CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Communication de Marie-Thérèse Mourey - Le corps dansant

Discours et représentations du corps dansant dans l’espace germanique (XVIe-XVIIIe siècles) : approches et méthodes

© Marie-Thérèse Mourey

Il peut paraî­tre para­doxal de pré­ten­dre abor­der la ques­tion du corps dan­sant, et par­ti­cu­liè­re­ment de l’expres­si­vité du corps, à partir de recher­ches menées pour l’essen­tiel sur l’espace ger­ma­ni­que, et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur l’époque moderne, ou de la « Première moder­nité » (déno­mi­na­tion des his­to­riens, plus neutre que les expres­sions « Siècle clas­si­que » ou « L’âge baro­que » ), une période qui, grosso modo, débute dès le XVIe et s’achève quel­que part au XVIIIe siècle. Comme on peut le voir, cette défi­ni­tion en appa­rence hasar­deuse est volon­tai­re­ment flexi­ble, car une des ques­tions essen­tiel­les à se poser concerne pré­ci­sé­ment l’iden­ti­fi­ca­tion de tour­nants ou de seuils his­to­ri­ques, qui se tra­dui­sent par des muta­tions anthro­po­lo­gi­ques et épistémologiques sou­vent irré­ver­si­bles.

Pourquoi est-ce un para­doxe que de vou­loir abor­der la ques­tion de l’expres­sion ou de l’expres­si­vité du corps dan­sant à partir de ce cadre spatio-tem­po­rel spé­ci­fi­que ? Il y a à cela deux rai­sons majeu­res.

Tout d’abord, l’époque de la pre­mière moder­nité passe en géné­ral (à juste titre ?) pour une période où triom­phent les lois, les règles, les normes supra-indi­vi­duel­les. La nais­sance et l’affir­ma­tion de l’indi­vidu ne sont en géné­ral situées que vers la fin du XVIIIe siècle (avec là encore des contours fort impré­cis, sauf peut-être pour la lit­té­ra­ture et la poésie. Même pour Noverre, la chose est très dis­cu­ta­ble). Durant ce qu’on serait tenté d’appe­ler un ’long’ XVIIe siècle, le corps (et en par­ti­cu­lier le corps dan­sant) fait l’objet d’une atten­tion sou­te­nue, de dis­cours, de type très divers, qui repo­sent sur des ’repré­sen­ta­tions men­ta­les’, des images, donc un ima­gi­naire social spé­ci­fi­que. Mais sa pos­si­ble expres­si­vité éveille des crain­tes, en raison des débor­de­ments pos­si­bles (on songe au corps gro­tes­que du Carnaval, étudié par M. Bakhtine) ; donc elle se voit cana­li­sée, ’dis­ci­pli­née’, voire ’répri­mée’ par les auto­ri­tés poli­ti­ques et socia­les (tous ces termes, sujets à une redé­fi­ni­tion cri­ti­que, sont bien entendu mis entre guille­mets). En paral­lèle, et c’est un nou­veau para­doxe, l’expres­si­vité poten­tielle du corps, son éloquence, est sciem­ment uti­li­sée à des fins de com­mu­ni­ca­tion sym­bo­li­que (c’est un domaine étudié en Allemagne par l’his­to­rienne Barbara Stollberg-Rilinger), à tra­vers l’élaboration d’une sémio­ti­que cor­po­relle codi­fiée, tant dans le domaine social et poli­ti­que (par la régle­men­ta­tion soi­gneuse des codes de civi­lité sociale, du céré­mo­nial diplo­ma­ti­que et étatique, par exem­ple) que pour le medium spec­ta­cu­laire qui va naître au tour­nant des XVIe-XVIIe siè­cles et plei­ne­ment s’impo­ser pré­ci­sé­ment à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle (cf. le volume Spectaculum Europaeum. Théâtre et spec­ta­cle en Europe 1580-1750, 1999). On notera donc l’ambi­va­lence du terme d’ « expres­sion », qui se ren­contre bien dans les dis­cours, notam­ment les trai­tés de danse, mais qui n’a pas le même sens que celui qu’il revê­tira ulté­rieu­re­ment et que cer­tains cher­cheurs lui prê­tent trop volon­tiers, d’expres­sion indi­vi­duelle inté­rio­ri­sée, sub­jec­tive d’un Moi authen­ti­que et sin­gu­lier – une vision à l’évidence trop moderne, née avec le Romantisme. Il s’agit bien plutôt de « tra­duire », de faire passer, par le biais du corps et non plus du Logos, par des atti­tu­des et pos­tu­res, gestes et mou­ve­ments, un main­tien et une manière de se mou­voir dans l’espace, donc de « signi­fier », par le biais de « signi­fiants », des conte­nus (pou­voir, hié­rar­chie, richesse), situa­tions (ordre, sou­mis­sion), sen­ti­ments (res­pect, gra­ti­tude), émotions et « affects » eux-mêmes soi­gneu­se­ment iden­ti­fiés et réper­to­riés. Il n’est donc pas ques­tion d’une expres­si­vité sub­jec­tive qui serait syno­nyme de liberté, d’arbi­traire, d’absence de règles, mais de connais­sance et d’uti­li­sa­tion ciblée de codes de com­mu­ni­ca­tion, confor­mes aux conve­nan­ces, à la bien­séance, aux lois de l’aptum et du deco­rum, ainsi qu’aux cou­tu­mes). Le cadre est donc éminemment nor­ma­tif, même si une notion, évoquée au détour de trai­tés, frappe : celle de « caprice ».

La seconde raison du para­doxe tient aux spé­ci­fi­ci­tés - par rap­port au cadre fran­çais en géné­ral beau­coup plus connu - , qui carac­té­ri­sent l’aire cultu­relle ger­ma­ni­que (qui, rap­pe­lons-le, recou­vrait alors le Saint Empire Romain Germanique, incluant l’Autriche et ses ter­ri­toi­res héré­di­tai­res, la Bohême-Moravie, une partie de la Hongrie, la Silésie, une partie de la Suisse, ainsi que des ter­ri­toi­res aujourd’hui rat­ta­chés aux Pays-Bas). Or ces spé­ci­fi­ci­tés, d’ordre reli­gieux, confes­sion­nel, théo­lo­gi­que et méta­phy­si­que, rejaillis­sent direc­te­ment - et sou­vent vio­lem­ment - sur les dis­cours et repré­sen­ta­tions du corps, par­ti­cu­liè­re­ment du corps dan­sant, en raison notam­ment du carac­tère en appa­rence ’gra­tuit’ de l’acti­vité sal­ta­toire, non indis­pen­sa­ble aux besoins élémentaires et vitaux de l’être humain. En effet, depuis Luther et la Réforme (un tour­nant ini­tial iden­ti­fia­ble, mais avec pru­dence...), et la réor­ga­ni­sa­tion des socié­tés inter­ve­nues sur des bases confes­sion­nel­les a/c 1555, les inter­ro­ga­tions méta­phy­si­ques et théo­lo­gi­ques pèsent lour­de­ment sur la régle­men­ta­tion des pra­ti­ques de danse, autant que sur les ima­gi­nai­res et sur les dis­cours qui en décou­lent. La ques­tion fon­da­men­tale qui agite les esprits est celle de l’ori­gine de la danse : selon les cadres men­taux pro­pres à l’époque, et un ordre logi­que à deux valeurs de vérité, elle ne peut être que divine ou dia­bo­li­que, pré- ou post-lap­sale, affect divin de la joie et de la jubi­la­tion ou, à l’opposé, pul­sion sata­ni­que, transe de pos­ses­sion et de perte de contrôle de soi, qui mène à la trans­gres­sion de la loi Divine (Décalogue, en par­ti­cu­lier 1er com­man­de­ment). La réponse appor­tée à cette ques­tion intrin­sè­que­ment indé­ci­da­ble déter­mine l’orien­ta­tion des dis­cours tenus sur l’acti­vité, qui prô­nent soit une condam­na­tion totale, de type essen­tia­liste, soit une tolé­rance modé­rée et rela­ti­ve­ment bien­veillante, de type cir­cons­tan­cia­liste (posi­tion ini­tia­le­ment adop­tée par Luther dans son Homiliaire de Carême, mais sur laquelle il revien­dra par la suite). La que­relle des « adia­phora » (choses mora­le­ment indif­fé­ren­tes), qui s’enflam­mera à deux repri­ses (à la fin du XVIe siècle avec les cal­vi­nis­tes, au tour­nant des XVIIe-XVIIIe avec les pié­tis­tes) tra­duit la vio­lence des débats et sur­tout l’impor­tance de leurs enjeux ; mais la ligne de par­tage entre les avo­cats et les contemp­teurs de la danse est beau­coup plus déli­cate à tirer qu’il n’y paraît - j’y revien­drai par la suite.

Dans cette pers­pec­tive, le déve­lop­pe­ment de la « belle danse » d’ori­gine fran­çaise et sa dif­fu­sion très large dans l’espace ger­ma­ni­que (ainsi que dans l’espace euro­péen) pré­ci­sé­ment à partir du XVIIe siècle (notam­ment dans la seconde moitié) cor­res­pond à une « repré­sen­ta­tion », men­tale et dis­cur­sive, d’une acti­vité cor­po­relle conçue essen­tiel­le­ment comme « anthro­po­lo­gie cor­rec­tive », où l’être humain, qui est d’abord et avant tout un sujet (poli­ti­que) et un chré­tien (et non pas une indi­vi­dua­lité sin­gu­lière), se voit contraint dans son corps afin de retrou­ver sa posi­tion ver­ti­cale, sa « rec­ti­tude » ori­gi­nelle perdue depuis la Chute (le Péché ori­gi­nel), et ins­crit dans un sys­tème nor­ma­tif de règles, pres­crip­tions et pros­crip­tions censés garan­tir la cohé­sion de la société, son har­mo­nie, sa mora­lité insoup­çon­na­ble, son ordre. A cette expli­ca­tion, de type anthro­po­lo­gi­que, s’ajoute un phé­no­mène socio­lo­gi­que bien iden­ti­fié depuis Bourdieu, le besoin de « dis­tinc­tion sociale », qui pousse cer­tains grou­pes (« clas­ses ») sociaux, sou­cieux de se démar­quer du « vulgus », à s’appro­prier un « capi­tal sym­bo­li­que » sus­cep­ti­ble de leur ouvrir les portes des élites, dans le cas de figure à tra­vers un nouvel « habi­tus cor­po­ris » d’ori­gine fran­çaise et aris­to­cra­ti­que : par exem­ple, en appre­nant les danses en vogue telles que le menuet, ou les dif­fé­rents types de révé­rence à la fran­çaise. Ce fac­teur socio­lo­gi­que rejoint le concept-outil, dû à Elias, de « civi­li­sa­tion des mœurs », qui dési­gnant le raf­fi­ne­ment du com­por­te­ment et des maniè­res glo­ba­le­ment inter­venu durant la Première Modernité, touche for­te­ment, voire prio­ri­tai­re­ment le corps et ses usages, et par­tant, les dis­cours qui s’y rap­por­tent. Pour repren­dre la for­mule d’Elias, le pas­sage de la contrainte exté­rieure à l’auto-contrainte induit une trans­for­ma­tion en pro­fon­deur de l’économie émotionnelle et pul­sion­nelle de l’être humain, ce qui a des réper­cus­sions sur les types de danse pra­ti­qués.

En paral­lèle, l’essor pris par de nou­vel­les formes de spec­ta­cle où le corps fait l’objet d’une osten­ta­tion déli­bé­rée, d’une exhi­bi­tion- mons­tra­tion, notam­ment des formes de danse théâ­trale (« bal­lets », de cour ou non, pas­to­ra­les, mas­ca­ra­des, entrées dans les opéras, etc.) rend néces­saire de savoir « expri­mer » cer­tains sen­ti­ments, affects, pas­sions, actions, situa­tions. On a donc affaire à un dis­cours à double facette : d’un côté, le sujet se voit mis en demeure de contrô­ler, de cana­li­ser abso­lu­ment son corps et le carac­tère par trop spon­tané ou débridé de son expres­si­vité dans le regis­tre de la com­mu­ni­ca­tion sociale. Mais lorsqu’il se pro­duit dans un spec­ta­cle (rap­pe­lons ici que les dan­seurs pro­fes­sion­nels ne vont plei­ne­ment s’impo­ser qu’à la fin du XVIIe siècle, et que dans un pre­mier temps, les acteurs de ces spec­ta­cles dansés sont les per­son­nes prin­ciè­res elles-mêmes, ainsi que le per­son­nel de la cour), il se doit de savoir « expri­mer », de manière non ver­bale, des actions et pas­sions (joie, tris­tesse, crainte, frayeur, jalou­sie, etc.). Autrement dit, il doit savoir, par les mou­ve­ments et pos­tu­res de son corps, « tra­duire » les mou­ve­ments de l’âme et des sens, et rendre son corps lisi­ble, sans que cette tra­duc­tion/ trans­la­tion soit lais­sée à son arbi­traire ; de fait, elle est réglée par un sys­tème de cor­res­pon­dan­ces héri­tées de l’actio rhé­to­ri­que. Cette hété­ro­no­mie est cons­ti­tu­tive de l’art de la danse jusque au milieu du XVIIIe siècle au moins (mais on pour­rait aller plus loin...). Mais c’est alors que l’on note les pré­mi­ces d’une réflexion nou­velle menée sur l’adé­qua­tion entre le geste et l’affect, sur la néces­sité d’échapper au corset trop contrai­gnant des pres­crip­tions pour len­te­ment indi­vi­dua­li­ser l’expres­sion du corps tout en garan­tis­sant la lisi­bi­lité du mes­sage et l’uni­vo­cité du sens.

A tra­vers un bref par­cours dans ces dis­cours (de type fort divers), images et repré­sen­ta­tions men­ta­les, par­fois tra­dui­tes dans l’ico­no­gra­phie, je vou­drais abor­der des pers­pec­ti­ves métho­do­lo­gi­ques et épistémologiques qui me parais­sent essen­tiel­les, notam­ment, afin d’éviter de graves contre­sens, qui consis­tent à appli­quer à des textes et dis­cours anciens des sché­mas d’inter­pré­ta­tions trop moder­nes et ana­chro­ni­ques, mais aussi afin de renou­ve­ler les appro­ches et d’ouvrir sur nou­vel­les inter­ro­ga­tions.

Retour sur le cadre spatio-temporel

L’Allemagne, plus exac­te­ment le « Saint Empire romain Germanique », un conglo­mé­rat d’enti­tés poli­ti­ques et ter­ri­to­ria­les de taille et d’impor­tance très iné­ga­les, connaît des trans­for­ma­tions pro­fon­des et irré­ver­si­bles avec la Réforme ini­tiée par Martin Luther (1517), événement fon­da­teur à tous égards : du point de vue reli­gieux et poli­ti­que bien sûr, mais aussi social, intel­lec­tuel et cultu­rel. Après les vio­lents trou­bles du début du XVIe siècle, les muta­tions inter­ve­nues se font sentir plus net­te­ment à partir de la fixa­tion confes­sion­nelle inter­ve­nue en 1555 (Paix d’Augsbourg). Durant envi­ron 50 ans de paix rela­tive, la réor­ga­ni­sa­tion fon­da­men­tale des struc­tu­res poli­ti­ques, économiques, reli­gieu­ses et socia­les se tra­duit notam­ment par une reprise en main du « corps social » par les dif­fé­ren­tes auto­ri­tés ter­ri­to­ria­les, civi­les et reli­gieu­ses, un phé­no­mène bien iden­ti­fié et étudié de « dis­ci­pli­na­ri­sa­tion » des sujets. Le pro­ces­sus auto­ri­taire de nor­ma­li­sa­tion des com­por­te­ments et de la vie quo­ti­dienne (les loi­sirs et fêtes, le jeu, les vête­ments etc.) vaut bien sûr également pour la pra­ti­que sociale de la danse, qui fait l’objet d’Ordonnances (civi­les et ecclé­sias­ti­ques, régio­na­les et muni­ci­pa­les) qui en régle­men­tent de manière nor­ma­tive et lit­té­ra­le­ment poli­cière les dif­fé­rents aspects et le dérou­le­ment, notam­ment dans les milieux popu­lai­res (le temps, les lieux, les per­son­nes concer­nées, mais aussi les formes et types de danse, les gestes et atti­tu­des auto­ri­sés ou inter­dits). Cette régle­men­ta­tion, sous-tendue par un souci crois­sant de mora­li­sa­tion du corps et de l’ordre public, invo­que comme raison offi­cielle une dégra­da­tion des mœurs, elle-même clai­re­ment attri­buée à l’intro­duc­tion de nou­vel­les danses en cou­ples, dites « wel­ches » (=d’ori­gine ita­lienne) telle la gaillarde ou la volte, qui refou­lent les danses tra­di­tion­nel­les col­lec­ti­ves, rondes, chaî­nes, faran­do­les, ou encore les danses mar­chées, très graves, mesu­rées et dignes, aux­quel­les se livraient les patri­ciens des villes, donc l’élite sociale.

Au milieu du XVIIe siècle, un ter­ri­ble trau­ma­tisme, la guerre de Trente Ans (1618-1648) laisse l’Allemagne exsan­gue, rava­gée maté­riel­le­ment, spi­ri­tuel­le­ment et cultu­rel­le­ment. Cette guerre scelle également le triom­phe de la France sur les plans poli­ti­que, diplo­ma­ti­que et cultu­rel, et la domi­na­tion qu’elle va dès lors exer­cer sur l’Europe entière. La volonté de nom­breux Princes alle­mands de recons­truire leur Etat, de moder­ni­ser leur société et de se doter d’une culture raf­fi­née, à défaut de pou­voir être brillante ou pres­ti­gieuse, donne lieu à un pro­ces­sus de « trans­fert », ou plus exac­te­ment d’accultu­ra­tion déli­bé­rée, qui passe en par­ti­cu­lier par l’impor­ta­tion de danses de cour fran­çai­ses (cou­rante, menuet, passe-pied, sara­bande, etc.) par le biais de nom­breux artis­tes et maî­tres à danser fran­çais qui s’ins­tal­lent outre-Rhin et pro­pa­gent un modèle plus subtil et sophis­ti­qué de maniè­res dis­tin­guées et raf­fi­nées - car ces danses fran­çai­ses ont pour carac­té­ris­ti­ques cor­po­rel­les d’être extrê­me­ment maî­tri­sées, contrô­lées et ritua­li­sées. Simultanément, l’art de la « belle danse » connaît un déve­lop­pe­ment sans pareil, un pro­ces­sus de théo­ri­sa­tion esthé­ti­que et de codi­fi­ca­tion tech­ni­que, qui lui confère une légi­ti­mité iné­ga­lée (tra­duite en France par la créa­tion de l’ARD en 1661). Tandis que le « ballet de cour » à la fran­çaise connaît un succès gran­dis­sant dans les cours prin­ciè­res alle­man­des, sur­tout pro­tes­tan­tes (Allemagne cen­trale et du Nord, le sud catho­li­que demeu­rant une zone tra­di­tion­nel­le­ment d’influence ita­lienne), les danses fran­çai­ses vont être implan­tées dans les milieux de la petite noblesse et de la haute bour­geoi­sie urbaine avides de « dis­tinc­tion sociale », qui voient là le moyen de s’appro­prier ce « capi­tal cultu­rel sym­bo­li­que » ins­crit dans les corps. Savoir danser devient une obli­ga­tion dans les milieux dis­tin­gués, et la figure du Maître à danser y joue un rôle cen­tral. Toutefois, ces danses fran­çai­ses, com­plexes d’exé­cu­tion et quel­que peu guin­dées (un menuet est un véri­ta­ble céré­mo­nial de pré­sen­ta­tion), se heur­tent d’une part à des résis­tan­ces inter­nes (avec la per­sis­tance des danses alle­man­des tra­di­tion­nel­les), d’autre part à la concur­rence des contre­dan­ses anglai­ses qui pénè­trent sur le conti­nent par le nord (via Hambourg notam­ment), danses col­lec­ti­ves très libres et, si l’on en croit les dis­cours, beau­coup plus amu­san­tes et libres. Par ailleurs, un nou­veau cou­rant reli­gieux, cette fois-ci interne au pro­tes­tan­tisme, le pié­tisme, déve­loppe au début du XVIIIe siècle une hos­ti­lité for­ce­née envers les diver­tis­se­ments qui menace direc­te­ment l’art de la belle danse et les spec­ta­cles dansés, expres­sions sym­bo­li­ques des nou­vel­les élites, dans la mesure où ses repré­sen­tants, placés au cœur du pou­voir poli­tico-reli­gieux, pré­ten­dent faire inter­dire ces pra­ti­ques mon­dai­nes pour faire triom­pher la loi de Dieu.

On doit à cette dyna­mi­que des inte­rac­tions cultu­rel­les entre l’espace ger­ma­ni­que, la France, l’Italie pour l’essen­tiel, puis l’Angleterre, la cons­ti­tu­tion pro­gres­sive, jusqu’à envi­ron 1720/30, d’une nou­velle iden­tité, à tra­vers des pro­jec­tions idéa­les, mais aussi des ten­sions, conflits et déchi­re­ments dus à l’impor­ta­tion de modè­les cultu­rels étrangers qui refou­lent les spé­ci­fi­ci­tés natio­na­les et popu­lai­res au nom d’un idéal supé­rieur de civi­lité des mœurs et de « pro­grès », par­fois aussi au nom de la « mode ». Ce qui est nou­veau, c’est que la danse, qui s’est bien sûr tou­jours pra­ti­quée, accède à un statut supé­rieur, légi­timé par les élites socia­les ; elle est non seu­le­ment reva­lo­ri­sée comme mani­fes­ta­tion cor­po­relle légi­time parce que ’natu­relle’ (mais de quelle nature s’agit-il ?...), mais aussi consi­dé­rée comme le fon­de­ment d’un com­por­te­ment et de maniè­res civi­li­sés. De sim­ple­ment tolé­rée, puis néces­saire, elle devient peu à peu indis­pen­sa­ble. C’est alors que naît un « art savant » de la danse. Cette légi­ti­mité accrue se tra­duira pour les pro­fes­sion­nels par le désir de faire passer la danse du statut infé­rieur d’art méca­ni­que qui est encore le sien à celui d’art libé­ral (à l’instar de la musi­que), en pas­sant par la théo­ri­sa­tion de ce qui est à l’ori­gine un savoir faire, une « technè ». La pra­ti­que don­nera donc nais­sance à de nou­veaux dis­cours, d’un autre type.

Or, les nom­breux dis­cours sur la danse qui exis­tent pour cette période longue per­met­tent d’appré­hen­der, au-delà de la réa­lité de l’évolution des danses, les per­cep­tions et concep­tions, les repré­sen­ta­tions men­ta­les, indi­vi­duel­les et col­lec­ti­ves, que sus­cite le fait de danser auprès des dif­fé­rents acteurs sociaux (élites prin­ciè­res, bour­geoi­sie, clergé... le ‘petit peuple’ par défi­ni­tion ne s’expri­mant pas – ou peu- à tra­vers des dis­cours écrits). Ce qui est en jeu, c’est in fine le statut du corps et le carac­tère licite de sa « pré­sen­ta­tion », voire de son « expres­sion », un débat aussi fon­da­men­tal que conflic­tuel. Car l’indi­vidu n’est pas encore auto­nome, c’est un sujet que l’on veut docile, et sa rela­tion à la col­lec­ti­vité (notam­ment pour les formes admis­si­bles de socia­bi­lité) est encore sou­mise à un contrôle strict. Mais en paral­lèle, l’essence de l’être humain, sa nature, connais­sent une redé­fi­ni­tion fon­da­men­tale qui, au fil du temps, va remet­tre en ques­tion la néces­sité de ce contrôle. Le même cons­tat ini­tial, le rejet de cer­tai­nes formes de danse, c’est-à-dire de cer­tains types de cor­po­ra­lité, abou­tit à deux atti­tu­des oppo­sées, du moins en appa­rence : celle qui consiste à agir sur les corps dan­sants et à cor­ri­ger leurs pré­ten­dus dérè­gle­ments pour en subli­mer l’expres­sion, et l’autre qui pré­tend au contraire étouffer dans l’œuf et répri­mer des mani­fes­ta­tions onto­lo­gi­que­ment dia­bo­li­ques et pec­ca­mi­neu­ses. La danse est, en tant que pra­ti­que sociale, écartelée entre la légi­ti­ma­tion suprême que lui offrent les nou­vel­les élites et la condam­na­tion abso­lue dont elle fait l’objet de la part des mora­lis­tes et théo­lo­giens, au nom du salut de l’âme. Les repré­sen­ta­tions des corps dan­sants qui émergent des nom­breux dis­cours qui voient le jour durant cette longue période cor­res­pon­dent ainsi à un ima­gi­naire fort contrasté dont il s’agit d’inter­ro­ger les pré­sup­po­sés et les impli­ca­tions.

Les discours sur le corps dansant : typologie

Le dia­lo­gue tex­tuel qu’entre­tien­nent ces dis­cours hété­ro­gè­nes fait appa­raî­tre les cli­va­ges qui tra­ver­sent la société alle­mande d’alors, puis­que au-delà de la pra­ti­que sociale de la danse, c’est aussi un art en voie de cons­ti­tu­tion, et ses pré­mis­ses esthé­ti­ques, éthiques et anthro­po­lo­gi­ques qui sont, dans un cas for­te­ment légi­ti­més, dans l’autre vio­lem­ment reje­tés. Il s’agit donc très lar­ge­ment d’un dia­lo­gue de sourds.

Si l’on tente d’esquis­ser une typo­lo­gie gros­sière des dis­cours, on trouve d’un côté un ensem­ble de dis­cours « posi­tifs », qu’il s’agisse de trai­tés théo­ri­ques, apo­lo­gé­ti­ques et lau­da­tifs, d’essais his­to­ri­ques ou réflexions phi­lo­so­phi­ques, ou encore de manuels pra­ti­ques, tech­ni­ques ou péda­go­gi­ques. A l’inté­rieur de cet ensem­ble, les trai­tés de danse, pres­que tous rédi­gés par des maî­tres à danser pro­fes­sion­nels (1703-1717), sont struc­tu­rés selon une appro­che sys­té­ma­ti­que qui se veut « scien­ti­fi­que ». En effet, l’objec­tif des auteurs est de légi­ti­mer leur art en l’inté­grant au canon des arts libé­raux, de trans­for­mer un simple savoir-faire propre aux his­trions des foires (la Pantomime) en une véri­ta­ble danse savante aux fon­de­ments mathé­ma­ti­ques et phi­lo­so­phi­ques, soi­gneu­se­ment codi­fiée, régle­men­tée et mora­li­sée – tant il est vrai que l’entre­prise de théo­ri­sa­tion des arts est une forme intrin­sè­que de « dis­ci­pli­na­ri­sa­tion » des savoirs et des pra­ti­ques. C’est du reste à ce moment his­to­ri­que que cette dis­ci­pline se sub­di­vise à son tour len­te­ment, mais de manière irré­ver­si­ble, entre danse de société (« danse basse ») et danse théâ­trale (« danse haute »), cette der­nière étant de plus en plus réser­vée aux pro­fes­sion­nels. De l’autre côté, on trouve des dis­cours « néga­tifs », hos­ti­les à l’acti­vité sal­ta­toire, pam­phlets aussi nom­breux que viru­lents, ou sim­ple­ment dis­cours répres­sifs (ordon­nan­ces auli­ques, civi­les ou ecclé­sias­ti­ques), qui ne sont pas nou­veaux en soi (la condam­na­tion des danses ayant une longue tra­di­tion, notam­ment au sein de l’Église), mais qui connais­sent un accrois­se­ment quan­ti­ta­tif et qua­li­ta­tif à la mesure des muta­tions inter­ve­nues. Plus hété­ro­gène dans le temps et dans l’espace, mais plus homo­gène dans l’argu­men­ta­tion, le corpus de pam­phlets est marqué par une pers­pec­tive théo­lo­gi­que immua­ble, et par la volonté des auteurs (essen­tiel­le­ment des pas­teurs) de dis­qua­li­fier une acti­vité visi­ble­ment popu­laire, tout en exer­çant des pres­sions sur les auto­ri­tés de contrôle de la société, civi­les ou ecclé­sias­ti­ques afin de dis­ci­pli­ner le corps rétif des chré­tiens et de le rame­ner vers Dieu et le salut de son âme à tra­vers la sanc­ti­fi­ca­tion du quo­ti­dien.

Le tra­vail trans-géné­ri­que sur ces sour­ces et leurs stra­té­gies argu­men­ta­ti­ves (leur rhé­to­ri­que spé­ci­fi­que, la topi­que) révèle, au-delà de leur hété­ro­gé­néité appa­rente, un déno­mi­na­teur commun : leur carac­tère éminemment nor­ma­tif. Apologétiques et lau­da­tifs, ou hos­ti­les et polé­mi­ques, ces dis­cours illus­trent un double mou­ve­ment de pres­crip­tion et d’inter­dic­tion carac­té­ris­ti­que de l’époque moderne, où rien n’est laissé au hasard ni sur­tout à la sub­jec­ti­vité de l’indi­vidu, de sort que l’on peut y voir une for­mi­da­ble entre­prise d’ins­crip­tion de la Loi dans les corps. Pierre Legendre a magis­tra­le­ment déve­loppé cette inter­pré­ta­tion du phé­no­mène de nor­ma­ti­vité inter­venu : au-delà d’un « juri­disme absurde » ou d’un « mora­lisme arbi­traire », on est en pré­sence de dis­cours cohé­rents qui por­tent sur « les contours et l’enve­loppe de la jouis­sance » (La pas­sion d’être un autre. Etude pour la danse, p. 148 sq) et des droits du corps.

Le corps dansant : discours, images, perceptions et représentations, pratiques sociales

Le point de départ des dis­cours, images et repré­sen­ta­tions du corps dan­sant est donc cons­ti­tué par l’inter­ro­ga­tion fon­da­men­tale sur le sens (signi­fi­ca­tion et objec­tif) de l’acti­vité, qui est aussi inu­tile à la vie bio­lo­gi­que que dépourvu de fonc­tion dans l’économie du salut de l’âme propre à la soté­rio­lo­gie chré­tienne. Les com­men­ta­teurs, reli­gieux, intel­lec­tuels et érudits, sont per­plexes devant ce qui serait le ’moteur’ du corps dans la danse, la pul­sion pri­mi­tive : pour les uns, c’est l’affect de la joie (lae­ti­tia), qui aurait été implanté par Dieu en l’homme lors de la Création. Luther se réfère aux enfants qui sau­tillent spon­ta­né­ment, exté­rio­ri­sant par là (sens pre­mier du verbe « ex-primer ») une jubi­la­tion inté­rieure, tout en demeu­rant purs de tout péché. En consé­quence, pour les par­ti­sans de cette thèse, il suffit d’enca­drer stric­te­ment les pra­ti­ques sal­ta­toi­res, de les mora­li­ser, d’en répri­mer les abus, mais elles sont en soi lici­tes. Pour les adver­sai­res en revan­che, l’ori­gine de la danse et son moteur, c’est Satan, ce qui fait que l’acti­vité orches­ti­que pro­cé­de­rait direc­te­ment du Péché ori­gi­nel. Dans ce schéma, l’homme a défi­ni­ti­ve­ment perdu l’« imago » du corps divin dont il pro­cède par le Péché Originel et la Chute ; le mou­ve­ment inces­sant et en appa­rence irrai­sonné des corps serait donc « signe » de pos­ses­sion sata­ni­que. Cette sémio­ti­que sacrée fonc­tionne, on le voit, par bi-pola­ri­tés. Les nom­breu­ses légen­des et récits de pos­ses­sion magi­que par le Diable (dont les « Teufelsbücher » qui eurent un énorme succès) sont tout autant la tra­duc­tion nar­ra­tive de phé­no­mè­nes bien réels, les cho­réo­ma­nies attes­tées, appe­lées « danses de Saint Guy », qui relè­vent on le sait de trou­bles phy­sio­lo­gi­ques, que la réac­ti­va­tion sym­bo­li­que de la Loi divine à tra­vers les deux figu­res arché­ty­pa­les de Salomé et de la Sorcière, agent pri­vi­lé­gié de Satan. Le corps de l’indi­vidu, fabri­qué à l’image d’un idéal, est ainsi inséré dans un réseau de croyan­ces, de signes et de sym­bo­les, qui voit se cons­truire, à tra­vers des décryp­ta­ges et inter­pré­ta­tions, puis des normes, pres­crip­tions et inter­dits, des pola­ri­tés tran­chées qui ne sont nul­le­ment exclu­si­ves les unes des autres, mais au contraire se super­po­sent ; corps fan­tasmé et repous­soirs effrayants ne sont que les deux facet­tes d’une même « repré­sen­ta­tion » qui sous-tend les dis­po­si­tifs mis en œuvre.

La pre­mière pola­rité, propre à cette période de réno­va­tion reli­gieuse et de redé­fi­ni­tion confes­sion­nelle au sein du chris­tia­nisme, oppose le corps mora­lisé et ver­tueux du Chrétien idéal à la Bête, mais aussi au Païen, deux figu­res de l’Autre ter­ri­fiant, avec le Sauvage et la Sorcière. On trouve aussi bien le spec­tre des bac­cha­na­les, des tran­ses, dépos­ses­sion de soi dans l’ivresse du mou­ve­ment inin­ter­rompu que des atta­ques contre l’ani­ma­lité en l’homme. Dans son Tanzteuffel (1567), Florian Daul, un pas­teur luthé­rien, expli­que avec un rela­tif luxe de détails et mêmes les termes tech­ni­ques appro­priés com­ment se com­por­tent les dan­seurs dans une nou­velle mode, par­ve­nue jusque dans les recoins de la Silésie pro­fonde : ils vont et cou­rent dans tous les sens et dans le plus grand désor­dre, « comme les vaches enra­gées » (!), s’attra­pent mutuel­le­ment et se font sauter, balan­cer, vire­vol­ter, vol­ti­ger, pro­je­ter en l’air, fai­sant s’envo­ler les jupes des femmes bien au-dessus de la cein­ture. La pra­ti­que décrite dési­gne à l’évidence la volte gaillarde, une danse en vogue dans toute l’Europe, y com­pris en France, à la cour du roi Henri III, qui devait connaî­tre une excep­tion­nelle lon­gé­vité, puis­que Münster s’en offus­que encore près de trente ans plus tard. Selon Johannes Praetorius (1668) cette « danse tour­billon­nante, pleine de gestes hon­teux et obs­cè­nes et de mou­ve­ments impu­di­ques », source de tous les mal­heurs, ne pour­rait être attri­buée qu’au Diable en per­sonne. Il est révé­la­teur que ce phé­no­mène d’aver­sion envers « la » danse prenne la double confi­gu­ra­tion d’une rechris­tia­ni­sa­tion (les chré­tiens de cette fin de XVIe siècle sont assi­mi­lés à des païens dégui­sés, les mou­ve­ments gira­toi­res des corps conçus comme dépos­ses­sion de soi et aban­don au Diable) et d’un recen­trage iden­ti­taire : les danses et diver­tis­se­ments venus d’Italie sont très aisé­ment assi­mi­lés aux débau­ches et paillar­di­ses des « Romanistes » (Italiens) et « Papistes », ce qui légi­time que leur influence per­ni­cieuse sur le peuple alle­mand (la « Germania ») soit com­bat­tue. Le spec­tre de l’ani­ma­lité pri­mi­tive resur­git beau­coup plus tard (1712), dans les atta­ques aux­quel­les se livrent Bonin (Français d’ori­gine, formé à la Cour à Versailles, marqué par les règles du clas­si­cisme) et son élève Meletaon contre la « danse alle­mande com­mune », à tra­vers des carac­té­ris­ti­ques évoquées par des cli­chés (désor­dre et chaos, bruit, lour­deur, lai­deur des dan­seurs) : ces dan­seurs ne sont pas sim­ple­ment des déments (« unsin­nige Leute »), ils sont aussi et sur­tout des bêtes. Parmi le bes­tiaire sol­li­cité par l’ima­gi­naire, on trouve au pre­mier chef la chèvre (puis­que la « cabriole » vient du cabri), mais aussi le chien, et bien sûr le porc et le singe.... Bannir de ses diver­tis­se­ments la danse alle­mande, répri­mer ses pul­sions fou­gueu­ses en se sou­met­tant à la dis­ci­pline de la « belle danse » fran­çaise, c’est donc cor­ri­ger la nature déchue, res­tau­rer l’huma­nité un temps perdue, et redon­ner à l’homme sa place dans la hié­rar­chie de la Création divine.

La seconde pola­rité (qui vient se super­po­ser à la pre­mière) oppose, selon la stricte hié­rar­chie qui struc­tu­rait les socié­tés d’alors, le corps noble, aris­to­cra­ti­que, dis­tin­gué, au paysan, au « rus­ti­cus », vul­gaire et bas, dont tout le corps, les gestes et l’être même sont qua­li­fiés de « répu­gnants ». Peu à peu s’impose, au-delà du corps uni­que­ment mora­lisé, donc modelé essen­tiel­le­ment par des inter­dits, le modèle d’un corps gra­cieux, élégant, un corps sublimé et esthé­tisé, qui sache dis­si­mu­ler le tra­vail effec­tué sur soi-même pour paraî­tre comme une seconde nature. Là encore le modèle est fran­çais : c’est celui de la Galanterie, qui pénè­tre dans l’espace ger­ma­ni­que entre 1680 et 1710 (sans réel­le­ment s’impo­ser dura­ble­ment), et qui vaut pour la lit­té­ra­ture autant que pour la conduite et les règles de civi­lité ; car il faut rap­pe­ler la défi­ni­tion alors exten­sive du terme « danser », qui incluait le main­tien, le port du corps dans la marche, le fait de savoir s’asseoir, tour­ner, saluer, etc. La révé­rence revêt une impor­tance extrême dans ce sys­tème. Les expli­ca­tions don­nées (notam­ment dans les manuels d’éducation et de danse) sur la néces­saire « dou­ceur », la flexi­bi­lité, le moel­leux du corps, etc. mon­trent que ce modèle d’un corps noble, élégant et néan­moins ’natu­rel’ réac­tive une concep­tion déve­lop­pée deux siè­cles plus tôt, dans l’Italie de la Renaissance, avec la « sprez­za­tura » propre au Courtisan (Cortegiano de B.Castiglione), cette négli­gence appa­rente mais soi­gneu­se­ment étudiée de l’indi­vidu qui tend vers la réa­li­sa­tion d’une image men­tale de la Beauté et de la grâce. La grâce est du reste un concept-clé : clai­re­ment reliée à la méta­phy­si­que pla­to­ni­cienne de la beauté, elle acquiert une portée uni­ver­selle, puis­que la grâce du corps et la beauté de l’âme ne font qu’un (c’est le thème du « kallos-kaga­thos »). Du reste, la thèse néo-pla­to­ni­cienne de l’har­mo­nie des sphè­res, défen­due par de grands érudits tels Marin Mersenne ou Athanasius Kircher, rejaillit sur l’idéal des corps dan­sants. Dans son Théâtre des dan­seurs (1671), « Mercurius » (pseu­do­nyme d’un fonc­tion­naire de cour en Saxe) trans­posa le plus natu­rel­le­ment du monde la thèse du « branle des astres », défen­due par Thoinot Arbeau en France à la fin du XVIe siècle, aux danses de société, essen­tiel­le­ment com­po­sées (à l’ori­gine) de rondes. L’image d’un mou­ve­ment bien ordonné de l’uni­vers témoi­gnait de l’ordre divin, mais aussi du règne pos­si­ble de l’har­mo­nie uni­ver­selle sur terre. Il fut donc l’un des pre­miers à affir­mer la pos­si­bi­lité de « civi­li­ser » les mœurs des Allemands gros­siers et bru­taux grâce à la « belle danse » mesu­rée d’ori­gine fran­çaise, et à l’har­mo­nie des corps, des mou­ve­ments et des gestes, sans hési­ter à heur­ter de front ses com­pa­trio­tes en dis­qua­li­fiant des pra­ti­ques indi­gè­nes pré­ten­du­ment dishar­mo­nieu­ses et désor­don­nées (on mesure donc l’abîme sépa­rant la réa­lité des « repré­sen­ta­tions » idéa­li­san­tes). Son livre n’est pas tant un manuel de danse (on n’apprend pas concrè­te­ment com­ment danser une cou­rante) qu’une apo­lo­gie des nou­vel­les maniè­res, et la tra­duc­tion d’une nou­velle cor­po­ra­lité rêvée, qui a néan­moins des impli­ca­tions concrè­tes pour les corps dan­sants : la dis­tance obli­ga­toire entre les corps, le port de gants, mais aussi la manière pres­crite de tendre la main à la dame, la révé­rence, les pas menus et légers, et le plus impor­tant : la loi abso­lue de l’en-dehors des pieds et l’exi­gence de rec­ti­tude du corps. Ainsi s’impose l’image d’un corps se sou­met­tant volon­tai­re­ment à des rituels et contrain­tes, afin de réa­li­ser un idéal d’élégance et d’har­mo­nie qui donne (poten­tiel­le­ment...) nais­sance à une essence supé­rieure de l’être.

La troi­sième pola­rité oppose ce corps civi­lisé, « galant » et har­mo­nieux, au « Barbare ». Un autre ima­gi­naire struc­ture ces dis­cours nor­ma­tifs : c’est le couple anti­thé­ti­que cons­ti­tué d’une part par le « Sauvage », d’autre part par l’Oriental lascif et dépravé. Avec leurs rela­tions de cou­tu­mes et mœurs exo­ti­ques de peu­pla­des loin­tai­nes, Américains, Orientaux, ou Africains du Sud, les récits de voyage qui se mul­ti­plient (en majo­rité une eth­no­gra­phie pro­tes­tante) for­ment la matrice des argu­men­ta­tions qui s’inter­ro­gent sur cette autre huma­nité, tantôt effrayante, tantôt ras­su­rante, parce que étrangement fami­lière. Aux danses simies­ques des Hottentots, mar­quées par un pié­ti­ne­ment, un balan­ce­ment cadencé du haut du corps et de la tête, s’ajou­tent les danses indé­cen­tes des Indiens du Nouveau Monde - la nudité cons­ti­tue sans nul doute le pre­mier repous­soir, sans oublier les hur­le­ments qui scan­dent les danses. Quant au corps de l’Oriental(e), tous ses gestes et mou­ve­ments (en par­ti­cu­lier de la poi­trine, du bassin et des han­ches, par­ties « hon­teu­ses » selon la tra­di­tion occi­den­tale) sont perçus et inter­pré­tés comme volup­tueux, las­cifs, voire lubri­ques. Tous les deux, le Sauvage et l’Oriental, ser­vent donc de repous­soir, de miroir tendu à l’Européen chré­tien, pour mieux le mora­li­ser dans son « habi­tus cor­po­ris » et en bannir les der­niers ori­peaux d’une nature brute. Au nom de l’idéal de civi­li­sa­tion des mœurs, les maî­tres à danser vont donc prôner l’éradication pure et simple de gestes et pra­ti­ques popu­lai­res endo­gè­nes qui évoquent les pra­ti­ques « bar­ba­res », telles que le pié­ti­ne­ment accom­pa­gné de frap­pe­ments sur les cuis­ses ou les talons (Schuhplattler, Haxenschlager), et inter­dire les mou­ve­ments des han­ches, les sauts et cabrio­les, ainsi que les « mines effron­tées, gestes exu­bé­rants et attou­che­ments fri­vo­les ». On notera que le même phé­no­mène se cons­tate en Espagne, avec le combat farou­che mené contre la « zara­banda », carac­té­ri­sée à l’ori­gine par des déhan­che­ments sug­ges­tifs d’une femme évoluant seule, sur des ryth­mes très mar­qués : la « sara­bande » à la fran­çaise devient une danse lente, grave et élégante, aux mou­ve­ments conte­nus et extrê­me­ment maî­tri­sés.

Enfin, la qua­trième pola­rité oppose le corps de l’homme et de la femme, dans une angoisse extrême de l’équivoque, de l’ambi­va­lence des sexes et de la trans­gres­sion des iden­ti­tés. Dans cette entre­prise de cons­truc­tion sociale et cultu­relle des genres, il s’agit d’éviter la fémi­ni­sa­tion de l’homme et la mas­cu­li­ni­sa­tion de la femme, formes de trans­gres­sion de l’ordre de la Création divine, mais aussi d’éloigner le spec­tre de la Sorcière en dis­ci­pli­nant encore plus rigou­reu­se­ment le corps de la femme. Ainsi s’expli­que l’élaboration d’un voca­bu­laire, d’une gram­maire et d’un « habi­tus » du corps pro­pres à chacun des sexes, même si fon­da­men­ta­le­ment, les mêmes règles pré­va­lent.

Quelques réflexions

Ce trop rapide survol des dif­fé­ren­tes « repré­sen­ta­tions » du corps dan­sant permet d’abor­der quatre grands points pro­blé­ma­ti­ques dans la com­pré­hen­sion des savoirs et dis­cours sur ce corps :

Le pre­mier point a trait à l’appré­cia­tion du poids de la Religion et de la Théologie, dont la tutelle per­sis­tante pèse lour­de­ment sur les reven­di­ca­tions timi­des à un début d’auto­no­mie. Si l’on revient à la ques­tion ini­tiale de l’ori­gine de la danse, le débat est aussi fon­da­men­tal qu’onto­lo­gi­que­ment conflic­tuel : tou­chant en appa­rence une simple ques­tion de cou­tu­mes, de rites ou de formes et tech­ni­ques, il recou­vre une phi­lo­so­phie, dans ses deux dimen­sions, anthro­po­lo­gi­que et méta­phy­si­que. Au-delà de la défi­ni­tion de formes admis­si­bles de socia­bi­lité ou de diver­tis­se­ment, l’enjeu en est le statut du corps et la nature de son expres­sion, autant dire l’essence de l’être humain et la légi­ti­mité de ses désirs. Ce que les enne­mis de la danse affir­ment, hier et aujourd’hui (car n’oublions pas les autres reli­gions, dans d’autres par­ties du monde, par­fois aussi en Occident...), c’est la toute-puis­sance d’une Théonomie éternelle, dont ils se font les inter­mé­diai­res pri­vi­lé­giés, contre l’Autonomie de l’indi­vidu, par­fois aussi contre une Hétéronomie poli­ti­que ou sociale.

Toutefois, pour en reve­nir au cadre de mon exposé, de grands désac­cords et désu­nions sub­sis­tent au sein des dif­fé­rents camps reli­gieux et confes­sion­nels inter­nes au chris­tia­nisme. Je disais en intro­duc­tion que la ligne de par­tage entre les avo­cats et les contemp­teurs de la danse est beau­coup plus déli­cate à tracer qu’il n’y paraît. Il est faux d’affir­mer que « les Protestants » seraient glo­ba­le­ment hos­ti­les au corps dan­sant. Cette confu­sion com­mise par une grande partie de la recher­che fran­çaise est due au fait que, en France, les pro­tes­tants étaient pour l’essen­tiel des hugue­nots, donc cal­vi­nis­tes. Cependant, l’étude croi­sée des dis­cours fait appa­raî­tre que la ligne de par­tage n’est pas inter-confes­sion­nelle (oppo­sant pro­tes­tants et catho­li­ques au sein du chris­tia­nisme), mais infra-confes­sion­nelle, et liée à l’héri­tage de la pensée d’Augustin, qui connut un point culmi­nant pré­ci­sé­ment au XVIIe siècle, et ce dans toute l’Europe, et qui contri­bua à remo­de­ler la concep­tion de la « nature » humaine. Les par­ti­sans d’un strict augus­ti­nisme, on le sait, condam­nent les plai­sirs mon­dains comme vani­tés dan­ge­reu­ses, voire péchés : d’orgueil, de luxure. Or cet augus­ti­nisme pur et dur se ren­contre également en France chez des catho­li­ques (cf. jan­sé­nis­tes et dévots), ou en Angleterre chez les Puritains. Contre ces posi­tions extrê­mes, qui vont valoir la fai­blesse, voire la débi­lité extrême de la Créature misé­ra­ble qu’est l’Homme (pour mieux rehaus­ser la Grâce de Dieu), d’autres, dits « indif­fé­ren­tis­tes » (par­ti­sans de la thèse des « adia­phora »), vont, au nom de la « Liberté du Chrétien » (une notion qui ren­voie à un des textes théo­lo­gi­ques majeurs de Luther) et de la force reconnue à sa cons­cience morale, peu à peu ouvrir la porte à la nais­sance de l’indi­vidu qui affirme ses droits, tout en se sou­met­tant de son plein gré au cadre moral et éthique qui le res­treint, par des devoirs, dans l’exer­cice de ses droits. Ainsi peut-on affir­mer que « La Réforme a inau­guré un nou­veau rap­port au corps et aux sens » (Philippe Denis). Le corps peu à peu laï­cisé, libéré de l’emprise de l’Église et des théo­lo­giens, soumis à l’ins­tance de la cons­cience indi­vi­duelle, acquiert un autre statut. L’éthique pro­tes­tante est ainsi direc­te­ment cor­ré­lée au mou­ve­ment d’indi­vi­dua­li­sa­tion qui marque la Modernité.

Les impli­ca­tions esthé­ti­ques de visions anthro­po­lo­gi­ques si radi­ca­le­ment anta­go­nis­tes sau­tent aux yeux : face à un chris­tia­nisme exclu­si­ve­ment relié au Logos et à l’Esprit, on trouve une forme plus ouverte aux sens, donc aux ten­dan­ces artis­ti­ques. Pour les théo­lo­giens catho­li­ques, le domaine du sen­si­ble a une fonc­tion pri­mor­diale de sou­tien du mes­sage reli­gieux, et l’on com­prend aisé­ment la théâ­tra­lité de la reli­gion catho­li­que réno­vée (Concile de Trente), sen­si­ble dans les églises dites « baro­ques », et par­ti­cu­liè­re­ment le recours aux spec­ta­cles et à la danse dont les Jésuites, fer de lance de la Contre-Réforme, feront un usage inten­sif (récem­ment, on a décou­vert que J.G. Noverre avait com­mencé sa car­rière de jeune dan­seur dans les bal­lets jésui­tes...). A l’inverse, les polé­mi­ques menées par les Piétistes (notam­ment) contre les danses et l’opéra, mais aussi la musi­que, expri­ment une crainte de l’auto­no­mi­sa­tion de l’acti­vité artis­ti­que, qui devien­drait un but en soi, la cons­ti­tu­tion de l’esthé­ti­que en ins­tance auto­nome qui mena­ce­rait d’être « sacra­li­sée » – or cette évolution est avérée à partir de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à notre époque, tant dans la lit­té­ra­ture que dans les arts et même la phi­lo­so­phie, au point d’abou­tir à une « Kunstreligion ».

Le second point concerne la notion déli­cate et fort dif­fi­cile à cerner du « plai­sir » qui se trouve au cœur des débats. Car ce qui est prio­ri­tai­re­ment mis en cause dans la danse, c’est le prin­cipe de plai­sir, la Jouissance (pour repren­dre les théo­ries de P. Legendre) : plai­sir indi­vi­duel, gra­tuit et inu­tile, plai­sir du corps, de la chair, de tous les sens. Car en-deçà et au-delà la ren­contre des sexes que promet la danse (une dimen­sion à l’évidence pré­sente et expli­ci­te­ment thé­ma­ti­sée dans les dis­cours), il y a le plai­sir sen­suel, j’ose­rais dire le plai­sir pur, du mou­ve­ment, de la dépense d’énergie, un dyna­misme vital de l’ordre du « dio­ny­sia­que », irré­duc­ti­ble à une fonc­tion­na­lité bien iden­ti­fiée. C’est un grand mys­tère que ce plai­sir par trop osten­si­ble des dan­seurs, auquel les sim­ples spec­ta­teurs demeu­rent trop sou­vent fermés. Chez les com­men­ta­teurs (sou­vent des cen­seurs...) trans­perce, en dehors de l’incom­pré­hen­sion fon­da­men­tale, une angoisse de la trans­gres­sion du Tabou suprême, celle de l’auto­no­mi­sa­tion vic­to­rieuse des corps, qui échapperaient à tout contrôle (social, moral, éthique, reli­gieux). En ce sens, on peut tout à fait consi­dé­rer le menuet comme la danse dis­ci­pli­née par excel­lence, « apol­li­nienne » en un sens, éminemment aris­to­cra­ti­que de par sa sub­ti­lité et ses nom­breu­ses contrain­tes (rituels de pré­sen­ta­tion, par­cours dans l’espace à obser­ver, pas menus à mémo­ri­ser, accord avec la musi­que, symé­trie avec le par­te­naire) qui maté­ria­li­sent en par­ti­cu­lier le tabou du contact. Et pour­tant, c’est bien cette auto­no­mi­sa­tion redou­tée du plai­sir qui se pro­duira avec la valse, d’où les contro­ver­ses qui éclatent de plus belle lors du triom­phe de cette nou­velle pra­ti­que sociale (fin XVIIIe- XIXe siècle). Déjà les contre­dan­ses vives et enjouées tra­dui­saient, par leurs carac­té­ris­ti­ques cor­po­rel­les, un chan­ge­ment radi­cal de fonc­tion de la danse, qui devient un jeu de société sans pré­ten­tion, un diver­tis­se­ment per­met­tant de satis­faire aux atten­tes du plus grand nombre. Le plai­sir y est pur, spon­tané, serein, libéré des impé­ra­tifs de repré­sen­ta­tion ou de vir­tuo­sité, délié des entra­ves socia­les ou mora­les, égalitaire aussi puis­que les par­te­nai­res ne ces­sent de chan­ger de place et de rang, met­tant à mal les hié­rar­chies. Le jeu d’éloignement et de rap­pro­che­ment entre les dan­seurs rend l’ensem­ble agréa­ble, voire drôle (quand on se trompe...), par­fois aussi sen­suel. Mais la valse fut à l’ori­gine d’une véri­ta­ble révo­lu­tion, dont une des pre­miè­res tra­duc­tions lit­té­rai­res fut le roman du jeune Goethe, Les Souffrances du jeune Werther (1774). Dans la valse, le corps est sou­dain libéré du corset de ses contrain­tes. En effet, le prin­cipe tech­ni­que n’est plus l’appren­tis­sage d’une com­bi­nai­son com­plexe de pas pres­crits à l’avance, ni de figu­res géo­mé­tri­ques tra­cées dans l’espace, mais la répé­ti­tion infi­nie d’un pas de base très simple sur un mou­ve­ment de rota­tion réi­té­rée. Les gira­tions inin­ter­rom­pues pro­dui­sent une sorte de déli­cieuse ivresse qui fait oublier le monde exté­rieur ; le dan­seur n’est plus lui-même, ou plus exac­te­ment il s’iden­ti­fie à la seule sen­sa­tion de son corps qui tourne sans cesse, et met hors jeu tout aspect céré­bral ou ration­nel qui pré­do­mi­nait au contraire dans l’exé­cu­tion des menuets, cou­ran­tes et sara­ban­des. Le sen­ti­ment de liberté éprouvé intro­duit une véri­ta­ble révo­lu­tion dans les pra­ti­ques orches­ti­ques : il ne s’agit plus de cho­ré­gra­phie, mais d’une néces­sité natu­relle dont le corps fait l’expé­rience, et qui pro­duit une déli­cieuse légè­reté, voire une désub­stan­tia­li­sa­tion dans le ver­tige exta­ti­que. Dans la valse, l’homme devient partie inté­grante de l’uni­vers. Le pas­sage de la linéa­rité à la cir­cu­la­rité, par un double mou­ve­ment en spi­rale (puis­que les dan­seurs tour­nent autour de leur axe tout en décri­vant un large cercle ou une ellipse dans l’espace) fait de la danse ter­res­tre une ana­lo­gie du mou­ve­ment uni­ver­sel des astres et de la valse un nouvel avatar de l’har­mo­nie des sphè­res, ce qui jus­ti­fie d’y voir une « allé­go­rie dansée de l’orphisme ». Ainsi, l’acti­vité change pro­fon­dé­ment de fonc­tion : danser n’est plus un acte de repré­sen­ta­tion solen­nel, exé­cuté en direc­tion d’un public dont on veut sus­ci­ter l’admi­ra­tion ou le res­pect, mais un acte gra­tuit, tourné vers l’indi­vidu et son plai­sir. Ce n’est plus un rituel, qui obéit à des règles, mais un anti-rituel, qui ne connaît que le ravis­se­ment des sens. Ce qui compte n’est plus l’appa­rence des corps, mais leur essence. Ce n’est plus une méca­ni­que, mais une énergie, ou, selon l’expres­sion heu­reuse de Gerhard Neumann, « une ther­mo­dy­na­mi­que du désir ». Car la fougue toute nou­velle des corps est char­gée d’une sen­sua­lité pro­non­cée, puis­que les corps s’enla­cent, alors qu’aupa­ra­vant, soi­gneu­se­ment mis à dis­tance, ils ne fai­saient que se tou­cher par la main ou par le bout des doigts, eux-mêmes gantés. On ne com­prend que trop bien le scan­dale : à tra­vers le ver­tige ciné­ti­que, c’est le rituel social qui se délite, et les formes de domi­na­tion sym­bo­li­que volent en éclats. Le tour­billon de la valse signi­fie, tra­duit, donne à lire par les corps l’irrup­tion d’une tur­bu­lence chao­ti­que dans l’ordre bien réglé du monde. Portée par une jeune géné­ra­tion qui, influen­cée par Rousseau et les natu­ra­lis­tes anglais, exalte la Nature autant que les émotions et les sen­ti­ments, l’émergence de la valse pré­lude à des bou­le­ver­se­ments majeurs. A une culture qui nie un corps sub­ver­sif et tem­père, voire réprime ses impé­tuo­si­tés et pul­sions cou­pa­bles suc­cède, sans guère de tran­si­tion, un modèle qui voit au contraire dans ce corps l’organe pri­vi­lé­gié d’une per­cep­tion et d’une expé­rience authen­ti­ques de l’être et du monde. La rela­tion para­doxale entre l’« idée » et la « cor­po­ra­lité », une ques­tion déjà sou­le­vée par les pen­seurs du Sturm und Drang, devien­dra au demeu­rant une notion essen­tielle de la moder­nité. Enfin, la valse n’est plus le reflet d’un ordre hié­rar­chi­que immua­ble, mais une expres­sion de l’absolu, comme l’est le cercle. Aux contrain­tes elle sub­sti­tue la liberté, aux règles l’émotion, au sta­tisme le dyna­misme, et même l’accé­lé­ra­tion. Ainsi, elle devient bien­tôt l’incar­na­tion d’une révo­lu­tion cultu­relle et men­tale, effec­tuée dans et par les corps.

Le troi­sième point a trait au rôle des savoirs/ de la science (en par­ti­cu­lier le savoir médi­cal et ana­to­mi­que, mais aussi phy­sio­lo­gi­que) dans l’évolution cons­ta­tée : de la vision d’un corps en rela­tion directe avec la sphère divine, corps magi­que, ins­piré (par Dieu ou par le Diable), en har­mo­nie avec les astres, on glisse vers un corps méca­nisé et ratio­na­lisé, tant dans son appa­rence phy­si­que que dans ses mou­ve­ments et gestes. Malgré des résis­tan­ces nota­bles (ainsi, les maî­tres à danser rejet­tent l’apport de l’ana­to­mie pour expli­quer la nature du mou­ve­ment, ce qui peut aujourd’hui sem­bler curieux pour la danse, et conti­nuent d’adhé­rer aux théo­ries des « esprits ani­maux »...), l’évolution s’opère, de la Magie (danse du Diable ou de Saint Guy, taren­telle) à la Machine, sym­bo­li­sée par L’Homme-Machine de Julien Offroy de La Mettrie (1747) : la méta­phy­si­que cède la place à la phy­si­que, l’idéa­lisme au maté­ria­lisme. Ce phé­no­mène de géo­mé­tri­sa­tion, de méca­ni­sa­tion et de ratio­na­li­sa­tion crois­sante des tech­ni­ques cor­po­rel­les, ce que Foucault inter­prète comme la mise en œuvre par les auto­ri­tés d’une « tech­no­lo­gie poli­ti­que des corps », entraîne une forme de dé-divi­ni­sa­tion, la perte d’une aura magi­que : le corps de l’homme n’est plus le temple de Dieu. Cette tech­ni­cité crois­sante a également des réper­cus­sions sur l’évolution des spec­ta­cles et leur esthé­ti­que. Dans les bal­lets notam­ment, la vir­tuo­sité crois­sante induit une pro­fes­sion­na­li­sa­tion de l’acti­vité qui refoule les dilet­tan­tes et crée une sépa­ra­tion avec les pra­ti­ques socia­les de la danse. Mais au sein même de ces pra­ti­ques spec­ta­cu­lai­res, la vir­tuo­sité est à la fois pré­ju­di­cia­ble et favo­ra­ble à l’expres­si­vité des corps ; car si la danse est conçue, par les cho­ré­gra­phes, comme une « pein­ture par­lante », char­gée de com­plé­ter, voire de se sub­sti­tuer au lan­gage verbal pour créer une image animée qui pro­duise un effet sur le public, les règles et prin­ci­pes esthé­ti­ques héri­tés des pres­crip­tions tra­di­tion­nel­les de l’actio rhé­to­ri­que aux­quels est sou­mise l’éloquence muette des corps (le théo­ri­cien de la danse C.F. Ménestrier livrait ainsi un cata­lo­gue précis de l’expres­sion des affects, la colère, la souf­france, la pitié, la tris­tesse, la rage, etc., de sorte que l’on pou­vait aper­ce­voir dans cette sémio­ti­que cor­po­relle une forme de « topi­que ges­tuelle ») font obs­ta­cle à une indi­vi­dua­li­sa­tion de l’expres­sion. Or c’est pré­ci­sé­ment cette reven­di­ca­tion d’une expres­sion plus per­son­nelle et plus natu­relle qui émergera au fil du XVIIIe siècle, dans un mou­ve­ment d’émancipation. Mais elle aura été rendue pos­si­ble par l’enri­chis­se­ment du voca­bu­laire de la danse, qui a fait inter­ve­nir des par­ties du corps jusqu’alors négli­gées, voire inter­di­tes. Là réside le para­doxe : avec l’allè­ge­ment des contrain­tes (du cos­tume notam­ment), c’est l’accrois­se­ment des poten­tia­li­tés tech­ni­ques qui a doté la danse d’une plus grande capa­cité d’expres­si­vité.

La qua­trième réflexion vou­drait mettre en lumière la dif­fi­culté d’appré­cier à leur juste mesure les tran­si­tions his­to­ri­ques, les seuils et muta­tions inter­ve­nues. Car La réflexion sur la for­ma­tion du corps n’est pas nou­velle au XVIIe siècle. Déjà Montaigne, entre­croi­sant les argu­men­ta­tions péda­go­gi­que, médi­cale et morale, consi­dé­rait favo­ra­ble­ment l’uti­lité des exer­ci­ces phy­si­ques pour l’éducation des enfants, leurs réper­cus­sions sur le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel et sur l’équilibre géné­ral de l’être humain. Les huma­nis­tes ita­liens avaient du reste lar­ge­ment favo­risé la renais­sance de l’idéal anti­que de « gym­nas­ti­que » (cf. réé­di­tions de Mercurial, De Arte gym­nas­tica) ; de fait, c’est l’huma­nisme de la Renaissance qui a permis la nais­sance d’une réflexion théo­ri­que sur les vertus éducatives des dif­fé­rents types d’exer­ci­ces du corps, et donc sur le corps en géné­ral. Toutefois, l’héri­tage de l’Antiquité s’avère très pro­blé­ma­ti­que : s’il entraîne dans de nom­breux cas une reprise des théo­ries et des réfé­ren­ces auto­ri­ta­ti­ves, il induit dans le cas de la danse des rup­tu­res affir­mées avec les pra­ti­ques, sus­pec­tes de crypto-paga­nisme. Si l’on consi­dère la tran­si­tion déli­cate qui s’est opérée entre Humanisme et Réforme, on cons­tate que l’héri­tage de l’Antiquité païenne ne peut être pensé que comme sa « chris­tia­ni­sa­tion », ce qui impli­que l’éradication de cou­tu­mes païen­nes, en par­ti­cu­lier de pra­ti­ques orphi­ques sacrées, qui sub­sis­tent encore aujourd’hui dans cer­tai­nes litur­gies (chré­tiens coptes, ortho­doxes grecs, etc.). Cette tran­si­tion his­to­ri­que marque aussi une rup­ture avec le néo­pla­to­nisme de la Renaissance. Si Mercurius repre­nait encore à son compte la théo­rie du bal des astres, les pro­fes­sion­nels de la danse du début du XVIIIe siècle se mon­trent d’une extrême cir­cons­pec­tion à l’égard de ces concep­tions. Déjà orien­tés vers une jus­ti­fi­ca­tion imma­nente de leur art, ils évitent pru­dem­ment de se pro­non­cer, quand ils ne récu­sent pas tout bon­ne­ment la thèse, comme le fait le Français Bonin qui n’y voit qu’une méta­phore, une image sans rap­port avec la réa­lité. L’idée d’un ORDRE hié­rar­chi­que et imma­nent rem­place celle d’HARMONIE natu­relle entre sphè­res céles­tes et ter­res­tres.

Au tour­nant du XVIIIe siècle, le phé­no­mène his­to­ri­que de la « galan­te­rie » (actuel­le­ment objet de nom­breu­ses études) a tou­te­fois favo­risé le glis­se­ment vers une esthé­ti­sa­tion des corps, mais aussi vers une nou­velle quête d’har­mo­nie sociale et éthique. Le confor­misme social, appa­rem­ment induit par ce prin­cipe, va de pair avec l’affir­ma­tion des droits de l’indi­vidu à vivre plei­ne­ment ses plai­sirs et ses désirs, puis à expri­mer quel­que chose qui serait du res­sort de la sin­gu­la­rité irré­duc­ti­ble du Moi, mais tou­jours dans un cadre licite. Enfin, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’influence conjointe de la phi­lo­so­phie des Lumières (Diderot, Noverre) et des sen­sua­lis­tes anglais (David Hume), c’est le Sujet, et non plus l’objet « Monde », qui va être placé au centre de la connais­sance et des savoirs.

Conclusion

Aujourd’hui, la légi­ti­mité de l’indi­vidu qui danse, du corps dan­sant et de son éventuelle expres­sion cons­ti­tue une telle évidence que l’on ne songe même plus à en inter­ro­ger les pré­sup­po­sés his­to­ri­ques et épistémologiques. Pourtant, bien loin d’être une donnée évidente et natu­relle, l’expres­sion du corps dan­sant/ ou de l’indi­vidu dans la danse et par la danse est une cons­truc­tion his­to­ri­que à dimen­sion sym­bo­li­que. Comme le for­mule Bernard Andrieu (Quelle épistémologie du corps ?), « la spé­ci­fi­cité occi­den­tale est de fabri­quer avec des dis­cours des corps sociaux, poli­ti­ques, ecclé­siaux ou sacra­men­taux ». De cette fabri­ca­tion his­to­ri­que­ment déter­mi­née, il importe de retra­cer les dif­fé­rents stades et les moda­li­tés, afin notam­ment d’étudier les éventuels moments de sur­gis­se­ment d’une reven­di­ca­tion d’indi­vi­dua­lité, d’une sin­gu­la­rité irré­duc­ti­ble. Être atten­tif aux seuils permet de modi­fier son regard et de nuan­cer la pers­pec­tive, de per­ce­voir les para­doxes de l’Histoire aussi. Si l’on reprend l’exem­ple du pié­tisme, ce mou­ve­ment de réno­va­tion interne au sein du pro­tes­tan­tisme luthé­rien qui s’est tout d’abord déve­loppé en Allemagne cen­trale (Saxe, Thuringe, Brandebourg) puis lar­ge­ment dif­fusé en Amérique du Nord (via les mis­sions), on est frappé par son anthro­po­lo­gie déses­pé­rante... Le corps est consi­déré comme impur, cou­pa­ble, cor­rompu, devant être (méta­pho­ri­que­ment ?) « cru­ci­fié » afin de per­met­tre la renais­sance du « Nouvel Adam ». Rien de plus effrayant que la défi­ni­tion de l’être humain donnée par le pas­teur E. Collin en 1717 : un pauvre estro­pié, inca­pa­ble de mar­cher seul vers son salut sans les béquilles de la grâce divine ! Et pour­tant : para­doxa­le­ment, c’est l’atten­tion crois­sante portée à l’inté­rio­rité du croyant (contre le dog­ma­tisme luthé­rien), à l’expres­sion indi­vi­duelle de ses émotions, aspi­ra­tions et désirs les plus secrets et inti­mes qui va mener à la reva­lo­ri­sa­tion de son Moi, certes d’abord can­ton­née au seul cadre reli­gieux, et au seul Logos. Les femmes ont joué un rôle déter­mi­nant dans le cou­rant pié­tiste et dans ce pro­ces­sus de reva­lo­ri­sa­tion d’une expres­sion indi­vi­duelle et sin­gu­lière. Et d’une manière géné­rale, on connaît l’apport essen­tiel des femmes à l’his­toire de la danse et à l’atten­tion portée à l’expres­si­vité du corps dans la danse, pour ne songer qu’à Isadora Duncan, Mary Wigman, ou d’autres moins connues comme Rosalia Chladek, Grete Palucca, etc. (si l’on m’auto­rise ce « grand écart » tem­po­rel, et très sché­ma­ti­que, vers le XXe siècle).

En d’autres termes : il a d’abord fallu impo­ser la légi­ti­mité d’une expres­sion de l’indi­vidu et de son corps, notam­ment dans la danse, avant qu’il soit ques­tion de son lan­gage, et de l’éventuelle néces­sité d’en inven­ter un qui soit spé­ci­fi­que. Au XVIIe siècle, le corps n’ « exprime » pas (si l’on excepte bien sûr les expres­sions spon­ta­nées comme la joie, la frayeur, qui relè­vent d’une pul­sion exté­rio­ri­sée). Il « repré­sente » : une fonc­tion poli­ti­que ou reli­gieuse, un statut social, des cir­cons­tan­ces récur­ren­tes tels que maria­ges, deuils ou céré­mo­nies rituel­les, aca­dé­mi­ques par ex. Il « repré­sente » par le vête­ment bien sûr, mais aussi par le corps, par le port, le main­tien, l’air, des mou­ve­ments et une ges­tuelle appro­priés, un habi­tus conforme aux règles de l’aptum et du deco­rum et stric­te­ment codi­fié. Sur une scène de théâ­tre ou dans un spec­ta­cle, cette ges­tuelle n’exprime pas tant une sub­jec­ti­vité irré­duc­ti­ble qu’elle n’« illus­tre » des situa­tions, des per­son­na­ges, des affects conve­nus. Noverre ne fait pas excep­tion à la règle. Ses ten­ta­ti­ves pour sortir du corset étriqué des pra­ti­ques tra­di­tion­nel­les du ballet et en réfor­mer les usages (sup­pres­sion du masque, allè­ge­ment du cos­tume - le panier - , rac­cour­cis­se­ment des robes), afin de favo­ri­ser une plus grande liberté du corps et du visage sont ins­pi­rées du modèle de l’acteur anglais de théâ­tre David Garrick. Mais elles ne doi­vent pas faire oublier que, dans sa pra­ti­que de cho­ré­gra­phe, Noverre sous­crit tota­le­ment aux conven­tions pré­va­lant à l’époque sur la sty­li­sa­tion et l’idéa­li­sa­tion des affects et situa­tions selon les genres (l’amour et la pas­to­rale, la rage et la ven­geance avec les Furies et autres per­son­na­ges allé­go­ri­ques, dont il fait un usage inten­sif). Le déca­lage est fla­grant entre sa pos­ture avan­ta­geuse de théo­ri­cien révo­lu­tion­naire et sa pra­ti­que de maître de ballet conser­va­teur, appar­te­nant à un sys­tème auli­que et sous­cri­vant à ses codes tra­di­tion­nels de repré­sen­ta­tion mimé­ti­que.

C’est là sans doute que les ana­ly­ses très ori­gi­na­les et incontes­ta­ble­ment éclairantes pro­po­sées par Pierre Legendre peu­vent renou­ve­ler les appro­ches et les inter­pré­ta­tions. Selon lui, ces pro­fes­sion­nels de la danse vont repren­dre à leur compte les dis­cours légi­ti­mants et légis­la­teurs des auto­ri­tés, même s’ils modi­fient les para­dig­mes de l’art. Même dans l’appa­rente sub­ver­sion, il s’agit encore et tou­jours d’ins­crire la Loi au cœur des corps dan­sants. Si les formes, les cri­tè­res et les para­dig­mes chan­gent, la Loi demeure, qui enté­rine la sou­mis­sion des indi­vi­dus au Mythe triom­phant du corps idéal.

Pour ne pas conclure sur une note trop sombre, ou néga­tive, qui semble tenir la reven­di­ca­tion d’expres­si­vité du corps dan­sant pour un leurre, je plai­de­rai, en reve­nant à ma démar­che de cher­cheur, pour une plu­ra­lité d’appro­ches, pour un syn­cré­tisme métho­do­lo­gi­que (même si mon appro­che est essen­tiel­le­ment de l’ordre de l’his­toire cultu­relle) qui fait une large place à l’appré­hen­sion sub­jec­tive des phé­no­mè­nes étudiés par le corps du cher­cheur ; en d’autres termes, il paraît néces­saire d’avoir expé­ri­menté dans la tenue de son propre corps les notions de « droi­ture », « maî­trise », « élévation », contrôle, sou­plesse, grâce, élégance etc. (par exem­ple dans le menuet, la cou­rante, la sara­bande), tout en his­to­ri­ci­sant ces per­cep­tions : car le corps du dan­seur d’aujourd’hui n’est pas celui du XVIIe siècle, ne serait-ce qu’en raison du port du corset (pour femmes et hommes !) qui rédui­sait l’ampli­tude des mou­ve­ments, ou de la lon­gueur des robes. Je plaide bien sûr pour l’indis­pen­sa­ble rigueur phi­lo­lo­gi­que et métho­di­que dans l’ana­lyse des textes (ou images) et l’his­to­ri­ci­sa­tion de l’objet « corps dan­sant » et de ses repré­sen­ta­tions. Concrètement, pour la période consi­dé­rée, cet objet s’ins­crit dans un vaste débat sur les rap­ports entre l’art et la nature, où l’idée qu’une contrainte exer­cée sur soi-même et une domi­na­tion de la nature (cf. R. Zur Lippe, Naturbeherrschung am Menschen) per­met­trait de par­ve­nir à un niveau supé­rieur de l’être (Goethe le dit dans un magni­fi­que sonnet : « dans la contrainte seule se révèle le Maître, et la Loi seule peut nous donner la liberté »...)

La com­pré­hen­sion de la manière dont se sont cons­truits des récits, dis­cours et repré­sen­ta­tions sur la danse et le corps dan­sant passe par l’appré­hen­sion d’éventuels retours en arrière, mou­ve­ments de balan­ce­ments entre pôles oppo­sés, contra­dic­tions, dans une même période, par­fois même chez un même artiste. Pour reve­nir à Noverre et au récent col­lo­que qui eut lieu sur cet artiste, la vision tra­di­tion­nelle, cano­ni­que (pour ne pas dire hagio­gra­phi­que...) d’un dan­seur et cho­ré­gra­phe qui serait repré­sen­ta­tif du « ballet pré-roman­ti­que », et le « Révolutionnaire du ballet », révèle une vision téléo­lo­gi­que rétros­pec­tive, selon laquelle la reven­di­ca­tion d’une indi­vi­dua­li­sa­tion de l’expres­sion dont il se fit le héraut serait l’abou­tis­se­ment quasi natu­rel d’une évolution his­to­ri­que. Or les mou­ve­ments de bas­cule entre les contrai­res, accom­pa­gnés de pro­fon­des contra­dic­tions, sont récur­rents dans l’Histoire. Ainsi, pour m’auto­ri­ser une brève incur­sion dans le début du XXe siècle (et pour demeu­rer dans le domaine ger­ma­ni­que), on connaît bien sûr le mou­ve­ment de l’« Ausdruckstanz », danse d’expres­sion pré­ci­sé­ment, mou­ve­ment initié notam­ment par Rudolf von Laban et Mary Wigmann et ins­piré par la volonté de sortir d’une expres­sion figée, rigide et sté­réo­ty­pée qui pré­va­lait encore dans le ballet dit « clas­si­que » (aca­dé­mi­que) en reve­nant au sujet qui pense par son corps, en fai­sant émerger de soi un geste qui vien­drait de l’ori­gine sacrée, un geste archaï­que, pour arti­cu­ler du sens à tra­vers la logi­que du corps. Mais on aurait tort d’oublier que, pres­que au même moment et sous les mêmes cieux ger­ma­ni­ques, on trouve Oskar Schlemmer, qui au contraire, à tra­vers ses danses du « Bauhaus », récuse le primat de l’expres­si­vité indi­vi­duelle et immé­diate, l’excès d’effu­sion dra­ma­ti­que de l’âme propre à son époque, le pathos pseudo-sacré et exta­ti­que par trop affecté de celles qu’il appelle dédai­gneu­se­ment « les dan­seu­ses de l’âme » (Seelentänzerinnen). Schlemmer pri­vi­lé­gie au contraire l’abs­trac­tion géo­mé­tri­que des corps dont il pré­tend tirer néan­moins une grande émotion, ses modè­les étant d’une part la pan­to­mime de la « com­me­dia dell’arte », d’autre part Charlie Chaplin. Un peu plus proche de nous dans le temps, dans les années 1960/70, c’est la danse abs­traite de l’Américain Alwin Nikolais qui, à tra­vers des actes ludi­ques, des expé­ri­men­ta­tions visuel­les dans les­quel­les les corps n’expri­ment ni leur propre logi­que ni leurs sen­ti­ments, échappe à la volonté de signi­fier et à l’indi­vi­dua­li­sa­tion (ce que reflète au reste la struc­ture de la troupe, sans vedet­tes ni étoiles). A l’instar du dua­lisme « figu­ra­tif/ abs­trait » dans les arts plas­ti­ques, la ten­sion entre la danse dite « expres­sive » et la danse « pure » est cons­ti­tu­tive de l’explo­ra­tion du corps dan­sant.

Marie-Thérèse Mourey, Professeur des Universités, Paris - Sorbonne

Le pré­sent texte est issu de la séance de sémi­naire sur le corps dan­sant : ENS Lyon – 21.09.2012 - CMDR, (Corps : Méthodes, Discours, Représentations). Nous remer­cions vive­ment Marie-Thérèse Mourey de nous l’avoir com­mu­ni­qué.