Foujita, Portrait de l’artiste, 1926, musée des beaux-arts de Lyon
Dans son autoportrait conservé au musée des beaux-arts de Lyon, l’artiste Léonard-Tsuguharu Foujita est assis en tailleur devant une table en bois aux pieds raccourcis. Sa main gauche, appuyée nerveusement sur une grande feuille de papier blanc, contraste avec son visage serein, encadré par des cheveux coupés au bol, de grandes lunettes rondes en écailles et une petite moustache clairsemée. Sa main droite tient un petit pinceau pour la calligraphie. Il porte des vêtements amples, une chemise occidentale déboutonnée sur un linge de corps blanc et un pantalon de type hakama. Son chat Mikké, la tête posée sur son épaule gauche, le regarde avec attention. Tout le corps de l’artiste semble être enveloppé dans l’espace encombré de l’atelier rue Delambre à Montparnasse, où se mêlent objets occidentaux (grands cartons à dessin , châssis et feuilles de papier enroulées à l’arrière-plan, crayon gras, lampe à pétrole, clé de l’atelier et clous posés sur la table, cigarettes, cendrier et grands ciseaux au premier plan) et asiatiques (pinceaux pour la calligraphie de tailles diverses, pierre à encre de chine et bâton d’encre gravé). Derrière Foujita, on aperçoit une peinture accrochée par des punaises sur une grande toile blanche, comme une mise en abyme de son travail : un visage de femme hellénisant dessiné avec un trait d’encre fin, dont les modelés ressortent délicatement par un travail à l’estompe, jouant avec le vide du papier. Enfin, Le Portrait de l’artiste est daté (1926) et signé, à la fois en caractères et en lettres alphabétiques.
Face à ce tableau, conservé au musée des Beaux-arts de Lyon, on ne peut s’empêcher d’interroger le caractère hybride du travail de Foujita, peintre né en 1886 au Japon qui, après avoir étudié à l’École des Arts de Tokyo et obtenu son diplôme en 1910, décide de partir pour la France en 1913 et de poursuivre son travail à l’École de Paris, où il rencontre Modigliani, Pascin, Soutine, Léger et se lie d’amitié avec Gris, Picasso et Matisse. Le « plus japonais des Parisiens et le plus parisien des Japonais » selon ses propres mots, celui qui « veut allier la rigueur du trait japonais à la liberté de Matisse » (« The Japanese influence on Whistler », Art News, janvier 1930) présente en effet -à travers son histoire, ses œuvres et les corps qu’il représente - un syncrétisme technique et conceptuel original, un mariage étonnant entre la culture extrême-orientale et la culture occidentale.
De l’éducation artistique japonaise de Foujita, on peut retenir un certain nombre de caractéristiques propres à l’estampe telles que les jeux d’aplats, l’absence de profondeur, le regard en légère plongée, le goût pour la répétition, la prévalence de la forme et du dessin, une appétence calligraphique pour la précision et la finesse du trait à l’encre de Chine, l’utilisation du vide comme élément structurant de la composition, l’usage d’une gamme chromatique souvent très atténuée et de fonds diaphanes qui rappellent l’art des estampes de brocart nishiki-e. Les thèmes abordés font parfois référence à une iconographie asiatique traditionnelle : l’étrangeté de certains figures peuvent faire penser au yokai, le bestiaire des monstres japonais, l’importance donnée aux objets du quotidien dans certaines toiles font écho aux codes du surimono, ces œuvres réalisées à l’occasion du nouvel an ou d’une cérémonie particulière qui associent calligraphies et objets prosaïques (eux-mêmes directement issus des modèles hollandais diffusés dans l’archipel) afin d’en célébrer la poésie. De même, la présence dans la composition de simples brins d’herbe ou de minuscules fleurs dans certaines de ses compositions met en exergue la fragilité et la beauté de la vie, éléments utilisées comme symboles dans les pensées bouddhiste et shintoïste, les deux « religions » les plus importantes au Japon.
En outre, Foujita s’imprègne des peintres qu’il côtoie en France, dans la façon dont il se représente le corps de l’artiste au travail, mais aussi dans les formes qu’il donne au corps de ses modèles. L’artiste dans son atelier rappelle d’autres toiles de ses contemporains : l’Artiste devant sa toile de Picasso (Paris, musée Picasso) ou l’Autoportrait de Modigliani (conservé au Musée d’art contemporain de Sao Paulo). Foujita fréquentait bien sûr les ateliers de ses pairs. Il aurait même déclaré, après sa rencontre avec Picasso, selon les propos rapportés par Sylvie Buisson (Commissaire de l’exposition Foujita, le maître japonais de Montparnasse présentée à Dinard en septembre 2004) : « A peine revenu de chez Picasso, je suis rentré chez moi, et j’ai jeté par terre toutes mes couleurs et mon matériel de peinture […] déjà je brûlais d’oublier toutes les techniques que j’avais apprises au Japon, de comment tenir sa palette à la manière de laver les pinceaux ». Du point de vue de la représentation du corps lui-même, les petits tableaux des débuts de son séjour parisien ont un tracé sinueux qui rappelle les œuvres de Soutine, les grands fronts bombés et les visages ovoïdes de certains portraits font écho à Brancusi, tandis que la courbure du cou d’autres portraits est une dédicace à Modigliani. D’autre part, Foujita est aussi frappé par les nus féminins couchés des peintres de la Renaissance et s’inspire par exemple de la Vénus d’Urbin de Titien pour réaliser son Nu à la toile de Jouy de 1922.
Cependant, Foujita n’est pas réductible à cette image d’artiste à la croisée de deux mondes, de deux influences. Lui-même refuse la filiation du yo-ga, la peinture occidentale incarnée par son compatriote Kuroda. Foujita se réclame de grands maîtres de l’art japonais comme Harunobu ou Utamaro, et se place ainsi dans le nihon-ga (l’art japonais traditionnel). La façon dont Utamaro trace le visage des courtisanes rappelle en effet le minimalisme de la touche de Foujita (voir les estampes conservées au musée Guimet par exemple). Parallèlement, l’artiste est un membre à part entière, et même prépondérant, du « groupe de Montparnasse ». Après son exposition de 1918, il atteint une grande renommée, gagne beaucoup d’argent et attire les faveurs des critiques. En 1925, il est déjà décoré de l’Ordre de Léopold et est fait chevalier de la Légion d’honneur (il devient officier de la Légion d’honneur en 1957). Foujita devient lui-même à cette époque une figure emblématique, photographiée par Desnos dans son atelier, dans un jeu de miroir avec ses autoportraits peints. On pourrait dire que Foujita, en tant qu’artiste –et au même titre que n’importe quel artiste d’ailleurs- se sert de ce que l’on pourrait peut-être lier au kunstwollen (« l’intentionnalité artistique ») d’Aloïs Riegl (Aloïs Riegl, Grammaire historique des arts plastiques, 1978), c’est-à-dire cette capacité à utiliser la vision du monde d’une époque, quelle que soit la source spatiale ou temporelle de cette vision. Le travail de Foujita ne se contente pas de mêler des apports différents, l’encre de chine et la peinture à l’huile, pour créer des représentations métissées des corps, mais crée une œuvre unique (voir l’ouvrage, à ce propos, d’Anne Le Diberder, Foujita, le maître du trait, Philippe Picquier, 2008), une représentation du corps humain qui est tout à fait propre à sa vision artistique et qui influencera à son tour d’autres artistes, à l’instar du peintre chinois Sanyu.