CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Jennifer Thiault, L’art de Foujita

L’art de Foujita : une représentation du corps sous influence ?

Foujita, Portrait de l’artiste, 1926, musée des beaux-arts de Lyon

Foujita, Portrait de l’artiste, 1926, musée des beaux-arts de Lyon

Dans son auto­por­trait conservé au musée des beaux-arts de Lyon, l’artiste Léonard-Tsuguharu Foujita est assis en tailleur devant une table en bois aux pieds rac­cour­cis. Sa main gauche, appuyée ner­veu­se­ment sur une grande feuille de papier blanc, contraste avec son visage serein, enca­dré par des che­veux coupés au bol, de gran­des lunet­tes rondes en écailles et une petite mous­ta­che clair­se­mée. Sa main droite tient un petit pin­ceau pour la cal­li­gra­phie. Il porte des vête­ments amples, une che­mise occi­den­tale débou­ton­née sur un linge de corps blanc et un pan­ta­lon de type hakama. Son chat Mikké, la tête posée sur son épaule gauche, le regarde avec atten­tion. Tout le corps de l’artiste semble être enve­loppé dans l’espace encom­bré de l’ate­lier rue Delambre à Montparnasse, où se mêlent objets occi­den­taux (grands car­tons à dessin , châs­sis et feuilles de papier enrou­lées à l’arrière-plan, crayon gras, lampe à pétrole, clé de l’ate­lier et clous posés sur la table, ciga­ret­tes, cen­drier et grands ciseaux au pre­mier plan) et asia­ti­ques (pin­ceaux pour la cal­li­gra­phie de tailles diver­ses, pierre à encre de chine et bâton d’encre gravé). Derrière Foujita, on aper­çoit une pein­ture accro­chée par des punai­ses sur une grande toile blan­che, comme une mise en abyme de son tra­vail : un visage de femme hel­lé­ni­sant des­siné avec un trait d’encre fin, dont les mode­lés res­sor­tent déli­ca­te­ment par un tra­vail à l’estompe, jouant avec le vide du papier. Enfin, Le Portrait de l’artiste est daté (1926) et signé, à la fois en carac­tè­res et en let­tres alpha­bé­ti­ques.

Face à ce tableau, conservé au musée des Beaux-arts de Lyon, on ne peut s’empê­cher d’inter­ro­ger le carac­tère hybride du tra­vail de Foujita, pein­tre né en 1886 au Japon qui, après avoir étudié à l’École des Arts de Tokyo et obtenu son diplôme en 1910, décide de partir pour la France en 1913 et de pour­sui­vre son tra­vail à l’École de Paris, où il ren­contre Modigliani, Pascin, Soutine, Léger et se lie d’amitié avec Gris, Picasso et Matisse. Le « plus japo­nais des Parisiens et le plus pari­sien des Japonais » selon ses pro­pres mots, celui qui « veut allier la rigueur du trait japo­nais à la liberté de Matisse » (« The Japanese influence on Whistler », Art News, jan­vier 1930) pré­sente en effet -à tra­vers son his­toire, ses œuvres et les corps qu’il repré­sente - un syn­cré­tisme tech­ni­que et concep­tuel ori­gi­nal, un mariage étonnant entre la culture extrême-orien­tale et la culture occi­den­tale.

De l’éducation artis­ti­que japo­naise de Foujita, on peut rete­nir un cer­tain nombre de carac­té­ris­ti­ques pro­pres à l’estampe telles que les jeux d’aplats, l’absence de pro­fon­deur, le regard en légère plon­gée, le goût pour la répé­ti­tion, la pré­va­lence de la forme et du dessin, une appé­tence cal­li­gra­phi­que pour la pré­ci­sion et la finesse du trait à l’encre de Chine, l’uti­li­sa­tion du vide comme élément struc­tu­rant de la com­po­si­tion, l’usage d’une gamme chro­ma­ti­que sou­vent très atté­nuée et de fonds dia­pha­nes qui rap­pel­lent l’art des estam­pes de bro­cart nishiki-e. Les thèmes abor­dés font par­fois réfé­rence à une ico­no­gra­phie asia­ti­que tra­di­tion­nelle : l’étrangeté de cer­tains figu­res peu­vent faire penser au yokai, le bes­tiaire des mons­tres japo­nais, l’impor­tance donnée aux objets du quo­ti­dien dans cer­tai­nes toiles font écho aux codes du suri­mono, ces œuvres réa­li­sées à l’occa­sion du nouvel an ou d’une céré­mo­nie par­ti­cu­lière qui asso­cient cal­li­gra­phies et objets pro­saï­ques (eux-mêmes direc­te­ment issus des modè­les hol­lan­dais dif­fu­sés dans l’archi­pel) afin d’en célé­brer la poésie. De même, la pré­sence dans la com­po­si­tion de sim­ples brins d’herbe ou de minus­cu­les fleurs dans cer­tai­nes de ses com­po­si­tions met en exer­gue la fra­gi­lité et la beauté de la vie, éléments uti­li­sées comme sym­bo­les dans les pen­sées boud­dhiste et shin­toïste, les deux « reli­gions » les plus impor­tan­tes au Japon.

En outre, Foujita s’imprè­gne des pein­tres qu’il côtoie en France, dans la façon dont il se repré­sente le corps de l’artiste au tra­vail, mais aussi dans les formes qu’il donne au corps de ses modè­les. L’artiste dans son ate­lier rap­pelle d’autres toiles de ses contem­po­rains : l’Artiste devant sa toile de Picasso (Paris, musée Picasso) ou l’Autoportrait de Modigliani (conservé au Musée d’art contem­po­rain de Sao Paulo). Foujita fré­quen­tait bien sûr les ate­liers de ses pairs. Il aurait même déclaré, après sa ren­contre avec Picasso, selon les propos rap­por­tés par Sylvie Buisson (Commissaire de l’expo­si­tion Foujita, le maître japo­nais de Montparnasse pré­sen­tée à Dinard en sep­tem­bre 2004) : « A peine revenu de chez Picasso, je suis rentré chez moi, et j’ai jeté par terre toutes mes cou­leurs et mon maté­riel de pein­ture […] déjà je brû­lais d’oublier toutes les tech­ni­ques que j’avais appri­ses au Japon, de com­ment tenir sa palette à la manière de laver les pin­ceaux ». Du point de vue de la repré­sen­ta­tion du corps lui-même, les petits tableaux des débuts de son séjour pari­sien ont un tracé sinueux qui rap­pelle les œuvres de Soutine, les grands fronts bombés et les visa­ges ovoï­des de cer­tains por­traits font écho à Brancusi, tandis que la cour­bure du cou d’autres por­traits est une dédi­cace à Modigliani. D’autre part, Foujita est aussi frappé par les nus fémi­nins cou­chés des pein­tres de la Renaissance et s’ins­pire par exem­ple de la Vénus d’Urbin de Titien pour réa­li­ser son Nu à la toile de Jouy de 1922.

Cependant, Foujita n’est pas réduc­ti­ble à cette image d’artiste à la croi­sée de deux mondes, de deux influen­ces. Lui-même refuse la filia­tion du yo-ga, la pein­ture occi­den­tale incar­née par son com­pa­triote Kuroda. Foujita se réclame de grands maî­tres de l’art japo­nais comme Harunobu ou Utamaro, et se place ainsi dans le nihon-ga (l’art japo­nais tra­di­tion­nel). La façon dont Utamaro trace le visage des cour­ti­sa­nes rap­pelle en effet le mini­ma­lisme de la touche de Foujita (voir les estam­pes conser­vées au musée Guimet par exem­ple). Parallèlement, l’artiste est un membre à part entière, et même pré­pon­dé­rant, du « groupe de Montparnasse ». Après son expo­si­tion de 1918, il atteint une grande renom­mée, gagne beau­coup d’argent et attire les faveurs des cri­ti­ques. En 1925, il est déjà décoré de l’Ordre de Léopold et est fait che­va­lier de la Légion d’hon­neur (il devient offi­cier de la Légion d’hon­neur en 1957). Foujita devient lui-même à cette époque une figure emblé­ma­ti­que, pho­to­gra­phiée par Desnos dans son ate­lier, dans un jeu de miroir avec ses auto­por­traits peints. On pour­rait dire que Foujita, en tant qu’artiste –et au même titre que n’importe quel artiste d’ailleurs- se sert de ce que l’on pour­rait peut-être lier au kunst­wol­len (« l’inten­tion­na­lité artis­ti­que ») d’Aloïs Riegl (Aloïs Riegl, Gram­maire his­to­ri­que des arts plas­ti­ques, 1978), c’est-à-dire cette capa­cité à uti­li­ser la vision du monde d’une époque, quelle que soit la source spa­tiale ou tem­po­relle de cette vision. Le tra­vail de Foujita ne se contente pas de mêler des apports dif­fé­rents, l’encre de chine et la pein­ture à l’huile, pour créer des repré­sen­ta­tions métis­sées des corps, mais crée une œuvre unique (voir l’ouvrage, à ce propos, d’Anne Le Diberder, Foujita, le maître du trait, Philippe Picquier, 2008), une repré­sen­ta­tion du corps humain qui est tout à fait propre à sa vision artis­ti­que et qui influen­cera à son tour d’autres artis­tes, à l’instar du pein­tre chi­nois Sanyu.

Jennifer Thiault