquestre pour qu’elle devienne sienne. Privée d’hormones, Tirésia reprend peu à peu son apparence masculine : sa barbe repousse, sa voix change, etc. Dégoûté par cette transformation, Terranova lui crève les yeux et l’abandonne, ainsi mutilée, assommée par la douleur, à l’orée d’une banlieue voisine. Tirésia est bientôt recueillie, dans un piètre état, par une jeune fille qui va prendre soin d’elle. Peu à peu, Tirésia, qui a arrêté son traitement d’hormones, redevient un homme et développe d’étranges pouvoirs de prédiction, ce qui donne tout son sens au titre du film, Tirésias étant, dans la mythologie grecque, un devin aveugle de Thèbes.
Le long premier plan du film présente les images chaotiques d’une masse de lave en fusion. Cette versatilité de la matière, cette capacité à changer d’état – de la roche à la lave ici – propose, il me semble, une métaphore de notre matérialité corporelle et du corps de Tirésia en particulier : ce personnage de transsexuel démontre en effet que notre corps peut échapper à ses identités et à ses formes supposément déterminées. Dans ce film, Bonello insiste donc sur la plasticité du corps, sur sa capacité à se métamorphoser et à être réinventé. Dans cette perspective, Bonello souligne également la flexibilité du corps, sa faculté à s’adapter et même à développer de nouvelles capacités. En effet, Tirésia, étant désormais aveugle, apprend progressivement à se fier à d’autres sens que la vision : il/elle compte notamment de plus en plus sur ses sensations tactiles et auditives pour se guider dans son quotidien et développe même une sorte de sixième sens qui lui permet d’entrevoir l’avenir. L’effort de dé-hiérarchisation de nos sens entrepris par le cinéma qui accorde une place privilégiée à l’évocation de sensations qui ne sont pas seulement visuelles ou auditives, trouve donc dans ce film une illustration métaphorique : privé(e) de la vue, Tirésia développe des capacités sensorielles alternatives – le toucher, l’audition, et même l’intuition – sur lesquelles le film se concentre en nous invitant, par conséquent, à une expérience pleinement mutisensorielle.
De la Guerre (2008), le quatrième long métrage de Bertrand Bonello, suit le parcours d’un personnage qui porte le même nom que lui et exerce le même métier, autorisant par là une lecture hautement autobiographique du film. En repérage pour la préparation de son nouveau film, Bertrand (Mathieu Amalric) se rend dans un magasin de pompes funèbres où il va accidentellement se retrouver enfermé dans un cercueil durant toute une nuit. Cette expérience – qui lui a donné la sensation de “s’enfoncer dans quelque chose de sublime”, de “délicieux”, d’“extatique” – provoque en lui un choc existentiel : il réalise que, dans sa vie, il a perdu le plaisir. Dans son quotidien urbain, bruyant, stressant, sur lequel insistent les premières séquences du film, il a oublié de prendre le temps de jouir de la vie. Voulant retrouver “à l’air libre” les sensations qu’il a éprouvées lors de cette nuit insolite, il se demande s’il “y a encore des choses qui peuvent nous procurer du plaisir” dans notre société contemporaine urbaine ultra-médiatisée (par exemple, dans les premières scènes, les contacts avec sa compagne ne se font que par SMS interposés). La nuit suivante, il rencontre un étrange personnage (Guillaume Depardieu) qui pense pouvoir apporter une réponse aux questions de Bertrand en le guidant vers un lieu coupé du monde, un vieux manoir appelé “Le Royaume”. A mi-chemin entre la figure de la guerrière et du guide spirituel, la maîtresse du lieu (Asia Argento) dirige dans un mélange de douceur et de fermeté une petite communauté entièrement tendue vers la recherche du plaisir.
Pour parvenir à la jouissance que la société leur refuse, les adeptes apprennent à se délester de tout ce qui entrave leur quête, de toutes ces tracasseries quotidiennes (administratives, conjugales, professionnelles) qui, pourtant insignifiantes, diminuent notre disponibilité au plaisir. Les habitants du Royaume doivent ainsi entrer en guerre contre eux-mêmes et surtout contre les exigences et les pressions de la société : “Aujourd’hui, le plaisir, il faut le gagner comme on gagne une guerre” annonce le personnage joué par Guillaume Depardieu. Dans ce monde, tout est plus lent, plus calme, moins bruyant : ses habitants baignent dans un univers de douceur que la caméra traduit par de lents et sensuels travellings et par de longs plans fixes picturaux. La représentation de ce combat pour reconquérir le plaisir se décline à travers toute une série d’exercices filmés de manière hallucinée, sensuelle et flottante : exercice de respiration et de relaxation, apprentissage de la détente, baignades, transe musicale et dansante dans la forêt, entraînements physique au combat... Tous ces exercices corporels doivent permettre de renouer avec le plaisir, d’être à nouveau réceptif à nos sensations pour être pleinement présent à notre propre vie et être capable d’en jouir.
Cet effort de reconnexion avec notre corps et nos sensations conditionne donc l’accès au plaisir présenté ici, dans une perspective épicurienne, comme le but de notre vie. Comme dans l’épicurisme, il ne s’agit pas de débauche, mais de savoir se rendre disponible au plaisir. C’est ce à quoi parvient Bertrand dans la dernière scène du film ; assis sur un banc dans une rue parisienne, on le voit apprécier le moment présent et son lot de sensations : la tiédeur d’une journée ensoleillée de printemps, la clameur de la rue, la démarche des passants, etc. Au bout d’un long réapprentissage, Bertrand est redevenu présent à son propre corps, disponible à ses sensations et donc au plaisir.
C’est un genre d’exercices similaire que nous fait pratiquer le cinéma de Bonello en nous invitant à réapprendre à faire l’expérience d’un film avec tous nous sens, en réactivant notre capacité sensorielle à la synesthésie, en évoquant, à travers les images et les sons, tout un lot de sensations tactiles et kinesthésiques, en mobilisant notre empathie physique dans la scène de danse longuement filmée, ou encore en suggérant différents états de corps à l’écran qui nous affectent dans notre propre chair de spectateur. Comme Bertrand à la fin du film, le spectateur à la fin de De la Guerre a réappris à jouir de l’expérience cinématographique avec son corps, avec tous ses sens. Il a été affecté intellectuellement mais aussi physiquement, redécouvrant par là l’impact sensoriel du cinéma. Lui aussi a remporté un combat, celui, précisément, que mènent ces “cinéastes des sensations” qui luttent contre une vision étroite du cinéma selon laquelle le médium ne serait qu’un support pour dérouler une histoire, le vecteur d’un scénario qu’il s’agirait seulement de comprendre et non de ressentir viscéralement.
Toutefois, c’est probablement avec L’Apollonide, Souvenirs de la Maison Close (2011) que Bonello va le plus loin dans l’exploration des corps et des sensations et, à ce titre, j’en proposerai une plus ample analyse. L’histoire se déroule à huis-clos, dans un luxueux bordel parisien au crépuscule du XXe siècle et à l’aube du XXIe et suit la vie d’un groupe de prostituées en filmant leurs espoirs et leurs craintes, leurs plaisirs et leurs peines. Dans cette maison close, entre les chairs dénudées et rebondies, les robes Jeanne Paquin, les draps de soie, les onguents et les parfums, entre les corsets, les pipes d’opium et les épais rideaux de velours, Bonello nous installe dans un écrin de sensualité, un monde à la beauté troublante et vénéneuse.
Par son thème, autant que par son esthétique, L’Apollonide offre donc une expérience sensorielle et sensuelle. Tout concourt à faire de L’Apollonide une expérience visuelle qui confine au sublime : la beauté sculpturale des corps, la richesse des décors, la volupté des tissus dans lesquels se drapent les femmes, ainsi que les qualités picturales du film – qui évoque L’Origine du monde et La Femme au perroquet de Courbet, L’Olympia de Manet, La Grande odalisque d’Ingres, ou encore les femmes hautement colorées des bordels peints par Toulouse-Lautrec. De même, l’atmosphère sonore du film restitue tous les “cris et chuchotements” de la chair en créant de riches et contrastées couches de sons qui mêlent aux murmures et aux rires des femmes, aux respirations accélérées par le désir et aux cris de jouissance, le tintement des flûtes de champagne, le ronronnement de la panthère noire d’un client, ainsi qu’une bande musicale délicieusement anachronique qui inclut, par exemple, Nights in white satin des Moody Blues ou Bad girls de Lee Moses.
Mais L’Apollonide, plus que dans tous les précédents films de Bonello, offre bien davantage qu’une expérience purement audio-visuelle : le film invite à vivre une expérience multisensorielle avec, sans doute, un accent porté sur des sensations tactiles et olfactives. Le film joue pleinement sur la capacité des images et des sons à évoquer d’autres sens et semble notamment nous inviter à adopter ce fameux “regard haptique” qui encourage un mode de perception visuelle proche du sens du toucher, où l’oeil devient réceptif, sensible, à des qualités qui sont d’ordinaire perçues à travers notre contact tactile avec le monde7. Ce regard haptique est suscité, par exemple, par la chair exposée des femmes dont les cadrages resserrés révèlent la texture plus ou moins rebondie, la surface plus ou moins lisse ; par l’épaisseur voluptueuse et les plis des robes ; la rigidité des corsets, etc. De même, l’aspect molletonné, capitonné des canapés et des fauteuils et la richesse des décors intérieurs avec ses tapisseries de velours baignées d’une lumière suave évoquent des sensations de densité, de volume et de confort propices à la détente et à la disponibilité sensorielle. Tous ces effets de matière, de textures, de surfaces semblent inviter le spectateur à “toucher” le film avec ses yeux.
Le film suggère également toute une gamme de sensations olfactives. Le champagne qui coule à flot évoque de grisants parfums d’alcool. La fumée de cigarette et les vapeurs opiacées, que l’on imagine se mêler aux fragrances que portent les femmes, semblent créer, dans cet espace clos, une atmosphère épaisse, délicieusement enivrante. Cette sensualité olfactive transparait également dans les scènes récurrentes lors desquelles les femmes font leur toilette, se parfument et appliquent crèmes, onguents et maquillage.
Images et sons se conjuguent donc pour suggérer de riches sensations tactiles et olfactives, mais les effets synesthésiques ou effets de correspondances dans L’Apollonide sont souvent plus complexes, plus entremêlés, et l’éventail sensoriel plus large : par exemple, la sensation de confinement générée par la configuration spatiale de ce huis-clos accentue l’évocation des parfums capiteux des femmes, des vapeurs d’alcool et des fumées de tabac. De même, la sensualité du film transpire aussi bien des silhouettes rondes des femmes, de leurs mouvements languides et de leurs gestes presque las, de leurs parfums que l’on devine, que du velouté des tapisseries ou du pelage soyeux de la panthère qui rôde dans la maison la nuit tombée comme pour distiller un excitant sentiment de danger. La combinaison de tous ces éléments crée une atmosphère entêtante, un univers sensoriel riche et complexe. Autant de stimuli sensoriels et sensuels font de ce huis-clos l’écrin poétique d’une sensibilité exacerbée pour ses clients comme pour les spectateurs du film. En effet, l’état d’“hypersensorialité” dans lequel cette maison close plonge ses visiteurs est une invitation à la sensualité pour ses clients (et donc une stratégie pour les inviter à “consommer”) et une invitation à vivre le film sur un mode éminemment charnel, pour le spectateur.
Cette expérience hyperesthésique est encore intensifiée par le vocabulaire cinématographique employé par Bonello : de longs travellings scannent les corps féminins pour mieux nous les faire désirer, la caméra s’attarde sur la rondeur d’une hanche ou la lourdeur d’un sein, un gros plan sublime la peau laiteuse, fraîche et rebondie d’une jeune femme rousse, les effets de matières et de textures (robes, draps du lit, canapés...) sont accentués par des gros plans sonores qui en suggèrent la douceur, la rigidité ou l’épaisseur, etc.
Par ailleurs, le film s’intéresse également à la manière dont le corps est mis en scène, réinventé chaque soir par ces femmes de joie, ce qui peut être lu, d’ailleurs, comme une métaphore de la figure de l’acteur/actrice. En effet, ces femmes savent parfaitement comment s’habiller, se parer, se maquiller, se parfumer, se coiffer pour se transformer et incarner l’objet des fantasmes de leurs clients. Elles démontrent ainsi une grande maîtrise de leur corps, de sa mise en valeur comme de sa mise en scène (l’idée de “mise en scène” est particulièrement justifiée tant cette maison close ressemble à un petit théâtre). Une fois sur scène, c’est-à-dire quand les clients arrivent, elles font également preuve d’une véritable intelligence corporelle et kinesthésique : elles mesurent leurs pas, leurs gestes, calculent leurs caresses et leurs soupirs, modulent leurs rires, accordent leurs regards et leurs sourires stratégiquement, etc. De plus, elles montrent une grande capacité de réinvention de leur propre corps à la demande de leurs clients qui apparaissent alors comme autant de metteurs en scène (d’ailleurs beaucoup d’entre eux sont joués par des cinéastes). Par exemple, une jeune fille rousse se transforme en geisha pour un client esthète en jouant sur son maquillage, sa tenue, sa coiffure et en prononçant des mots aux consonances japonaises qu’elle improvise naturellement. Une autre jeune fille, Léa, se métamorphose elle en poupée pour l’un de ses clients : elle articule alors ses mouvements de manière mécanique et rigide, réinventant son corps souple et délié en un objet raide aux gestes saccadés. Ces devenirs corporels au sens deleuzien (devenir-geisha, devenir-poupée ici) illustrent la plasticité du corps de ces prostituées, grandes actrices, et leur intelligence charnelle. En effet, leur intelligence transparaît non pas dans de longs discours mais dans la maîtrise de leur corps, dans leur capacité à le réinventer, à le remodeler, à s’adapter aux demandes particulières de ces clients aux fantasmes peu ordinaires. Ces prostituées représentent donc une métaphore de cette intelligence charnelle, de cette pensée incarnée, ces “carnal” ou “embodied thoughts” dont parlent Vivian Sobchack, Laura U. Marks ou encore Martine Beugnet et que le cinéma de Bonello met en scène.
Toutefois, cette poétique de la chair, cet accent porté sur les splendeurs sensuelles de la corporéité, ne masque jamais ses misères et ses souffrances. Les prostituées de L’Apollonide sont souvent filmées en train de pleurer et de souffrir. Le film décline toutes les formes de douleurs qu’elles éprouvent depuis l’inconfort d’avoir une relation sexuelle non désirée, dans des positions parfois désagréables qui causent des hématomes à “La Petite”, jusqu’aux souffrances les plus terribles comme la mutilation de la bouche qu’inflige un client au personnage de la “Juive” et qui lui laisse une cicatrice monstrueuse qui rappelle L’Homme qui rit de Victor Hugo ou même le Joker de Christophe Nolan dans The Dark Knight. La misère de la chair c’est aussi sa pourriture causée par une sévère maladie comme la syphilis qui accomplit son oeuvre hideuse sur la douce Julie qui se voit monstrueusement déformée. La misère de la chair c’est encore sa vulnérabilité au temps, qui défait lentement les corps, et qui est ici évoquée aux creux des premières rides de ces jeunes femmes. Par exemple, l’un des personnages, Clothilde, qui a 28 ans et voit des premières rides sillonner son visage ne pourra pas, jugée trop vieille, être revendue à une autre maison lorsque l’Apollonide fermera ses portes. Ces femmes dans la fleur de l’âge qui semblent sentir si bon, qui sont si belles, sont pourtant vénéneuses, porteuses de maladies terribles, et toutes se fanent déjà à l’image de cette rose blanche qui orne le salon et qui perd ses pétales... Elles pourriront bientôt. “Putain de métier de putain” dira “La Juive”.
Avec son esthétique éminemment picturale, ses décors et ses costumes sublimes, le film a été accusé de pur formalisme. Pourtant, à travers le microcosme qu’il filme, l’atmosphère et les sensations qu’il capture, L’Apollonide dresse le tableau d’une époque charnière, du basculement dans le XXe siècle : “La beauté convulsive de L’Apollonide est celle du siècle qui vient. Les pulsations mortifères du XXe siècle s’insinuent depuis l’extérieur, par l’intermédiaire des clients”8. C’est que les films de Bonello, qui intègrent leurs propos dans la matérialité même des chairs et des sensations qu’ils mettent en scène, exigent une nouvelle approche de lecture pour en saisir toute la portée. Il s’agit de passer d’une approche du cinéma où les images et les sons ainsi que les corps qui y sont filmés ne sont pas seulement les vecteurs d’une histoire, c’est-à-dire au service d’un discours, mais où ils sont un discours en eux-mêmes, un discours incarné qui est, comme l’écrit Martine Beugnet, “intégré dans la texture même des images et des sons”9.
Cette idée d’une chair éloquente, de corps qui développent par eux-mêmes un discours, trouve des illustrations frappantes dans l’une des rares scènes extérieures du film où Clothilde, surnommée “belle cuisses”, dans un exercice de ventriloquisme, fait “parler” le tatouage représentant le visage d’un homme qu’elle a sur une cuisse. Ce discours simple et drolatique qu’elle fait porter par son tatouage trahit à la fois ses joies simples (être enfin à l’extérieur, dans la nature, boire du champagne...) mais aussi ses peines plus profondes (celles que lui inspire sa vie de prisonnière dorée où elle n’aura connu ni la liberté ni l’amour). Dans le même esprit, Léa, “la poupée”, mutine à souhait, coupe quelques uns de ses poils pubiens pour les donner aux clients qu’elle ne souhaite plus revoir. Le corps, la peau et les poils ici, deviennent éloquents, incarnent un discours. Ces moments sont des métaphores qui expriment à quel point le cinéma de Bonello, loin d’un formalisme ou d’un sensationnalisme creux, fait parler la chair, fait porter aux corps des histoires et un discours.
Le cinéma de Bonello crée donc des univers sensoriels riches et singuliers qui invitent à faire l’expérience de ses films avec tous nos sens, qui invitent à être à la fois physiquement et intellectuellement touchés. Inventant une nouvelle voie entre la pure abstraction et les dérives commerciales du cinéma de fiction psychologisant, son cinéma incorpore, intègre son propos dans la chair même des personnages, dans leurs sensations, ainsi que dans le flux mouvant des images et des sons. Il propose donc bien ces “carnal thoughts” ou “embodied thoughts” (pensées charnelles, incarnées) qui font la richesse indissociablement sensorielle et intellectuelle de ses films.
En proposant ainsi des formes incarnées de discours et de narration, Bonello explore la capacité du corps et des sensations, des images et des sons à créer du sens et, in fine, de nouvelles manières de penser. Deleuze avait repéré cette capacité singulière qu’à le cinéma de renouveler nos manières traditionnelles de penser en inventant des formes de pensée sensorielle, qui passent moins par le langage que par la matérialité du médium (les images et les sons). Il me semble que le cinéma de Bonello explore précisément cette capacité distinctive du cinéma à entrelacer le corps et l’intellect, le sensoriel et le conceptuel et donc à produire des concepts nouveaux, non pas des concepts purement rationnels, détachés de l’expérience, mais des concepts qui témoignent de nos expériences concrètes, vécues, des concepts qui rendent comptent du corps, non pas celui dont s’occupe la médecine et qui est, comme l’objet, dans l’espace et dans le temps, mais celui dont nous faisons l’expérience, celui qui “habite” l’espace et le temps comme le souligne Merleau-Ponty dans sa phénoménologie.
Enfin, Bonello prolongera sans doute ce travail car il est en train de réaliser son sixième long métrage, un film qui portera sur le couturier Yves Saint Laurent. Par le choix de ce sujet, le film semble promettre l’exploration sensuelle d’effets de texture, de matières, de couleurs et de volumes des vêtements, ainsi que des corps et des mouvements qui les mettent en valeur. Là encore, la matière y sera sûrement informée par le conceptuel puisque traversée, modelée par le génie du couturier. Le cinéma de Bonello devrait donc continuer à nous faire vivre des expériences multisensorielles, indissociablement charnelles et intellectuelles, qui nous touchent aussi bien viscéralement qu’intellectuellement.
James Quandt, “Flesh and Blood : Sex and Violence in Recent French Cinema”, Artforum, février 2004.
Ma traduction. Citation originale : “... a cinema suddenly determined to break every taboo, to wade in rivers of viscera and spumes of sperm, to fill each frame with flesh, nubile or gnarled, and subject it to all manner of penetration, mutilation and defilement”.
Voir Martine Beugnet, Cinema and Sensation : French Film and the Art of Transgression, Edinbourgh University Press, 2007
“...cinema’s unique capacity to move us both viscerally and intellectually”, op. cit., quatrième de couverture.
Pour la notion de “carnal thought” ou “embodied thought” au cinéma, voir Vivian Sobchack, The Address of The Eye, Princeton University Press, 1992 et Carnal Thoughts : Embodiment and Moving Image Culture, University of California Press, 2004 ; Laura U. Marks, The Skin of the Film : Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses, Duke University Press, 2000 ; et Martine Beugnet, op. cit.
Critique de Jacques Morice, “Le Pornographe”, Télérama, 03/10/2001.
Pour la notion de regard haptique, voir Vivian Sobchack, op. cit., et Laura U. Marks, op. cit.
Isabelle Régnier, “L’Apollonide, souvenirs de la maison close : envoûtantes fleurs du mal de Bertrand Bonello”, Le Monde, 20/09/2011.
“...embedded... in the very texture of the images and sounds”, op.cit., quatrième de couverture.