© Marie-Thérèse Mourey
Il peut paraître paradoxal de prétendre aborder la question du corps dansant, et particulièrement de l’expressivité du corps, à partir de recherches menées pour l’essentiel sur l’espace germanique, et plus particulièrement sur l’époque moderne, ou de la « Première modernité » (dénomination des historiens, plus neutre que les expressions « Siècle classique » ou « L’âge baroque » ), une période qui, grosso modo, débute dès le XVIe et s’achève quelque part au XVIIIe siècle. Comme on peut le voir, cette définition en apparence hasardeuse est volontairement flexible, car une des questions essentielles à se poser concerne précisément l’identification de tournants ou de seuils historiques, qui se traduisent par des mutations anthropologiques et épistémologiques souvent irréversibles.
Pourquoi est-ce un paradoxe que de vouloir aborder la question de l’expression ou de l’expressivité du corps dansant à partir de ce cadre spatio-temporel spécifique ? Il y a à cela deux raisons majeures.
Tout d’abord, l’époque de la première modernité passe en général (à juste titre ?) pour une période où triomphent les lois, les règles, les normes supra-individuelles. La naissance et l’affirmation de l’individu ne sont en général situées que vers la fin du XVIIIe siècle (avec là encore des contours fort imprécis, sauf peut-être pour la littérature et la poésie. Même pour Noverre, la chose est très discutable). Durant ce qu’on serait tenté d’appeler un ’long’ XVIIe siècle, le corps (et en particulier le corps dansant) fait l’objet d’une attention soutenue, de discours, de type très divers, qui reposent sur des ’représentations mentales’, des images, donc un imaginaire social spécifique. Mais sa possible expressivité éveille des craintes, en raison des débordements possibles (on songe au corps grotesque du Carnaval, étudié par M. Bakhtine) ; donc elle se voit canalisée, ’disciplinée’, voire ’réprimée’ par les autorités politiques et sociales (tous ces termes, sujets à une redéfinition critique, sont bien entendu mis entre guillemets). En parallèle, et c’est un nouveau paradoxe, l’expressivité potentielle du corps, son éloquence, est sciemment utilisée à des fins de communication symbolique (c’est un domaine étudié en Allemagne par l’historienne Barbara Stollberg-Rilinger), à travers l’élaboration d’une sémiotique corporelle codifiée, tant dans le domaine social et politique (par la réglementation soigneuse des codes de civilité sociale, du cérémonial diplomatique et étatique, par exemple) que pour le medium spectaculaire qui va naître au tournant des XVIe-XVIIe siècles et pleinement s’imposer précisément à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle (cf. le volume Spectaculum Europaeum. Théâtre et spectacle en Europe 1580-1750, 1999). On notera donc l’ambivalence du terme d’ « expression », qui se rencontre bien dans les discours, notamment les traités de danse, mais qui n’a pas le même sens que celui qu’il revêtira ultérieurement et que certains chercheurs lui prêtent trop volontiers, d’expression individuelle intériorisée, subjective d’un Moi authentique et singulier – une vision à l’évidence trop moderne, née avec le Romantisme. Il s’agit bien plutôt de « traduire », de faire passer, par le biais du corps et non plus du Logos, par des attitudes et postures, gestes et mouvements, un maintien et une manière de se mouvoir dans l’espace, donc de « signifier », par le biais de « signifiants », des contenus (pouvoir, hiérarchie, richesse), situations (ordre, soumission), sentiments (respect, gratitude), émotions et « affects » eux-mêmes soigneusement identifiés et répertoriés. Il n’est donc pas question d’une expressivité subjective qui serait synonyme de liberté, d’arbitraire, d’absence de règles, mais de connaissance et d’utilisation ciblée de codes de communication, conformes aux convenances, à la bienséance, aux lois de l’aptum et du decorum, ainsi qu’aux coutumes). Le cadre est donc éminemment normatif, même si une notion, évoquée au détour de traités, frappe : celle de « caprice ».
La seconde raison du paradoxe tient aux spécificités - par rapport au cadre français en général beaucoup plus connu - , qui caractérisent l’aire culturelle germanique (qui, rappelons-le, recouvrait alors le Saint Empire Romain Germanique, incluant l’Autriche et ses territoires héréditaires, la Bohême-Moravie, une partie de la Hongrie, la Silésie, une partie de la Suisse, ainsi que des territoires aujourd’hui rattachés aux Pays-Bas). Or ces spécificités, d’ordre religieux, confessionnel, théologique et métaphysique, rejaillissent directement - et souvent violemment - sur les discours et représentations du corps, particulièrement du corps dansant, en raison notamment du caractère en apparence ’gratuit’ de l’activité saltatoire, non indispensable aux besoins élémentaires et vitaux de l’être humain. En effet, depuis Luther et la Réforme (un tournant initial identifiable, mais avec prudence...), et la réorganisation des sociétés intervenues sur des bases confessionnelles a/c 1555, les interrogations métaphysiques et théologiques pèsent lourdement sur la réglementation des pratiques de danse, autant que sur les imaginaires et sur les discours qui en découlent. La question fondamentale qui agite les esprits est celle de l’origine de la danse : selon les cadres mentaux propres à l’époque, et un ordre logique à deux valeurs de vérité, elle ne peut être que divine ou diabolique, pré- ou post-lapsale, affect divin de la joie et de la jubilation ou, à l’opposé, pulsion satanique, transe de possession et de perte de contrôle de soi, qui mène à la transgression de la loi Divine (Décalogue, en particulier 1er commandement). La réponse apportée à cette question intrinsèquement indécidable détermine l’orientation des discours tenus sur l’activité, qui prônent soit une condamnation totale, de type essentialiste, soit une tolérance modérée et relativement bienveillante, de type circonstancialiste (position initialement adoptée par Luther dans son Homiliaire de Carême, mais sur laquelle il reviendra par la suite). La querelle des « adiaphora » (choses moralement indifférentes), qui s’enflammera à deux reprises (à la fin du XVIe siècle avec les calvinistes, au tournant des XVIIe-XVIIIe avec les piétistes) traduit la violence des débats et surtout l’importance de leurs enjeux ; mais la ligne de partage entre les avocats et les contempteurs de la danse est beaucoup plus délicate à tirer qu’il n’y paraît - j’y reviendrai par la suite.
Dans cette perspective, le développement de la « belle danse » d’origine française et sa diffusion très large dans l’espace germanique (ainsi que dans l’espace européen) précisément à partir du XVIIe siècle (notamment dans la seconde moitié) correspond à une « représentation », mentale et discursive, d’une activité corporelle conçue essentiellement comme « anthropologie corrective », où l’être humain, qui est d’abord et avant tout un sujet (politique) et un chrétien (et non pas une individualité singulière), se voit contraint dans son corps afin de retrouver sa position verticale, sa « rectitude » originelle perdue depuis la Chute (le Péché originel), et inscrit dans un système normatif de règles, prescriptions et proscriptions censés garantir la cohésion de la société, son harmonie, sa moralité insoupçonnable, son ordre. A cette explication, de type anthropologique, s’ajoute un phénomène sociologique bien identifié depuis Bourdieu, le besoin de « distinction sociale », qui pousse certains groupes (« classes ») sociaux, soucieux de se démarquer du « vulgus », à s’approprier un « capital symbolique » susceptible de leur ouvrir les portes des élites, dans le cas de figure à travers un nouvel « habitus corporis » d’origine française et aristocratique : par exemple, en apprenant les danses en vogue telles que le menuet, ou les différents types de révérence à la française. Ce facteur sociologique rejoint le concept-outil, dû à Elias, de « civilisation des mœurs », qui désignant le raffinement du comportement et des manières globalement intervenu durant la Première Modernité, touche fortement, voire prioritairement le corps et ses usages, et partant, les discours qui s’y rapportent. Pour reprendre la formule d’Elias, le passage de la contrainte extérieure à l’auto-contrainte induit une transformation en profondeur de l’économie émotionnelle et pulsionnelle de l’être humain, ce qui a des répercussions sur les types de danse pratiqués.
En parallèle, l’essor pris par de nouvelles formes de spectacle où le corps fait l’objet d’une ostentation délibérée, d’une exhibition- monstration, notamment des formes de danse théâtrale (« ballets », de cour ou non, pastorales, mascarades, entrées dans les opéras, etc.) rend nécessaire de savoir « exprimer » certains sentiments, affects, passions, actions, situations. On a donc affaire à un discours à double facette : d’un côté, le sujet se voit mis en demeure de contrôler, de canaliser absolument son corps et le caractère par trop spontané ou débridé de son expressivité dans le registre de la communication sociale. Mais lorsqu’il se produit dans un spectacle (rappelons ici que les danseurs professionnels ne vont pleinement s’imposer qu’à la fin du XVIIe siècle, et que dans un premier temps, les acteurs de ces spectacles dansés sont les personnes princières elles-mêmes, ainsi que le personnel de la cour), il se doit de savoir « exprimer », de manière non verbale, des actions et passions (joie, tristesse, crainte, frayeur, jalousie, etc.). Autrement dit, il doit savoir, par les mouvements et postures de son corps, « traduire » les mouvements de l’âme et des sens, et rendre son corps lisible, sans que cette traduction/ translation soit laissée à son arbitraire ; de fait, elle est réglée par un système de correspondances héritées de l’actio rhétorique. Cette hétéronomie est constitutive de l’art de la danse jusque au milieu du XVIIIe siècle au moins (mais on pourrait aller plus loin...). Mais c’est alors que l’on note les prémices d’une réflexion nouvelle menée sur l’adéquation entre le geste et l’affect, sur la nécessité d’échapper au corset trop contraignant des prescriptions pour lentement individualiser l’expression du corps tout en garantissant la lisibilité du message et l’univocité du sens.
A travers un bref parcours dans ces discours (de type fort divers), images et représentations mentales, parfois traduites dans l’iconographie, je voudrais aborder des perspectives méthodologiques et épistémologiques qui me paraissent essentielles, notamment, afin d’éviter de graves contresens, qui consistent à appliquer à des textes et discours anciens des schémas d’interprétations trop modernes et anachroniques, mais aussi afin de renouveler les approches et d’ouvrir sur nouvelles interrogations.
L’Allemagne, plus exactement le « Saint Empire romain Germanique », un conglomérat d’entités politiques et territoriales de taille et d’importance très inégales, connaît des transformations profondes et irréversibles avec la Réforme initiée par Martin Luther (1517), événement fondateur à tous égards : du point de vue religieux et politique bien sûr, mais aussi social, intellectuel et culturel. Après les violents troubles du début du XVIe siècle, les mutations intervenues se font sentir plus nettement à partir de la fixation confessionnelle intervenue en 1555 (Paix d’Augsbourg). Durant environ 50 ans de paix relative, la réorganisation fondamentale des structures politiques, économiques, religieuses et sociales se traduit notamment par une reprise en main du « corps social » par les différentes autorités territoriales, civiles et religieuses, un phénomène bien identifié et étudié de « disciplinarisation » des sujets. Le processus autoritaire de normalisation des comportements et de la vie quotidienne (les loisirs et fêtes, le jeu, les vêtements etc.) vaut bien sûr également pour la pratique sociale de la danse, qui fait l’objet d’Ordonnances (civiles et ecclésiastiques, régionales et municipales) qui en réglementent de manière normative et littéralement policière les différents aspects et le déroulement, notamment dans les milieux populaires (le temps, les lieux, les personnes concernées, mais aussi les formes et types de danse, les gestes et attitudes autorisés ou interdits). Cette réglementation, sous-tendue par un souci croissant de moralisation du corps et de l’ordre public, invoque comme raison officielle une dégradation des mœurs, elle-même clairement attribuée à l’introduction de nouvelles danses en couples, dites « welches » (=d’origine italienne) telle la gaillarde ou la volte, qui refoulent les danses traditionnelles collectives, rondes, chaînes, farandoles, ou encore les danses marchées, très graves, mesurées et dignes, auxquelles se livraient les patriciens des villes, donc l’élite sociale.
Au milieu du XVIIe siècle, un terrible traumatisme, la guerre de Trente Ans (1618-1648) laisse l’Allemagne exsangue, ravagée matériellement, spirituellement et culturellement. Cette guerre scelle également le triomphe de la France sur les plans politique, diplomatique et culturel, et la domination qu’elle va dès lors exercer sur l’Europe entière. La volonté de nombreux Princes allemands de reconstruire leur Etat, de moderniser leur société et de se doter d’une culture raffinée, à défaut de pouvoir être brillante ou prestigieuse, donne lieu à un processus de « transfert », ou plus exactement d’acculturation délibérée, qui passe en particulier par l’importation de danses de cour françaises (courante, menuet, passe-pied, sarabande, etc.) par le biais de nombreux artistes et maîtres à danser français qui s’installent outre-Rhin et propagent un modèle plus subtil et sophistiqué de manières distinguées et raffinées - car ces danses françaises ont pour caractéristiques corporelles d’être extrêmement maîtrisées, contrôlées et ritualisées. Simultanément, l’art de la « belle danse » connaît un développement sans pareil, un processus de théorisation esthétique et de codification technique, qui lui confère une légitimité inégalée (traduite en France par la création de l’ARD en 1661). Tandis que le « ballet de cour » à la française connaît un succès grandissant dans les cours princières allemandes, surtout protestantes (Allemagne centrale et du Nord, le sud catholique demeurant une zone traditionnellement d’influence italienne), les danses françaises vont être implantées dans les milieux de la petite noblesse et de la haute bourgeoisie urbaine avides de « distinction sociale », qui voient là le moyen de s’approprier ce « capital culturel symbolique » inscrit dans les corps. Savoir danser devient une obligation dans les milieux distingués, et la figure du Maître à danser y joue un rôle central. Toutefois, ces danses françaises, complexes d’exécution et quelque peu guindées (un menuet est un véritable cérémonial de présentation), se heurtent d’une part à des résistances internes (avec la persistance des danses allemandes traditionnelles), d’autre part à la concurrence des contredanses anglaises qui pénètrent sur le continent par le nord (via Hambourg notamment), danses collectives très libres et, si l’on en croit les discours, beaucoup plus amusantes et libres. Par ailleurs, un nouveau courant religieux, cette fois-ci interne au protestantisme, le piétisme, développe au début du XVIIIe siècle une hostilité forcenée envers les divertissements qui menace directement l’art de la belle danse et les spectacles dansés, expressions symboliques des nouvelles élites, dans la mesure où ses représentants, placés au cœur du pouvoir politico-religieux, prétendent faire interdire ces pratiques mondaines pour faire triompher la loi de Dieu.
On doit à cette dynamique des interactions culturelles entre l’espace germanique, la France, l’Italie pour l’essentiel, puis l’Angleterre, la constitution progressive, jusqu’à environ 1720/30, d’une nouvelle identité, à travers des projections idéales, mais aussi des tensions, conflits et déchirements dus à l’importation de modèles culturels étrangers qui refoulent les spécificités nationales et populaires au nom d’un idéal supérieur de civilité des mœurs et de « progrès », parfois aussi au nom de la « mode ». Ce qui est nouveau, c’est que la danse, qui s’est bien sûr toujours pratiquée, accède à un statut supérieur, légitimé par les élites sociales ; elle est non seulement revalorisée comme manifestation corporelle légitime parce que ’naturelle’ (mais de quelle nature s’agit-il ?...), mais aussi considérée comme le fondement d’un comportement et de manières civilisés. De simplement tolérée, puis nécessaire, elle devient peu à peu indispensable. C’est alors que naît un « art savant » de la danse. Cette légitimité accrue se traduira pour les professionnels par le désir de faire passer la danse du statut inférieur d’art mécanique qui est encore le sien à celui d’art libéral (à l’instar de la musique), en passant par la théorisation de ce qui est à l’origine un savoir faire, une « technè ». La pratique donnera donc naissance à de nouveaux discours, d’un autre type.
Or, les nombreux discours sur la danse qui existent pour cette période longue permettent d’appréhender, au-delà de la réalité de l’évolution des danses, les perceptions et conceptions, les représentations mentales, individuelles et collectives, que suscite le fait de danser auprès des différents acteurs sociaux (élites princières, bourgeoisie, clergé... le ‘petit peuple’ par définition ne s’exprimant pas – ou peu- à travers des discours écrits). Ce qui est en jeu, c’est in fine le statut du corps et le caractère licite de sa « présentation », voire de son « expression », un débat aussi fondamental que conflictuel. Car l’individu n’est pas encore autonome, c’est un sujet que l’on veut docile, et sa relation à la collectivité (notamment pour les formes admissibles de sociabilité) est encore soumise à un contrôle strict. Mais en parallèle, l’essence de l’être humain, sa nature, connaissent une redéfinition fondamentale qui, au fil du temps, va remettre en question la nécessité de ce contrôle. Le même constat initial, le rejet de certaines formes de danse, c’est-à-dire de certains types de corporalité, aboutit à deux attitudes opposées, du moins en apparence : celle qui consiste à agir sur les corps dansants et à corriger leurs prétendus dérèglements pour en sublimer l’expression, et l’autre qui prétend au contraire étouffer dans l’œuf et réprimer des manifestations ontologiquement diaboliques et peccamineuses. La danse est, en tant que pratique sociale, écartelée entre la légitimation suprême que lui offrent les nouvelles élites et la condamnation absolue dont elle fait l’objet de la part des moralistes et théologiens, au nom du salut de l’âme. Les représentations des corps dansants qui émergent des nombreux discours qui voient le jour durant cette longue période correspondent ainsi à un imaginaire fort contrasté dont il s’agit d’interroger les présupposés et les implications.
Le dialogue textuel qu’entretiennent ces discours hétérogènes fait apparaître les clivages qui traversent la société allemande d’alors, puisque au-delà de la pratique sociale de la danse, c’est aussi un art en voie de constitution, et ses prémisses esthétiques, éthiques et anthropologiques qui sont, dans un cas fortement légitimés, dans l’autre violemment rejetés. Il s’agit donc très largement d’un dialogue de sourds.
Si l’on tente d’esquisser une typologie grossière des discours, on trouve d’un côté un ensemble de discours « positifs », qu’il s’agisse de traités théoriques, apologétiques et laudatifs, d’essais historiques ou réflexions philosophiques, ou encore de manuels pratiques, techniques ou pédagogiques. A l’intérieur de cet ensemble, les traités de danse, presque tous rédigés par des maîtres à danser professionnels (1703-1717), sont structurés selon une approche systématique qui se veut « scientifique ». En effet, l’objectif des auteurs est de légitimer leur art en l’intégrant au canon des arts libéraux, de transformer un simple savoir-faire propre aux histrions des foires (la Pantomime) en une véritable danse savante aux fondements mathématiques et philosophiques, soigneusement codifiée, réglementée et moralisée – tant il est vrai que l’entreprise de théorisation des arts est une forme intrinsèque de « disciplinarisation » des savoirs et des pratiques. C’est du reste à ce moment historique que cette discipline se subdivise à son tour lentement, mais de manière irréversible, entre danse de société (« danse basse ») et danse théâtrale (« danse haute »), cette dernière étant de plus en plus réservée aux professionnels. De l’autre côté, on trouve des discours « négatifs », hostiles à l’activité saltatoire, pamphlets aussi nombreux que virulents, ou simplement discours répressifs (ordonnances auliques, civiles ou ecclésiastiques), qui ne sont pas nouveaux en soi (la condamnation des danses ayant une longue tradition, notamment au sein de l’Église), mais qui connaissent un accroissement quantitatif et qualitatif à la mesure des mutations intervenues. Plus hétérogène dans le temps et dans l’espace, mais plus homogène dans l’argumentation, le corpus de pamphlets est marqué par une perspective théologique immuable, et par la volonté des auteurs (essentiellement des pasteurs) de disqualifier une activité visiblement populaire, tout en exerçant des pressions sur les autorités de contrôle de la société, civiles ou ecclésiastiques afin de discipliner le corps rétif des chrétiens et de le ramener vers Dieu et le salut de son âme à travers la sanctification du quotidien.
Le travail trans-générique sur ces sources et leurs stratégies argumentatives (leur rhétorique spécifique, la topique) révèle, au-delà de leur hétérogénéité apparente, un dénominateur commun : leur caractère éminemment normatif. Apologétiques et laudatifs, ou hostiles et polémiques, ces discours illustrent un double mouvement de prescription et d’interdiction caractéristique de l’époque moderne, où rien n’est laissé au hasard ni surtout à la subjectivité de l’individu, de sort que l’on peut y voir une formidable entreprise d’inscription de la Loi dans les corps. Pierre Legendre a magistralement développé cette interprétation du phénomène de normativité intervenu : au-delà d’un « juridisme absurde » ou d’un « moralisme arbitraire », on est en présence de discours cohérents qui portent sur « les contours et l’enveloppe de la jouissance » (La passion d’être un autre. Etude pour la danse, p. 148 sq) et des droits du corps.
Le point de départ des discours, images et représentations du corps dansant est donc constitué par l’interrogation fondamentale sur le sens (signification et objectif) de l’activité, qui est aussi inutile à la vie biologique que dépourvu de fonction dans l’économie du salut de l’âme propre à la sotériologie chrétienne. Les commentateurs, religieux, intellectuels et érudits, sont perplexes devant ce qui serait le ’moteur’ du corps dans la danse, la pulsion primitive : pour les uns, c’est l’affect de la joie (laetitia), qui aurait été implanté par Dieu en l’homme lors de la Création. Luther se réfère aux enfants qui sautillent spontanément, extériorisant par là (sens premier du verbe « ex-primer ») une jubilation intérieure, tout en demeurant purs de tout péché. En conséquence, pour les partisans de cette thèse, il suffit d’encadrer strictement les pratiques saltatoires, de les moraliser, d’en réprimer les abus, mais elles sont en soi licites. Pour les adversaires en revanche, l’origine de la danse et son moteur, c’est Satan, ce qui fait que l’activité orchestique procéderait directement du Péché originel. Dans ce schéma, l’homme a définitivement perdu l’« imago » du corps divin dont il procède par le Péché Originel et la Chute ; le mouvement incessant et en apparence irraisonné des corps serait donc « signe » de possession satanique. Cette sémiotique sacrée fonctionne, on le voit, par bi-polarités. Les nombreuses légendes et récits de possession magique par le Diable (dont les « Teufelsbücher » qui eurent un énorme succès) sont tout autant la traduction narrative de phénomènes bien réels, les choréomanies attestées, appelées « danses de Saint Guy », qui relèvent on le sait de troubles physiologiques, que la réactivation symbolique de la Loi divine à travers les deux figures archétypales de Salomé et de la Sorcière, agent privilégié de Satan. Le corps de l’individu, fabriqué à l’image d’un idéal, est ainsi inséré dans un réseau de croyances, de signes et de symboles, qui voit se construire, à travers des décryptages et interprétations, puis des normes, prescriptions et interdits, des polarités tranchées qui ne sont nullement exclusives les unes des autres, mais au contraire se superposent ; corps fantasmé et repoussoirs effrayants ne sont que les deux facettes d’une même « représentation » qui sous-tend les dispositifs mis en œuvre.
La première polarité, propre à cette période de rénovation religieuse et de redéfinition confessionnelle au sein du christianisme, oppose le corps moralisé et vertueux du Chrétien idéal à la Bête, mais aussi au Païen, deux figures de l’Autre terrifiant, avec le Sauvage et la Sorcière. On trouve aussi bien le spectre des bacchanales, des transes, dépossession de soi dans l’ivresse du mouvement ininterrompu que des attaques contre l’animalité en l’homme. Dans son Tanzteuffel (1567), Florian Daul, un pasteur luthérien, explique avec un relatif luxe de détails et mêmes les termes techniques appropriés comment se comportent les danseurs dans une nouvelle mode, parvenue jusque dans les recoins de la Silésie profonde : ils vont et courent dans tous les sens et dans le plus grand désordre, « comme les vaches enragées » (!), s’attrapent mutuellement et se font sauter, balancer, virevolter, voltiger, projeter en l’air, faisant s’envoler les jupes des femmes bien au-dessus de la ceinture. La pratique décrite désigne à l’évidence la volte gaillarde, une danse en vogue dans toute l’Europe, y compris en France, à la cour du roi Henri III, qui devait connaître une exceptionnelle longévité, puisque Münster s’en offusque encore près de trente ans plus tard. Selon Johannes Praetorius (1668) cette « danse tourbillonnante, pleine de gestes honteux et obscènes et de mouvements impudiques », source de tous les malheurs, ne pourrait être attribuée qu’au Diable en personne. Il est révélateur que ce phénomène d’aversion envers « la » danse prenne la double configuration d’une rechristianisation (les chrétiens de cette fin de XVIe siècle sont assimilés à des païens déguisés, les mouvements giratoires des corps conçus comme dépossession de soi et abandon au Diable) et d’un recentrage identitaire : les danses et divertissements venus d’Italie sont très aisément assimilés aux débauches et paillardises des « Romanistes » (Italiens) et « Papistes », ce qui légitime que leur influence pernicieuse sur le peuple allemand (la « Germania ») soit combattue. Le spectre de l’animalité primitive resurgit beaucoup plus tard (1712), dans les attaques auxquelles se livrent Bonin (Français d’origine, formé à la Cour à Versailles, marqué par les règles du classicisme) et son élève Meletaon contre la « danse allemande commune », à travers des caractéristiques évoquées par des clichés (désordre et chaos, bruit, lourdeur, laideur des danseurs) : ces danseurs ne sont pas simplement des déments (« unsinnige Leute »), ils sont aussi et surtout des bêtes. Parmi le bestiaire sollicité par l’imaginaire, on trouve au premier chef la chèvre (puisque la « cabriole » vient du cabri), mais aussi le chien, et bien sûr le porc et le singe.... Bannir de ses divertissements la danse allemande, réprimer ses pulsions fougueuses en se soumettant à la discipline de la « belle danse » française, c’est donc corriger la nature déchue, restaurer l’humanité un temps perdue, et redonner à l’homme sa place dans la hiérarchie de la Création divine.
La seconde polarité (qui vient se superposer à la première) oppose, selon la stricte hiérarchie qui structurait les sociétés d’alors, le corps noble, aristocratique, distingué, au paysan, au « rusticus », vulgaire et bas, dont tout le corps, les gestes et l’être même sont qualifiés de « répugnants ». Peu à peu s’impose, au-delà du corps uniquement moralisé, donc modelé essentiellement par des interdits, le modèle d’un corps gracieux, élégant, un corps sublimé et esthétisé, qui sache dissimuler le travail effectué sur soi-même pour paraître comme une seconde nature. Là encore le modèle est français : c’est celui de la Galanterie, qui pénètre dans l’espace germanique entre 1680 et 1710 (sans réellement s’imposer durablement), et qui vaut pour la littérature autant que pour la conduite et les règles de civilité ; car il faut rappeler la définition alors extensive du terme « danser », qui incluait le maintien, le port du corps dans la marche, le fait de savoir s’asseoir, tourner, saluer, etc. La révérence revêt une importance extrême dans ce système. Les explications données (notamment dans les manuels d’éducation et de danse) sur la nécessaire « douceur », la flexibilité, le moelleux du corps, etc. montrent que ce modèle d’un corps noble, élégant et néanmoins ’naturel’ réactive une conception développée deux siècles plus tôt, dans l’Italie de la Renaissance, avec la « sprezzatura » propre au Courtisan (Cortegiano de B.Castiglione), cette négligence apparente mais soigneusement étudiée de l’individu qui tend vers la réalisation d’une image mentale de la Beauté et de la grâce. La grâce est du reste un concept-clé : clairement reliée à la métaphysique platonicienne de la beauté, elle acquiert une portée universelle, puisque la grâce du corps et la beauté de l’âme ne font qu’un (c’est le thème du « kallos-kagathos »). Du reste, la thèse néo-platonicienne de l’harmonie des sphères, défendue par de grands érudits tels Marin Mersenne ou Athanasius Kircher, rejaillit sur l’idéal des corps dansants. Dans son Théâtre des danseurs (1671), « Mercurius » (pseudonyme d’un fonctionnaire de cour en Saxe) transposa le plus naturellement du monde la thèse du « branle des astres », défendue par Thoinot Arbeau en France à la fin du XVIe siècle, aux danses de société, essentiellement composées (à l’origine) de rondes. L’image d’un mouvement bien ordonné de l’univers témoignait de l’ordre divin, mais aussi du règne possible de l’harmonie universelle sur terre. Il fut donc l’un des premiers à affirmer la possibilité de « civiliser » les mœurs des Allemands grossiers et brutaux grâce à la « belle danse » mesurée d’origine française, et à l’harmonie des corps, des mouvements et des gestes, sans hésiter à heurter de front ses compatriotes en disqualifiant des pratiques indigènes prétendument disharmonieuses et désordonnées (on mesure donc l’abîme séparant la réalité des « représentations » idéalisantes). Son livre n’est pas tant un manuel de danse (on n’apprend pas concrètement comment danser une courante) qu’une apologie des nouvelles manières, et la traduction d’une nouvelle corporalité rêvée, qui a néanmoins des implications concrètes pour les corps dansants : la distance obligatoire entre les corps, le port de gants, mais aussi la manière prescrite de tendre la main à la dame, la révérence, les pas menus et légers, et le plus important : la loi absolue de l’en-dehors des pieds et l’exigence de rectitude du corps. Ainsi s’impose l’image d’un corps se soumettant volontairement à des rituels et contraintes, afin de réaliser un idéal d’élégance et d’harmonie qui donne (potentiellement...) naissance à une essence supérieure de l’être.
La troisième polarité oppose ce corps civilisé, « galant » et harmonieux, au « Barbare ». Un autre imaginaire structure ces discours normatifs : c’est le couple antithétique constitué d’une part par le « Sauvage », d’autre part par l’Oriental lascif et dépravé. Avec leurs relations de coutumes et mœurs exotiques de peuplades lointaines, Américains, Orientaux, ou Africains du Sud, les récits de voyage qui se multiplient (en majorité une ethnographie protestante) forment la matrice des argumentations qui s’interrogent sur cette autre humanité, tantôt effrayante, tantôt rassurante, parce que étrangement familière. Aux danses simiesques des Hottentots, marquées par un piétinement, un balancement cadencé du haut du corps et de la tête, s’ajoutent les danses indécentes des Indiens du Nouveau Monde - la nudité constitue sans nul doute le premier repoussoir, sans oublier les hurlements qui scandent les danses. Quant au corps de l’Oriental(e), tous ses gestes et mouvements (en particulier de la poitrine, du bassin et des hanches, parties « honteuses » selon la tradition occidentale) sont perçus et interprétés comme voluptueux, lascifs, voire lubriques. Tous les deux, le Sauvage et l’Oriental, servent donc de repoussoir, de miroir tendu à l’Européen chrétien, pour mieux le moraliser dans son « habitus corporis » et en bannir les derniers oripeaux d’une nature brute. Au nom de l’idéal de civilisation des mœurs, les maîtres à danser vont donc prôner l’éradication pure et simple de gestes et pratiques populaires endogènes qui évoquent les pratiques « barbares », telles que le piétinement accompagné de frappements sur les cuisses ou les talons (Schuhplattler, Haxenschlager), et interdire les mouvements des hanches, les sauts et cabrioles, ainsi que les « mines effrontées, gestes exubérants et attouchements frivoles ». On notera que le même phénomène se constate en Espagne, avec le combat farouche mené contre la « zarabanda », caractérisée à l’origine par des déhanchements suggestifs d’une femme évoluant seule, sur des rythmes très marqués : la « sarabande » à la française devient une danse lente, grave et élégante, aux mouvements contenus et extrêmement maîtrisés.
Enfin, la quatrième polarité oppose le corps de l’homme et de la femme, dans une angoisse extrême de l’équivoque, de l’ambivalence des sexes et de la transgression des identités. Dans cette entreprise de construction sociale et culturelle des genres, il s’agit d’éviter la féminisation de l’homme et la masculinisation de la femme, formes de transgression de l’ordre de la Création divine, mais aussi d’éloigner le spectre de la Sorcière en disciplinant encore plus rigoureusement le corps de la femme. Ainsi s’explique l’élaboration d’un vocabulaire, d’une grammaire et d’un « habitus » du corps propres à chacun des sexes, même si fondamentalement, les mêmes règles prévalent.
Ce trop rapide survol des différentes « représentations » du corps dansant permet d’aborder quatre grands points problématiques dans la compréhension des savoirs et discours sur ce corps :
Le premier point a trait à l’appréciation du poids de la Religion et de la Théologie, dont la tutelle persistante pèse lourdement sur les revendications timides à un début d’autonomie. Si l’on revient à la question initiale de l’origine de la danse, le débat est aussi fondamental qu’ontologiquement conflictuel : touchant en apparence une simple question de coutumes, de rites ou de formes et techniques, il recouvre une philosophie, dans ses deux dimensions, anthropologique et métaphysique. Au-delà de la définition de formes admissibles de sociabilité ou de divertissement, l’enjeu en est le statut du corps et la nature de son expression, autant dire l’essence de l’être humain et la légitimité de ses désirs. Ce que les ennemis de la danse affirment, hier et aujourd’hui (car n’oublions pas les autres religions, dans d’autres parties du monde, parfois aussi en Occident...), c’est la toute-puissance d’une Théonomie éternelle, dont ils se font les intermédiaires privilégiés, contre l’Autonomie de l’individu, parfois aussi contre une Hétéronomie politique ou sociale.
Toutefois, pour en revenir au cadre de mon exposé, de grands désaccords et désunions subsistent au sein des différents camps religieux et confessionnels internes au christianisme. Je disais en introduction que la ligne de partage entre les avocats et les contempteurs de la danse est beaucoup plus délicate à tracer qu’il n’y paraît. Il est faux d’affirmer que « les Protestants » seraient globalement hostiles au corps dansant. Cette confusion commise par une grande partie de la recherche française est due au fait que, en France, les protestants étaient pour l’essentiel des huguenots, donc calvinistes. Cependant, l’étude croisée des discours fait apparaître que la ligne de partage n’est pas inter-confessionnelle (opposant protestants et catholiques au sein du christianisme), mais infra-confessionnelle, et liée à l’héritage de la pensée d’Augustin, qui connut un point culminant précisément au XVIIe siècle, et ce dans toute l’Europe, et qui contribua à remodeler la conception de la « nature » humaine. Les partisans d’un strict augustinisme, on le sait, condamnent les plaisirs mondains comme vanités dangereuses, voire péchés : d’orgueil, de luxure. Or cet augustinisme pur et dur se rencontre également en France chez des catholiques (cf. jansénistes et dévots), ou en Angleterre chez les Puritains. Contre ces positions extrêmes, qui vont valoir la faiblesse, voire la débilité extrême de la Créature misérable qu’est l’Homme (pour mieux rehausser la Grâce de Dieu), d’autres, dits « indifférentistes » (partisans de la thèse des « adiaphora »), vont, au nom de la « Liberté du Chrétien » (une notion qui renvoie à un des textes théologiques majeurs de Luther) et de la force reconnue à sa conscience morale, peu à peu ouvrir la porte à la naissance de l’individu qui affirme ses droits, tout en se soumettant de son plein gré au cadre moral et éthique qui le restreint, par des devoirs, dans l’exercice de ses droits. Ainsi peut-on affirmer que « La Réforme a inauguré un nouveau rapport au corps et aux sens » (Philippe Denis). Le corps peu à peu laïcisé, libéré de l’emprise de l’Église et des théologiens, soumis à l’instance de la conscience individuelle, acquiert un autre statut. L’éthique protestante est ainsi directement corrélée au mouvement d’individualisation qui marque la Modernité.
Les implications esthétiques de visions anthropologiques si radicalement antagonistes sautent aux yeux : face à un christianisme exclusivement relié au Logos et à l’Esprit, on trouve une forme plus ouverte aux sens, donc aux tendances artistiques. Pour les théologiens catholiques, le domaine du sensible a une fonction primordiale de soutien du message religieux, et l’on comprend aisément la théâtralité de la religion catholique rénovée (Concile de Trente), sensible dans les églises dites « baroques », et particulièrement le recours aux spectacles et à la danse dont les Jésuites, fer de lance de la Contre-Réforme, feront un usage intensif (récemment, on a découvert que J.G. Noverre avait commencé sa carrière de jeune danseur dans les ballets jésuites...). A l’inverse, les polémiques menées par les Piétistes (notamment) contre les danses et l’opéra, mais aussi la musique, expriment une crainte de l’autonomisation de l’activité artistique, qui deviendrait un but en soi, la constitution de l’esthétique en instance autonome qui menacerait d’être « sacralisée » – or cette évolution est avérée à partir de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à notre époque, tant dans la littérature que dans les arts et même la philosophie, au point d’aboutir à une « Kunstreligion ».
Le second point concerne la notion délicate et fort difficile à cerner du « plaisir » qui se trouve au cœur des débats. Car ce qui est prioritairement mis en cause dans la danse, c’est le principe de plaisir, la Jouissance (pour reprendre les théories de P. Legendre) : plaisir individuel, gratuit et inutile, plaisir du corps, de la chair, de tous les sens. Car en-deçà et au-delà la rencontre des sexes que promet la danse (une dimension à l’évidence présente et explicitement thématisée dans les discours), il y a le plaisir sensuel, j’oserais dire le plaisir pur, du mouvement, de la dépense d’énergie, un dynamisme vital de l’ordre du « dionysiaque », irréductible à une fonctionnalité bien identifiée. C’est un grand mystère que ce plaisir par trop ostensible des danseurs, auquel les simples spectateurs demeurent trop souvent fermés. Chez les commentateurs (souvent des censeurs...) transperce, en dehors de l’incompréhension fondamentale, une angoisse de la transgression du Tabou suprême, celle de l’autonomisation victorieuse des corps, qui échapperaient à tout contrôle (social, moral, éthique, religieux). En ce sens, on peut tout à fait considérer le menuet comme la danse disciplinée par excellence, « apollinienne » en un sens, éminemment aristocratique de par sa subtilité et ses nombreuses contraintes (rituels de présentation, parcours dans l’espace à observer, pas menus à mémoriser, accord avec la musique, symétrie avec le partenaire) qui matérialisent en particulier le tabou du contact. Et pourtant, c’est bien cette autonomisation redoutée du plaisir qui se produira avec la valse, d’où les controverses qui éclatent de plus belle lors du triomphe de cette nouvelle pratique sociale (fin XVIIIe- XIXe siècle). Déjà les contredanses vives et enjouées traduisaient, par leurs caractéristiques corporelles, un changement radical de fonction de la danse, qui devient un jeu de société sans prétention, un divertissement permettant de satisfaire aux attentes du plus grand nombre. Le plaisir y est pur, spontané, serein, libéré des impératifs de représentation ou de virtuosité, délié des entraves sociales ou morales, égalitaire aussi puisque les partenaires ne cessent de changer de place et de rang, mettant à mal les hiérarchies. Le jeu d’éloignement et de rapprochement entre les danseurs rend l’ensemble agréable, voire drôle (quand on se trompe...), parfois aussi sensuel. Mais la valse fut à l’origine d’une véritable révolution, dont une des premières traductions littéraires fut le roman du jeune Goethe, Les Souffrances du jeune Werther (1774). Dans la valse, le corps est soudain libéré du corset de ses contraintes. En effet, le principe technique n’est plus l’apprentissage d’une combinaison complexe de pas prescrits à l’avance, ni de figures géométriques tracées dans l’espace, mais la répétition infinie d’un pas de base très simple sur un mouvement de rotation réitérée. Les girations ininterrompues produisent une sorte de délicieuse ivresse qui fait oublier le monde extérieur ; le danseur n’est plus lui-même, ou plus exactement il s’identifie à la seule sensation de son corps qui tourne sans cesse, et met hors jeu tout aspect cérébral ou rationnel qui prédominait au contraire dans l’exécution des menuets, courantes et sarabandes. Le sentiment de liberté éprouvé introduit une véritable révolution dans les pratiques orchestiques : il ne s’agit plus de chorégraphie, mais d’une nécessité naturelle dont le corps fait l’expérience, et qui produit une délicieuse légèreté, voire une désubstantialisation dans le vertige extatique. Dans la valse, l’homme devient partie intégrante de l’univers. Le passage de la linéarité à la circularité, par un double mouvement en spirale (puisque les danseurs tournent autour de leur axe tout en décrivant un large cercle ou une ellipse dans l’espace) fait de la danse terrestre une analogie du mouvement universel des astres et de la valse un nouvel avatar de l’harmonie des sphères, ce qui justifie d’y voir une « allégorie dansée de l’orphisme ». Ainsi, l’activité change profondément de fonction : danser n’est plus un acte de représentation solennel, exécuté en direction d’un public dont on veut susciter l’admiration ou le respect, mais un acte gratuit, tourné vers l’individu et son plaisir. Ce n’est plus un rituel, qui obéit à des règles, mais un anti-rituel, qui ne connaît que le ravissement des sens. Ce qui compte n’est plus l’apparence des corps, mais leur essence. Ce n’est plus une mécanique, mais une énergie, ou, selon l’expression heureuse de Gerhard Neumann, « une thermodynamique du désir ». Car la fougue toute nouvelle des corps est chargée d’une sensualité prononcée, puisque les corps s’enlacent, alors qu’auparavant, soigneusement mis à distance, ils ne faisaient que se toucher par la main ou par le bout des doigts, eux-mêmes gantés. On ne comprend que trop bien le scandale : à travers le vertige cinétique, c’est le rituel social qui se délite, et les formes de domination symbolique volent en éclats. Le tourbillon de la valse signifie, traduit, donne à lire par les corps l’irruption d’une turbulence chaotique dans l’ordre bien réglé du monde. Portée par une jeune génération qui, influencée par Rousseau et les naturalistes anglais, exalte la Nature autant que les émotions et les sentiments, l’émergence de la valse prélude à des bouleversements majeurs. A une culture qui nie un corps subversif et tempère, voire réprime ses impétuosités et pulsions coupables succède, sans guère de transition, un modèle qui voit au contraire dans ce corps l’organe privilégié d’une perception et d’une expérience authentiques de l’être et du monde. La relation paradoxale entre l’« idée » et la « corporalité », une question déjà soulevée par les penseurs du Sturm und Drang, deviendra au demeurant une notion essentielle de la modernité. Enfin, la valse n’est plus le reflet d’un ordre hiérarchique immuable, mais une expression de l’absolu, comme l’est le cercle. Aux contraintes elle substitue la liberté, aux règles l’émotion, au statisme le dynamisme, et même l’accélération. Ainsi, elle devient bientôt l’incarnation d’une révolution culturelle et mentale, effectuée dans et par les corps.
Le troisième point a trait au rôle des savoirs/ de la science (en particulier le savoir médical et anatomique, mais aussi physiologique) dans l’évolution constatée : de la vision d’un corps en relation directe avec la sphère divine, corps magique, inspiré (par Dieu ou par le Diable), en harmonie avec les astres, on glisse vers un corps mécanisé et rationalisé, tant dans son apparence physique que dans ses mouvements et gestes. Malgré des résistances notables (ainsi, les maîtres à danser rejettent l’apport de l’anatomie pour expliquer la nature du mouvement, ce qui peut aujourd’hui sembler curieux pour la danse, et continuent d’adhérer aux théories des « esprits animaux »...), l’évolution s’opère, de la Magie (danse du Diable ou de Saint Guy, tarentelle) à la Machine, symbolisée par L’Homme-Machine de Julien Offroy de La Mettrie (1747) : la métaphysique cède la place à la physique, l’idéalisme au matérialisme. Ce phénomène de géométrisation, de mécanisation et de rationalisation croissante des techniques corporelles, ce que Foucault interprète comme la mise en œuvre par les autorités d’une « technologie politique des corps », entraîne une forme de dé-divinisation, la perte d’une aura magique : le corps de l’homme n’est plus le temple de Dieu. Cette technicité croissante a également des répercussions sur l’évolution des spectacles et leur esthétique. Dans les ballets notamment, la virtuosité croissante induit une professionnalisation de l’activité qui refoule les dilettantes et crée une séparation avec les pratiques sociales de la danse. Mais au sein même de ces pratiques spectaculaires, la virtuosité est à la fois préjudiciable et favorable à l’expressivité des corps ; car si la danse est conçue, par les chorégraphes, comme une « peinture parlante », chargée de compléter, voire de se substituer au langage verbal pour créer une image animée qui produise un effet sur le public, les règles et principes esthétiques hérités des prescriptions traditionnelles de l’actio rhétorique auxquels est soumise l’éloquence muette des corps (le théoricien de la danse C.F. Ménestrier livrait ainsi un catalogue précis de l’expression des affects, la colère, la souffrance, la pitié, la tristesse, la rage, etc., de sorte que l’on pouvait apercevoir dans cette sémiotique corporelle une forme de « topique gestuelle ») font obstacle à une individualisation de l’expression. Or c’est précisément cette revendication d’une expression plus personnelle et plus naturelle qui émergera au fil du XVIIIe siècle, dans un mouvement d’émancipation. Mais elle aura été rendue possible par l’enrichissement du vocabulaire de la danse, qui a fait intervenir des parties du corps jusqu’alors négligées, voire interdites. Là réside le paradoxe : avec l’allègement des contraintes (du costume notamment), c’est l’accroissement des potentialités techniques qui a doté la danse d’une plus grande capacité d’expressivité.
La quatrième réflexion voudrait mettre en lumière la difficulté d’apprécier à leur juste mesure les transitions historiques, les seuils et mutations intervenues. Car La réflexion sur la formation du corps n’est pas nouvelle au XVIIe siècle. Déjà Montaigne, entrecroisant les argumentations pédagogique, médicale et morale, considérait favorablement l’utilité des exercices physiques pour l’éducation des enfants, leurs répercussions sur le développement intellectuel et sur l’équilibre général de l’être humain. Les humanistes italiens avaient du reste largement favorisé la renaissance de l’idéal antique de « gymnastique » (cf. rééditions de Mercurial, De Arte gymnastica) ; de fait, c’est l’humanisme de la Renaissance qui a permis la naissance d’une réflexion théorique sur les vertus éducatives des différents types d’exercices du corps, et donc sur le corps en général. Toutefois, l’héritage de l’Antiquité s’avère très problématique : s’il entraîne dans de nombreux cas une reprise des théories et des références autoritatives, il induit dans le cas de la danse des ruptures affirmées avec les pratiques, suspectes de crypto-paganisme. Si l’on considère la transition délicate qui s’est opérée entre Humanisme et Réforme, on constate que l’héritage de l’Antiquité païenne ne peut être pensé que comme sa « christianisation », ce qui implique l’éradication de coutumes païennes, en particulier de pratiques orphiques sacrées, qui subsistent encore aujourd’hui dans certaines liturgies (chrétiens coptes, orthodoxes grecs, etc.). Cette transition historique marque aussi une rupture avec le néoplatonisme de la Renaissance. Si Mercurius reprenait encore à son compte la théorie du bal des astres, les professionnels de la danse du début du XVIIIe siècle se montrent d’une extrême circonspection à l’égard de ces conceptions. Déjà orientés vers une justification immanente de leur art, ils évitent prudemment de se prononcer, quand ils ne récusent pas tout bonnement la thèse, comme le fait le Français Bonin qui n’y voit qu’une métaphore, une image sans rapport avec la réalité. L’idée d’un ORDRE hiérarchique et immanent remplace celle d’HARMONIE naturelle entre sphères célestes et terrestres.
Au tournant du XVIIIe siècle, le phénomène historique de la « galanterie » (actuellement objet de nombreuses études) a toutefois favorisé le glissement vers une esthétisation des corps, mais aussi vers une nouvelle quête d’harmonie sociale et éthique. Le conformisme social, apparemment induit par ce principe, va de pair avec l’affirmation des droits de l’individu à vivre pleinement ses plaisirs et ses désirs, puis à exprimer quelque chose qui serait du ressort de la singularité irréductible du Moi, mais toujours dans un cadre licite. Enfin, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’influence conjointe de la philosophie des Lumières (Diderot, Noverre) et des sensualistes anglais (David Hume), c’est le Sujet, et non plus l’objet « Monde », qui va être placé au centre de la connaissance et des savoirs.
Aujourd’hui, la légitimité de l’individu qui danse, du corps dansant et de son éventuelle expression constitue une telle évidence que l’on ne songe même plus à en interroger les présupposés historiques et épistémologiques. Pourtant, bien loin d’être une donnée évidente et naturelle, l’expression du corps dansant/ ou de l’individu dans la danse et par la danse est une construction historique à dimension symbolique. Comme le formule Bernard Andrieu (Quelle épistémologie du corps ?), « la spécificité occidentale est de fabriquer avec des discours des corps sociaux, politiques, ecclésiaux ou sacramentaux ». De cette fabrication historiquement déterminée, il importe de retracer les différents stades et les modalités, afin notamment d’étudier les éventuels moments de surgissement d’une revendication d’individualité, d’une singularité irréductible. Être attentif aux seuils permet de modifier son regard et de nuancer la perspective, de percevoir les paradoxes de l’Histoire aussi. Si l’on reprend l’exemple du piétisme, ce mouvement de rénovation interne au sein du protestantisme luthérien qui s’est tout d’abord développé en Allemagne centrale (Saxe, Thuringe, Brandebourg) puis largement diffusé en Amérique du Nord (via les missions), on est frappé par son anthropologie désespérante... Le corps est considéré comme impur, coupable, corrompu, devant être (métaphoriquement ?) « crucifié » afin de permettre la renaissance du « Nouvel Adam ». Rien de plus effrayant que la définition de l’être humain donnée par le pasteur E. Collin en 1717 : un pauvre estropié, incapable de marcher seul vers son salut sans les béquilles de la grâce divine ! Et pourtant : paradoxalement, c’est l’attention croissante portée à l’intériorité du croyant (contre le dogmatisme luthérien), à l’expression individuelle de ses émotions, aspirations et désirs les plus secrets et intimes qui va mener à la revalorisation de son Moi, certes d’abord cantonnée au seul cadre religieux, et au seul Logos. Les femmes ont joué un rôle déterminant dans le courant piétiste et dans ce processus de revalorisation d’une expression individuelle et singulière. Et d’une manière générale, on connaît l’apport essentiel des femmes à l’histoire de la danse et à l’attention portée à l’expressivité du corps dans la danse, pour ne songer qu’à Isadora Duncan, Mary Wigman, ou d’autres moins connues comme Rosalia Chladek, Grete Palucca, etc. (si l’on m’autorise ce « grand écart » temporel, et très schématique, vers le XXe siècle).
En d’autres termes : il a d’abord fallu imposer la légitimité d’une expression de l’individu et de son corps, notamment dans la danse, avant qu’il soit question de son langage, et de l’éventuelle nécessité d’en inventer un qui soit spécifique. Au XVIIe siècle, le corps n’ « exprime » pas (si l’on excepte bien sûr les expressions spontanées comme la joie, la frayeur, qui relèvent d’une pulsion extériorisée). Il « représente » : une fonction politique ou religieuse, un statut social, des circonstances récurrentes tels que mariages, deuils ou cérémonies rituelles, académiques par ex. Il « représente » par le vêtement bien sûr, mais aussi par le corps, par le port, le maintien, l’air, des mouvements et une gestuelle appropriés, un habitus conforme aux règles de l’aptum et du decorum et strictement codifié. Sur une scène de théâtre ou dans un spectacle, cette gestuelle n’exprime pas tant une subjectivité irréductible qu’elle n’« illustre » des situations, des personnages, des affects convenus. Noverre ne fait pas exception à la règle. Ses tentatives pour sortir du corset étriqué des pratiques traditionnelles du ballet et en réformer les usages (suppression du masque, allègement du costume - le panier - , raccourcissement des robes), afin de favoriser une plus grande liberté du corps et du visage sont inspirées du modèle de l’acteur anglais de théâtre David Garrick. Mais elles ne doivent pas faire oublier que, dans sa pratique de chorégraphe, Noverre souscrit totalement aux conventions prévalant à l’époque sur la stylisation et l’idéalisation des affects et situations selon les genres (l’amour et la pastorale, la rage et la vengeance avec les Furies et autres personnages allégoriques, dont il fait un usage intensif). Le décalage est flagrant entre sa posture avantageuse de théoricien révolutionnaire et sa pratique de maître de ballet conservateur, appartenant à un système aulique et souscrivant à ses codes traditionnels de représentation mimétique.
C’est là sans doute que les analyses très originales et incontestablement éclairantes proposées par Pierre Legendre peuvent renouveler les approches et les interprétations. Selon lui, ces professionnels de la danse vont reprendre à leur compte les discours légitimants et législateurs des autorités, même s’ils modifient les paradigmes de l’art. Même dans l’apparente subversion, il s’agit encore et toujours d’inscrire la Loi au cœur des corps dansants. Si les formes, les critères et les paradigmes changent, la Loi demeure, qui entérine la soumission des individus au Mythe triomphant du corps idéal.
Pour ne pas conclure sur une note trop sombre, ou négative, qui semble tenir la revendication d’expressivité du corps dansant pour un leurre, je plaiderai, en revenant à ma démarche de chercheur, pour une pluralité d’approches, pour un syncrétisme méthodologique (même si mon approche est essentiellement de l’ordre de l’histoire culturelle) qui fait une large place à l’appréhension subjective des phénomènes étudiés par le corps du chercheur ; en d’autres termes, il paraît nécessaire d’avoir expérimenté dans la tenue de son propre corps les notions de « droiture », « maîtrise », « élévation », contrôle, souplesse, grâce, élégance etc. (par exemple dans le menuet, la courante, la sarabande), tout en historicisant ces perceptions : car le corps du danseur d’aujourd’hui n’est pas celui du XVIIe siècle, ne serait-ce qu’en raison du port du corset (pour femmes et hommes !) qui réduisait l’amplitude des mouvements, ou de la longueur des robes. Je plaide bien sûr pour l’indispensable rigueur philologique et méthodique dans l’analyse des textes (ou images) et l’historicisation de l’objet « corps dansant » et de ses représentations. Concrètement, pour la période considérée, cet objet s’inscrit dans un vaste débat sur les rapports entre l’art et la nature, où l’idée qu’une contrainte exercée sur soi-même et une domination de la nature (cf. R. Zur Lippe, Naturbeherrschung am Menschen) permettrait de parvenir à un niveau supérieur de l’être (Goethe le dit dans un magnifique sonnet : « dans la contrainte seule se révèle le Maître, et la Loi seule peut nous donner la liberté »...)
La compréhension de la manière dont se sont construits des récits, discours et représentations sur la danse et le corps dansant passe par l’appréhension d’éventuels retours en arrière, mouvements de balancements entre pôles opposés, contradictions, dans une même période, parfois même chez un même artiste. Pour revenir à Noverre et au récent colloque qui eut lieu sur cet artiste, la vision traditionnelle, canonique (pour ne pas dire hagiographique...) d’un danseur et chorégraphe qui serait représentatif du « ballet pré-romantique », et le « Révolutionnaire du ballet », révèle une vision téléologique rétrospective, selon laquelle la revendication d’une individualisation de l’expression dont il se fit le héraut serait l’aboutissement quasi naturel d’une évolution historique. Or les mouvements de bascule entre les contraires, accompagnés de profondes contradictions, sont récurrents dans l’Histoire. Ainsi, pour m’autoriser une brève incursion dans le début du XXe siècle (et pour demeurer dans le domaine germanique), on connaît bien sûr le mouvement de l’« Ausdruckstanz », danse d’expression précisément, mouvement initié notamment par Rudolf von Laban et Mary Wigmann et inspiré par la volonté de sortir d’une expression figée, rigide et stéréotypée qui prévalait encore dans le ballet dit « classique » (académique) en revenant au sujet qui pense par son corps, en faisant émerger de soi un geste qui viendrait de l’origine sacrée, un geste archaïque, pour articuler du sens à travers la logique du corps. Mais on aurait tort d’oublier que, presque au même moment et sous les mêmes cieux germaniques, on trouve Oskar Schlemmer, qui au contraire, à travers ses danses du « Bauhaus », récuse le primat de l’expressivité individuelle et immédiate, l’excès d’effusion dramatique de l’âme propre à son époque, le pathos pseudo-sacré et extatique par trop affecté de celles qu’il appelle dédaigneusement « les danseuses de l’âme » (Seelentänzerinnen). Schlemmer privilégie au contraire l’abstraction géométrique des corps dont il prétend tirer néanmoins une grande émotion, ses modèles étant d’une part la pantomime de la « commedia dell’arte », d’autre part Charlie Chaplin. Un peu plus proche de nous dans le temps, dans les années 1960/70, c’est la danse abstraite de l’Américain Alwin Nikolais qui, à travers des actes ludiques, des expérimentations visuelles dans lesquelles les corps n’expriment ni leur propre logique ni leurs sentiments, échappe à la volonté de signifier et à l’individualisation (ce que reflète au reste la structure de la troupe, sans vedettes ni étoiles). A l’instar du dualisme « figuratif/ abstrait » dans les arts plastiques, la tension entre la danse dite « expressive » et la danse « pure » est constitutive de l’exploration du corps dansant.
Le présent texte est issu de la séance de séminaire sur le corps dansant : ENS Lyon – 21.09.2012 - CMDR, (Corps : Méthodes, Discours, Représentations). Nous remercions vivement Marie-Thérèse Mourey de nous l’avoir communiqué.