CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Marc Durain, « Henri Michaux : du corps du livre au corps de l’homme »

Article publié dans l’ouvrage col­lec­tif Le livre au corps, dir. Marc Perlman et Alain Milon, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2012.

Le corps est un des lieux com­muns de l’œuvre d’Henri Michaux, motif omni­pré­sent de ses textes jus­te­ment relevé et exploré par la cri­ti­que. Pour n’en citer que deux exem­ples, on obser­vera que Raymond Bellour réserve à la thé­ma­ti­que du corps une entrée de cha­pi­tre dans son ouvrage Henri Michaux ou une mesure de l’être1, au même titre que « l’espace » ou « les méta­mor­pho­ses » (motifs qui ne sont d’ailleurs pas sans lien avec celui du corps), comme le fait Colette Roubaud dans son com­men­taire du recueil Plume pré­cédé de Lointain inté­rieur2 ; plus, le corps a pu faire l’objet d’ouvra­ges entiers consa­crés au poète : on songe notam­ment à celui de Claude Fintz, Henri Michaux « homme-bombe ». L’œuvre du corps : théo­rie et pra­ti­que3. Il est incontes­ta­ble que l’œuvre de Michaux est mar­quée par la mise en avant des vicis­si­tu­des du corps, agres­sions, mala­dies, méta­mor­pho­ses, divi­sions, mais aussi inter­ven­tions du poète sur les corps comme en témoi­gne cet extrait de « Mes occu­pa­tions4 » :

Il y a des gens qui s’assoient en face de moi au res­tau­rant et ne disent rien, ils res­tent un cer­tain temps, car ils ont décidé de manger. En voici un. Je te l’agrippe, toc. Je te le ragrippe, toc. Je le pends au porte-man­teau. Je le décro­che. Je le repends. Je le redé­cro­che. Je le mets sur la table, je le tasse et l’étouffe. Je le salis, je l’inonde. Il revit. Je le rince, je l’étire (je com­mence à m’énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l’intro­duis dans mon verre, et jette osten­si­ble­ment le contenu par terre […]

Le poète se fait ici le grand mani­pu­la­teur des corps, capa­ble de les réduire à l’impuis­sance et aux pro­por­tions sou­hai­tées.

Moins évidente peut-être est la place réser­vée par Michaux à la réflexion sur le livre comme corps. Les men­tions du livre, soit le livre même que le poète est en train d’écrire et qu’il dési­gne par deixis auto­ré­fé­ren­tielle :

Toi que je ne sais où attein­dre et qui ne liras pas ce livre […]5

ou d’autres livres, les livres en géné­ral :

Dans l’ensem­ble, les livres furent son expé­rience.6

sont plus spo­ra­di­ques au sein des recueils, et d’une impor­tance peut-être moins déter­mi­nante dans l’étude des enjeux essen­tiels de l’œuvre ; pour­tant l’étude des dési­gna­tions, non pas sim­ple­ment du livre, mais du corps du livre, comme on va tenter de le mon­trer à l’échelle de trois des recueils parmi les plus signi­fi­ca­tifs de Michaux7, se révèle à chaque fois en rela­tion intime avec les gran­des thé­ma­ti­ques évoquées plus haut, et déjà dûment com­men­tées. En quoi la réflexion sur le corps du livre peut être consi­dé­rée comme une clef dans la com­pré­hen­sion de la rela­tion du poète au corps (on pour­rait dire, aux corps) et au monde, telle est la ques­tion que l’on se pose ici, et à laquelle nous allons pro­po­ser une réponse en deux temps : d’abord en obser­vant de près la manière dont Michaux carac­té­rise le corps du livre, manière, on le verra, à la fois para­doxale et tout à fait cohé­rente dans le cadre de la repré­sen­ta­tion du propre corps du poète ; ensuite en explo­rant les mul­ti­ples rela­tions, d’ordre tant phy­si­que que mental, qu’entre­tien­nent le poète et le livre, deux enti­tés tantôt en lutte tantôt en col­la­bo­ra­tion pour inter­ve­nir (terme cher à Michaux) sur le monde et les corps qui s’y tien­nent.

LE CORPS MULTIPLE ET PARADOXAL DU LIVRE

Les réfé­ren­ces au livre comme corps ne sont pas légion dans les textes de Michaux ; mais elles se concen­trent dans quel­ques poèmes riches d’ensei­gne­ment. On observe que le livre y est décrit de manière extrê­me­ment diverse, et cela est d’autant plus frap­pant que ces carac­té­ri­sa­tions variées se pré­sen­tent dans le cours d’un même texte. Nous citons un pas­sage du poème « Une vie de chien », extrait de La nuit remue :

Quant aux livres, ils me haras­sent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.

Je l’attrape et, après quel­ques efforts, je le déra­cine et le détourne défi­ni­ti­ve­ment du trou­peau de l’auteur.

Dans un cha­pi­tre vous avez tout de suite des mil­liers de phra­ses et il faut que je les sabote toutes. Cela m’est néces­saire.

Parfois, cer­tains mots res­tent comme des tours.8

Trois éléments retien­nent pour le moment notre atten­tion. Michaux carac­té­rise ici ce qui fait, si on peut dire, le sang ou les orga­nes du livre, à savoir les mots. Et il les carac­té­rise phy­si­que­ment de trois maniè­res : à tra­vers le verbe « déra­ci­ner », le sub­stan­tif « trou­peau » et le sub­stan­tif « tour ». Le pre­mier terme pose une image concrète du mot comme plante ou comme arbre, sur lequel le lec­teur Michaux exer­ce­rait un effort d’arra­che­ment. Autrement dit le corps du livre, par la méta­phore ver­bale, est rat­ta­ché au monde végé­tal. Rappelons au pas­sage que le mot latin liber dont est issu notre « livre », dési­gnait à l’ori­gine la partie vivante de l’écorce, sur laquelle on écrivait. Usage qui s’est bien sûr per­pé­tué, le papier qui fait la peau du livre nous venant tou­jours des arbres. Au sein de la même phrase, une deuxième méta­phore se met en place, nomi­nale celle-là, et qui dépend du verbe « détour­ner » expri­mant la même idée d’éloignement, de dis­tan­cia­tion par rap­port à un point d’ori­gine (c’est la valeur du pré­fixe « dé » dérivé de la pré­po­si­tion « de ») : les cons­ti­tuants fon­da­men­taux du livre que sont les mots for­ment à pré­sent un trou­peau, dont, comme le sug­gère le com­plé­ment du nom, « l’auteur » serait le berger ; le corps du livre est donc carac­té­risé comme rele­vant du monde animal. Enfin, le troi­sième temps de cette des­crip­tion phy­si­que du livre est marqué par la com­pa­rai­son des mots avec des « tours », qu’on ima­gine soli­des et dures, voire, selon toute vrai­sem­blance, en pierre. Nous voici donc dans le domaine du miné­ral. A cette série d’images carac­té­ri­sant le corps du livre nous ajou­te­rons une phrase du « Portrait de A » - texte sur lequel nous aurons très vite l’occa­sion de reve­nir- pour com­plé­ter cette repré­sen­ta­tion mul­ti­ple du corps du livre :

Il est d’âme.9

En posi­tion d’attri­but, la fonc­tion cano­ni­que de la carac­té­ri­sa­tion, le groupe pré­po­si­tion­nel « d’âme » intro­duit un com­plé­ment de matière indi­quant « de quoi est fait » le livre. La ter­mi­no­lo­gie gram­ma­ti­cale s’avère ici para­doxale, vu que le com­plé­ment cons­truit une image imma­té­rielle du livre, si l’on se réfère à une longue tra­di­tion phi­lo­so­phi­que et reli­gieuse qui dis­tin­gue le corps et l’âme. Le corps du livre reçoit donc une palette de carac­té­ri­sants étonnamment large, pas­sant par les trois prin­ci­paux règnes, végé­tal, animal, miné­ral, jusqu’à n’être plus vrai­ment un corps, puis­que « pur », « d’âme », « divin » comme l’écrit Michaux dans une série de trois phra­ses cour­tes et sim­ples. Force est de cons­ta­ter, en recou­pant l’ensem­ble de ces éléments de des­crip­tion, que le corps du livre est, lui, com­plexe, sorte de corps total, et même para­doxal à la lec­ture de ce pas­sage du « Portrait de A » (nous remet­tons le seg­ment cité dans son contexte immé­diat) :

Le monde est mys­tère, les choses évidentes sont mys­tère, les pier­res et les végé­taux. Mais dans les livres peut-être y a-t-il une expli­ca­tion, une clef.

Les choses sont dures, la matière, les gens, les gens sont durs, et ina­mo­vi­bles.

Le livre est souple, il est dégagé. Il n’est pas une croûte. Il émane. Le plus sale, le plus épais émane. Il est pur. Il est d’âme. Il est divin. De plus il s’aban­donne.10

Paradoxe à plu­sieurs échelles. D’abord de texte à texte : le corps du livre, ou plus pré­ci­sé­ment ses orga­nes vitaux, les mots, étaient assi­mi­lés ou rap­pro­chés par l’image, des « pier­res » et des « végé­taux » ; ici, ils en sont clai­re­ment dis­tin­gués, d’une part par l’adjec­tif « souple » (qui s’oppose à l’image rigide des « tours11 » évoquée plus haut), d’autre part par le connec­teur logi­que oppo­si­tif « mais ». Les livres relè­ve­raient d’un autre niveau de réa­lité que les règnes évoqués, dans la mesure où « peut-être » ils livre­raient la « clef » du « mys­tère » des autres corps. Paradoxe aussi à l’échelle du texte seul ; pre­miè­re­ment, parce que le livre est pré­senté à la fois comme étant et n’étant pas un corps : « il est d’âme », donc imma­té­riel, comme nous l’avons déjà dit, et peut être en même temps « épais » et « sale », donc néces­sai­re­ment spa­tial et maté­riel. Deuxièmement, et c’est là sans doute l’aspect le plus subtil et le plus fécond de la carac­té­ri­sa­tion du corps-livre, Michaux le dési­gne comme étant « dégagé », c’est-à-dire libéré, en-dehors, avant d’ajou­ter à la toute fin de la sec­tion citée : « il s’aban­donne ». Autrement dit, le livre est déli­vré, et le livre se livre. Le poète, en uti­li­sant les deux termes « dégagé » et « s’aban­donne », sug­gère à la fois un jeu lexi­cal et une repré­sen­ta­tion para­doxale du livre comme corps « livré-déli­vré ». Et cette double carac­té­ri­sa­tion nous semble éclairer à cer­tains égards le fonc­tion­ne­ment de la repré­sen­ta­tion du poète lui-même.

On aura remar­qué que le corps du livre, tour à tour animal, miné­ral, végé­tal, divin, n’est jamais repré­senté comme humain, donc jamais sur le même plan que le corps du poète. De fait, l’étude des réson­nan­ces du couple « livré-déli­vré » dans la cons­truc­tion des textes nous apprend ceci : que le poète n’atteint jamais à cet état para­doxal de corps livré-déli­vré, mais qu’il connaît tou­jours soit l’un, soit l’autre. Un cer­tain nombre de poèmes le met­tent en scène passif et livré, comme « L’appa­reil à éventrer » :

Il y a des époques où je ne peux me mettre au lit sans être opéré. Aussitôt l’œil fermé, le lit, d’un mou­ve­ment impé­rieux, est sou­levé en l’air et j’abou­tis non loin du pla­fond.

Alors des­cend sur moi l’appa­reil à opérer.12

Est signi­fi­ca­tif dans la pre­mière phrase, le pas­sage d’un verbe en cons­truc­tion pro­no­mi­nale réflé­chie (« me mettre »), déno­tant une forme d’auto­no­mie du sujet, à une tour­nure pas­sive (« être opéré »), tra­duc­tion gram­ma­ti­cale de l’état « livré », appli­quée qui plus est à un verbe qui ren­voie au corps, sur­tout à la voix pas­sive ; le contexte du « lit » vient encore ren­for­cer l’atmo­sphère chi­rur­gi­cale. Après avoir été à nou­veau repré­senté, dans la deuxième phrase, sous forme du pronom sujet (« j’abou­tis »), le locu­teur-per­son­nage devient com­plé­ment de lieu dans la troi­sième (« des­cend sur moi »), la fonc­tion sujet étant désor­mais assu­rée par l’entité véri­ta­ble­ment active du poème, « l’appa­reil » qui lui donne son titre et dont la men­tion est repous­sée à la fin de la pro­po­si­tion, comme si l’énoncé épousait le mou­ve­ment de son arri­vée mena­çante, par cette solen­nité expres­sive. Les deux prin­ci­paux aspects de la syn­taxe (ordre des mots et rela­tion entre les mots) s’asso­cient donc de façon cohé­rente à la repré­sen­ta­tion du corps passif et impuis­sant du poète, livré à un ins­tru­ment de tor­ture qui finit par faire « sauter [s]a sur­face ». D’autres textes (moins nom­breux tou­te­fois) insis­tent sur l’autre ver­sant, celui du corps « dégagé », déli­vré. C’est le cas d’ « Entre ciel et terre », tou­jours dans La vie dans les plis :

Quand je ne souf­fre pas, me trou­vant entre deux pério­des de souf­france, je vis comme si je ne vivais pas. (…) je me croi­rais volon­tiers, tant mon sen­ti­ment de vie est faible et indé­ter­miné, un uni­cel­lu­laire micro­sco­pi­que, pendu à un fil et voguant à la dérive entre ciel et terre, dans un espace incir­cons­crit, poussé par des vents, et encore, pas net­te­ment.13

Le locu­teur s’affirme ici « dégagé » de « souf­france », comme le pose la pre­mière pro­po­si­tion de la séquence, qui défi­nit son état par la néga­tive. Il se trouve ainsi dans une sorte de no man’s land tem­po­rel, là encore défini par défaut : le fait d’être situé « entre deux pério­des de souf­france » (aucun élément ne le défi­nit en propre). Le déga­ge­ment se signale aussi par une image spa­tiale, uti­li­sant la même pré­po­si­tion « entre » : dégagé de la « terre », mais pas dans le « ciel » pour autant, entre les deux, dégagé même –du moins pour la cons­cience– de tout espace, puis­que celui-ci ne sau­rait être déter­miné que par une struc­tu­ra­tion entre ce qui est dans cet espace et ce qui est en-dehors, limi­tes essen­tiel­les annu­lées ici par l’adjec­tif « incir­cons­crit ». Il est à noter que l’état « déli­vré » n’est pas connoté posi­ti­ve­ment, au contraire ; absent de sa souf­france, le poète est pres­que absent de la vie (« comme si je ne vivais pas ») dont il ne garde qu’un « sen­ti­ment […] faible et indé­ter­miné ». Le groupe pré­po­si­tion­nel « à la dérive » va dans le même sens d’une per­cep­tion dys­pho­ri­que d’une telle situa­tion. Dans une autre sec­tion du recueil, le « Portrait des Meidosems », Michaux nous pro­pose une des­crip­tion peut-être plus ambi­guë, mais tou­jours glo­ba­le­ment néga­tive de la libé­ra­tion de Meidosems coin­cés les uns dans les autres :

[Ils] ne peu­vent plus avan­cer, atten­dent peut-être de périr ou d’être enfin déga­gés avec de gros ris­ques par quel­que casse-tout qui déter­mine avec divers acci­dents l’Accident libé­ra­teur.14

Le déga­ge­ment se trouve ici au sein d’une alter­na­tive dont l’autre ver­sant est la « mort », donc semble plutôt connoté posi­ti­ve­ment, mais il s’accom­pa­gne aussi de « ris­ques », de « casse », et revêt fina­le­ment un double aspect néga­tif-posi­tif comme le sug­gère le groupe nomi­nal final « Accident libé­ra­teur » : tout déga­ge­ment est un arra­che­ment, toute libé­ra­tion s’accom­plit dans la dou­leur.

Dans les exem­ples que nous venons de voir, le corps du poète appa­raît par­fois livré, par­fois déli­vré ; mais Michaux ne s’arrête pas là dans l’exploi­ta­tion de cette dia­lec­ti­que réconci­liée dans le corps para­doxal du livre, et cons­truit dans plu­sieurs poèmes un balan­ce­ment assez net­te­ment marqué entre les deux pôles. Là encore, le choix des mots ne semble pas inno­cent. Le poète est, au sein d’un même texte cette fois, tour à tour livré et déli­vré, pri­son­nier et dégagé, aban­donné à et libéré de. En voici quatre exem­ples.

Le pre­mier est tiré du « Portrait de A » dont nous avons déjà puisé l’essen­tiel de notre propos sur le corps du livre. Le per­son­nage du poème, qui res­sem­ble fort à une pro­jec­tion auto­bio­gra­phi­que de Michaux, passe par dif­fé­ren­tes étapes dans sa décou­verte du monde : d’abord c’est une forme de refus, puis « il apprit l’alpha­bet et mangea15 », ensuite il décou­vre Dieu, les livres, et ensuite les atomes qu’il consi­dère comme de « petits dieux16 ». Une nou­velle unité du poème s’ouvre alors par ces mots :

Science immense et mono­tone. Ficelé aux petits dieux.17

Nous rele­vons ici évidemment le par­ti­cipe passé « ficelé », qui marque l’atta­che­ment (au sens propre du terme), et donc le pre­mier ver­sant de la dia­lec­ti­que livré-déli­vré, auquel va suc­cé­der pres­que immé­dia­te­ment, dans le cadre du récit d’un radi­cal chan­ge­ment de cap exis­ten­tiel, une expres­sion du second :

Un jour, à vingt ans, lui vint une brus­que illu­mi­na­tion. Il se rendit compte, enfin, de son anti-vie, et qu’il fal­lait essayer l’autre bout. Aller trou­ver la terre à domi­cile et pren­dre son départ du modeste. Il partit.18

La pre­mière phrase mani­feste et situe (« à vingt ans ») une rup­ture sou­daine dans la chaîne du temps (« brus­que illu­mi­na­tion »). L’« anti-vie » à laquelle le per­son­nage de A décide alors de mettre un terme, c’est, en par­ti­cu­lier, la vie sur le mode « ficelé » dont il a été ques­tion juste au-dessus. Le bou­le­ver­se­ment exis­ten­tiel consiste dans le déga­ge­ment : « pren­dre son départ » de cette vie livrée. La fin du para­gra­phe en marque la réa­li­sa­tion : « Il partit », phrase mini­male qui dans sa briè­veté figure le carac­tère sou­dain et rapide du départ, et exprime d’une manière très nette la rup­ture de l’atta­che­ment à la vie abs­traite, dévo­lue à la contem­pla­tion des atomes et de Dieu. Le per­son­nage était ficelé : il se dé-ficèle, il s’agit bien là de deux pôles incom­pa­ti­bles : comme l’écrit Michaux, lais­ser l’un pour choi­sir l’autre, c’est pren­dre l’exis­tence « par l’autre bout ». Mais, nous l’avons noté plus haut, en citant un pas­sage du « Portrait des Meidosems », le déga­ge­ment ne s’accom­plit qu’« avec de gros ris­ques19 », la libé­ra­tion est aussi un « acci­dent20 », une cas­sure dou­lou­reuse puisqu’il s’agit bien de rompre ses liens. Le per­son­nage de A ne tarde pas à le res­sen­tir :

Ce n’était pas orien­ter sa vie, c’était la déchi­rer.21

Tels sont les mots qui sui­vent immé­dia­te­ment la men­tion du départ.

Le deuxième pas­sage que nous ana­ly­se­rons est tiré du poème « Le hon­teux interne », du recueil La nuit remue. La dia­lec­ti­que « livré-déli­vré » appli­quée au corps du poète, dans le cadre d’une suc­ces­sion tem­po­relle mani­fes­tant l’un après l’autre ces deux états incom­pa­ti­bles pour lui, y appa­raît de manière encore plus nette :

Ni ori­gi­na­lité ni lutte. Je suis livré à la joie. Elle me brise. Je me dégoûte.

Quand je rede­viens libre, je sors, je sors rapi­de­ment avec ce visage des per­son­nes qui vien­nent d’être vio­lées.22

Dans un pre­mier temps le locu­teur est aban­donné, passif, comme l’indi­que le par­ti­cipe passé « livré », mais aussi, juste avant, le terme de « lutte » affecté par la néga­tion ; la phrase sui­vante « Elle me brise » mani­feste cette posi­tion d’impuis­sance par un autre biais, non pas une tour­nure pas­sive, mais une cons­truc­tion tran­si­tive où le poète occupe la fonc­tion d’objet ; et dans un second temps, marqué par la subor­don­née rela­tion­nelle intro­duite par « quand » et le verbe « rede­viens » qui indi­que à la fois l’entrée dans un nouvel état et le retour « à la nor­male », le locu­teur est dégagé, deuxième ver­sant de la dia­lec­ti­que illus­tré ici par l’adjec­tif « libre » et par le verbe « sortir » réi­téré. La proxi­mité des deux mots « livré » et « libre » dans le fil du texte ne sau­rait être inno­cente et mani­feste avec évidence les deux états incom­pa­ti­bles du corps du poète, que le corps du livre, quant à lui, com­bine, et ce rappel est d’autant plus sen­si­ble que ces termes font enten­dre celui de « livre » par paro­no­mase. (On pro­fi­tera de cette remar­que pour noter que le sub­stan­tif « livre » et l’adjec­tif « libre » sont étymologiquement homo­ny­mes : tous deux sont issus du même signi­fiant latin liber.)

Dans le troi­sième pas­sage qui a retenu notre atten­tion, les deux états du corps ne sont pas mis en jeu sui­vant un prin­cipe de suc­ces­sion tem­po­relle, mais selon un balan­ce­ment entre le fait cons­taté et le sou­hait d’une autre réa­lité ; il s’agit du pre­mier frag­ment de « Vieillesse de Pollagoras », der­nière sec­tion du recueil La vie dans les plis :

Encombré de batailles déjà livrées, hor­loge de scènes de plus en plus en plus nom­breu­ses qui son­nent, tandis que je me vou­drais ailleurs.23

Nous ajou­te­rons que le locu­teur Pollagoras se com­pare, dans la phrase qui suit, à « un manoir livré au Poltergeist », et qu’un peu plus haut dans le poème il est ques­tion d’adver­sai­res qui « livrent « leurs » batailles » en lui. Cette triple occur­rence du verbe « livrer », sous forme conju­guée ou par­ti­ci­piale, nous paraît remar­qua­ble pour un texte rela­ti­ve­ment court et semble un fac­teur de cohé­rence et d’unité. L’état « livré » est bien celui qui carac­té­rise Pollagoras, aspi­rant pour sa part à une forme de déga­ge­ment, déga­ge­ment de l’« ici » : la locu­tion conjonc­tive « tandis que » réa­lise le paral­lé­lisme tem­po­rel-conces­sif entre le fait et le sou­hait, lui-même maté­ria­lisé par l’emploi du condi­tion­nel : « je vou­drais » ; et c’est l’adverbe « ailleurs » qui prend en charge l’expres­sion du désir de sortie et de dé-livrance.

Enfin, pour clore ce déve­lop­pe­ment sur la dia­lec­ti­que irré­conci­lia­ble ani­mant le corps du poète en rela­tion avec les carac­té­ris­ti­ques fon­da­men­ta­les du corps-livre selon Michaux, on citera un pas­sage du poème « Amours », tiré de La nuit remue, qui trans­pose, comme son titre le laisse pré­sa­ger, le balan­ce­ment « livré-dégagé » dans le cadre d’une rela­tion amou­reuse, pro­mise à l’échec. Le pre­mier ver­sant est repré­senté par cette phrase :

Cependant, je me suis aban­donné à un nou­veau « nous ».24

On retrouve ici le verbe et la cons­truc­tion pro­no­mi­nale uti­li­sés par Michaux pour parler du livre dans « Le por­trait de A » : « De plus il s’aban­donne.25 » Cette fois, c’est le poète qui est concerné : il renonce en quel­que sorte à une part de son auto­no­mie de « Je » pour se fondre dans un ensem­ble formé par le couple, repré­senté par le pronom « nous ». Mais ce cons­tat fait au pré­sent de l’entrée, à un cer­tain moment du passé (c’est la valeur du passé com­posé), dans l’état « livré », est en oppo­si­tion avec la réso­lu­tion d’un départ (déga­ge­ment) pro­chain, annoncé bru­ta­le­ment dans la der­nière partie du poème :

Elles ont menti toutes mes let­tres, Banjo… et main­te­nant je m’en vais.

J’ai un billet à la main : 17.084.

Compagnie royale néer­lan­daise.

Il n’y a qu’à suivre ce billet et l’on va en Equateur.

Et demain, billet et moi, nous nous en allons […]26

Le point de rup­ture entre les deux pôles de la dia­lec­ti­que est maté­ria­lisé par l’adverbe « main­te­nant » dont l’effet dra­ma­ti­que est ren­forcé par les points de sus­pen­sion ; le départ est exprimé par le verbe « s’en aller » dont on remar­que sur­tout la deuxième occur­rence pour sa valeur comi­que : le poète recons­ti­tue un « nou­veau « nous » » qui n’est plus celui de la rela­tion amou­reuse, mais du « couple » qu’il forme avec la clef de son déga­ge­ment, son billet d’avion. On retrouve dans ce qua­trième exem­ple le prin­cipe de suc­ces­sion tem­po­relle entre les états « livré » et « déli­vré » qui carac­té­ri­sait les deux pre­miers pas­sa­ges cités.

On voit que Michaux fait cor­res­pon­dre, avec une grande rigueur dans l’emploi des termes, les don­nées du para­doxe qui carac­té­rise le corps du livre, « livré-déli­vré », à la des­crip­tion de son rap­port à son propre corps. C’est une pre­mière manière d’envi­sa­ger le lien pos­si­ble entre le corps du livre et le corps de l’auteur ; mais celui-ci ne s’établit pas seu­le­ment sur le mode d’une l’oppo­si­tion des deux corps, l’un « livré-déli­vré », l’autre soit livré, soit déli­vré. Ils entre­tien­nent en effet un cer­tain nombre de rela­tions plus direc­tes et concrè­tes, aux­quel­les nous allons main­te­nant nous atta­cher.

LE LIVRE ET L’HOMME : QUELS CORPS A CORPS

Le corps du livre et le corps du poète sont par­fois mis en scène ensem­ble, et les moda­li­tés des rela­tions qu’ils entre­tien­nent alors sont fort diver­ses. Le corps du livre est traité, pour le dire sim­ple­ment, soit comme adju­vant soit comme oppo­sant ; com­men­çons par illus­trer ce der­nier cas. Le texte « Une vie de chien », que nous avons étudié plus haut sous l’angle des images mul­ti­ples du corps du livre (ani­male, végé­tale, miné­rale), nous montre com­ment, pour le poète, la lec­ture cons­ti­tue non une édification intel­lec­tuelle, mais une lutte phy­si­que. Sa rela­tion aux mots est de l’ordre de l’action, de la pré­hen­sion, de la mani­pu­la­tion, de la des­truc­tion. Nous citons à nou­veau l’extrait en le pro­lon­geant un peu :

Quant aux livres, ils me haras­sent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.

Je l’attrape et, après quel­ques efforts, je le déra­cine et le détourne défi­ni­ti­ve­ment du trou­peau de l’auteur.

Dans un cha­pi­tre vous avez tout de suite des mil­liers de phra­ses et il faut que je les sabote toutes. Cela m’est néces­saire.

Parfois, cer­tains mots res­tent comme des tours. Je dois m’y pren­dre à plu­sieurs repri­ses et, déjà bien avant dans mes dévas­ta­tions, tout à coup au détour d’une idée, je revois cette tour. Je ne l’avais donc pas assez abat­tue, je dois reve­nir en arrière et lui trou­ver son poison, et je passe ainsi un temps inter­mi­na­ble.27

Les verbes uti­li­sés sont de l’ordre du concret : il s’agit d’« attra­per », de « pren­dre », et Michaux y insiste par la répé­ti­tion de la même base ver­bale entre « s’y pren­dre » et « repri­ses ». Contrairement à ce qu’on pour­rait atten­dre, la rela­tion phy­si­que avec le livre, dans sa dif­fi­culté, n’est pas une lutte pour com-pren­dre mais pour anéan­tir, comme l’attes­tent les termes « sabote », « dévas­ta­tions », et plus encore « abat­tue » qui ren­voie à la des­truc­tion de la « tour », mais prend une réso­nance plus vio­lente encore si l’on songe au sens de ce verbe lorsqu’il s’appli­que à un être vivant, syl­lepse de sens per­ti­nente ici puis­que le livre revêt, nous l’avons montré, une dimen­sion ani­male. La spa­tia­li­sa­tion de l’expres­sion (« bien avant », « reve­nir en arrière ») sug­gère une repré­sen­ta­tion du livre comme une ville (élargissement de la com­po­sante miné­rale), dont les tours seraient des mots, et dans laquelle pro­gres­se­rait le lec­teur. On peut faire deux obser­va­tions com­plé­men­tai­res : le corps du livre gagne en réa­lité miné­rale au fil de l’extrait, dans la mesure où le rap­pro­che­ment entre mots et tours est d’abord assumé par une com­pa­rai­son, et ensuite par une méta­phore in absen­tia (« je revois cette tour ») : le mot n’est plus comme, il est un élément miné­ral. Deuxièmement, le corps mul­ti­ple du livre semble com­mu­ni­quer une part de sa variété au corps du poète en lutte avec lui : un peu plus haut dans le texte, Michaux affirme semer « la pani­que dans les voi­tu­res du Métropolitain » en se ser­vant « de son pied comme d’un ten­ta­cule » ; c’est rap­pro­cher une partie de son corps du phy­si­que du cépha­lo­pode. Par ailleurs, le titre même du poème, « Une vie de chien », sug­gère dans un tel contexte, au-delà de l’expres­sion cou­rante, une proxi­mité du locu­teur avec cet autre animal. Quoi qu’il en soit, la rela­tion au corps du livre se défi­nit sur le mode de l’effort phy­si­que, et de l’effort vain, comme en témoi­gne la fin du texte :

Et le livre lu en entier, je me lamente, car je n’ai rien com­pris… natu­rel­le­ment. N’ai pu me gros­sir de rien. Je reste maigre et sec.28

L’image plus clas­si­que de la lec­ture comme nour­ri­ture intel­lec­tuelle est invo­quée en même temps que niée, et Michaux insiste sur le ver­sant cor­po­rel de cette repré­sen­ta­tion, avec le verbe « gros­sir » et les adjec­tifs « maigre » et « sec ». Si maigre, si sec demeure le locu­teur après sa lec­ture que la marque gram­ma­ti­cale de sa per­sonne s’efface sou­dain de l’énoncé : « N’ai pu me gros­sir de rien. », avant de réap­pa­raî­tre. L’idée de la lec­ture comme effort inu­tile est sug­gé­rée dans un autre texte, inti­tulé « Situations étranges », où l’on trouve ces mots :

Ils se sou­le­vaient sur les coudes comme pour lire, mais l’effort les ache­vait et ils retom­baient la face en terre pour tou­jours.29

Il est ques­tion d’hommes sur le point de mourir ; leur ultime déploie­ment d’énergie pour se rele­ver se mani­feste par une posi­tion cor­po­relle sem­bla­ble à celle du lec­teur, mais cet « effort » même cause leur perte défi­ni­tive. Lire repré­sente soit une grande dif­fi­culté sans fruit, comme ici, soit un projet que l’on aban­donne vite pour se consa­crer à autre chose ; c’est le cas dans ce pas­sage des aven­tu­res de Plume, per­son­nage dont le nom semble pour­tant le lier char­nel­le­ment au corps du livre :

[Plume se trouve dans la cham­bre de la reine du Danemark en com­pa­gnie de cette der­nière.]

-Comme nous avons deux bonnes heures devant nous, vous pour­riez peut-être me faire la lec­ture, mais ici je n’ai pas grand chose d’inté­res­sant.30

La lec­ture semble avoir toute sa vali­dité logi­que, si on peut dire, puis­que la pers­pec­tive en est ins­crite dans une rela­tion cau­sale mar­quée par la conjonc­tion « comme » ; mais, déjà nuan­cée au sein même de la pro­po­si­tion où elle est men­tion­née, par l’adverbe « peut-être », elle est balayée par la suite de la phrase, sous le pré­texte du manque d’inté­rêt des « corps-livres » en pré­sence. Plus « inté­res­sant[e] » en revan­che est l’étude du corps de la reine pour le per­son­nage de Plume, qui se laisse séduire. Elle se désha­bille et l’appelle à tenter de déchif­frer les « signes » qui sont sur sa poi­trine :

J’ai ici, voyez, sous le sein droit, trois petits signes. Non pas trois, deux petits et un grand. (…) Ecoutez, dites-moi quel­que chose, mais exa­mi­nez bien, d’abord, bien à votre aise…

Et voilà Plume qui exa­mine. Il touche, il tâte avec des doigts peu sûrs, et la recher­che des réa­li­tés le fait trem­bler, et ils font et refont leur trajet incurvé.

Et Plume réflé­chit.31

Sur la peau blan­che de la reine, comme des ins­crip­tions, à lire, à com­pren­dre. Le contact s’établit par les mains et les yeux, comme pour un livre, et comme avec un livre, la décou­verte sus­cite la réflexion du lec­teur. Cette repré­sen­ta­tion « livres­que » du corps de la reine n’inflé­chit pas la ten­dance glo­bale du texte, qui est la mise de côté immé­diate du corps du livre pour la mise en avant du corps des per­son­na­ges, qui pour finir seront cou­chés nus l’un près de l’autre, et sans doute plus près encore lors­que le roi entrera.

Les rela­tions entre corps du livre et corps de l’homme que nous avons abor­dées jusqu’ici sont décep­ti­ves et néga­ti­ves. Comment peu­vent-ils entrer tous deux dans un rap­port cons­truc­tif ? « Le por­trait de A » nous donne un pre­mier élément de réponse ; l’expé­rience de la lec­ture n’est pas tou­jours aussi sté­rile que dans le poème « Une vie de chien », ana­lysé plus haut ; par­fois elle permet de se « gros­sir32 » de quel­que chose :

Dans les livres, il cher­che la révé­la­tion. Il les par­court en flèche. Tout à coup, grand bon­heur, une phrase… un inci­dent… un je ne sais quoi, il y a là quel­que chose… Alors il se met à lévi­ter vers ce quel­que chose avec le plus qu’il peut de lui-même (…) Il a gagné quel­que chose. Il s’est fait un peu supé­rieur à lui-même.33

On obser­vera pour com­men­cer que le per­son­nage de A n’ins­taure pas une rela­tion mor­ti­fère avec le livre ; quels que soient les inconvé­nients d’une lec­ture « en flèche », il ne s’agit pas de s’appli­quer à dévas­ter les mots, en reve­nant au besoin en arrière pour s’assu­rer de leur des­truc­tion. Le carac­tère posi­tif du rap­port est indi­qué par les termes de « bon­heur », de « gagner ». Dans « Une vie de chien », le poète abat­tait les tours, ici lui-même s’élève (« se met à lévi­ter ») en réac­tion au choc exercé sur lui par « une phrase » : c’est lui qui est en quel­que sorte « déra­cin[é]34 », mais dans le sens d’un enri­chis­se­ment (« supé­rieur à lui-même »). Le livre est ici un adju­vant à celui qui entre en rela­tion avec lui, un prin­cipe créa­teur. Ce prin­cipe, on le retrouve, même s’il n’abou­tit pas entiè­re­ment, dans le texte « Mes pro­prié­tés », où le livre cons­ti­tue une base à partir de laquelle le poète pour­rait peu­pler son ter­rain :

D’autres fois (…) je vois dans la vie exté­rieure ou dans un livre illus­tré, un animal qui me plaît, une aigrette blan­che par exem­ple, et je me dis : Ça, ça ferait bien dans mes pro­prié­tés et puis ça pour­rait se mul­ti­plier, et je prends force notes et je m’informe de tout ce qui cons­ti­tue la vie de l’animal. Ma docu­men­ta­tion devient de plus en plus vaste.35

Dans la fic­tion ou la méta­phore des « pro­prié­tés », le locu­teur prend appui sur le livre, et cons­ti­tue lui-même du texte (des « notes », une « docu­men­ta­tion »), pour créer un corps qu’il puisse faire vivre sur ses terres. Certes l’accent est mis sur l’échec répété de cette entre­prise, mais il nous semble inté­res­sant d’insis­ter, quant à nous, sur la capa­cité néan­moins prêtée au livre, dont nous avons vu qu’il était un corps mul­ti­ple, de géné­rer d’autres corps divers, celui d’« une aigrette blan­che par exem­ple ».

Enfin, et nous nous pla­çons main­te­nant, non plus au niveau du nar­ra­teur ou du per­son­nage, mais au niveau de l’auteur du texte lui-même, le livre est un adju­vant lorsqu’il permet d’agir, d’inter­ve­nir sur le monde et sur les corps, de créer une nou­velle réa­lité. Composer un livre, pour le poète, c’est se donner cette « liberté d’action36 ». Nous le rap­pe­lons, un des pre­miers cons­tats sur le monde du repré­sen­tant auto­bio­gra­phi­que de Michaux qu’est le per­son­nage de A, était que « les choses sont dures, la matière, les gens, les gens sont durs, et ina­mo­vi­bles. » Mais le livre n’est-il pas pré­ci­sé­ment le lieu dans et par lequel il devient pos­si­ble de faire bouger les gens et les choses ? Cette capa­cité à trans­for­mer l’immo­bile en mobile n’est certes pas sans incer­ti­tude, comme dans le poème « L’atta­que de la mon­ta­gne », où le locu­teur se confronte à ce qui est, peut-être, le corps dur et ina­mo­vi­ble par excel­lence :

Oh je n’avais pas à ce moment-là de griefs contre cette mon­ta­gne, sauf sa sem­pi­ter­nelle pré­sence qui m’obsé­dait depuis deux mois. Mais je pro­fi­tai de l’immense puis­sance que met­tait à ma dis­po­si­tion une colère venue d’une lance portée contre ma fierté. Ma colère en son plein épanouissement, en son climax, ren­contra cette grosse gêneuse de mon­ta­gne, qui irri­tant ma fureur, l’immen­si­fiant, me jeta, trans­porté, impa­vide, sur la mon­ta­gne comme sur une masse qui eût pu réel­le­ment en trem­bler.

Trembla-t-elle ? En tout cas, je la saisis.37

L’écriture, la cons­ti­tu­tion d’un corps-poème, d’un corps-livre, est l’outil qui permet au poète de concré­ti­ser des élans inté­rieurs ; le conflit n’est plus ici entre lui et les mots « comme des tours », mais entre lui et la « grosse gêneuse de mon­ta­gne », nou­velle figure de ver­ti­ca­lité et de dureté après la « tour » ; et c’est par les mots, jus­te­ment, qu’il peut se jeter sur elle et, peut-être, la faire « trem­bler ». Le mar­quage du carac­tère ina­mo­vi­ble de la mon­ta­gne, dans la mesure où ce fait relève de l’évidence, est por­teur d’humour : c’est la men­tion de « sa sem­pi­ter­nelle pré­sence », où l’adjec­tif lui-même, et son anté­po­si­tion, sug­gè­rent l’aga­ce­ment et la las­si­tude du locu­teur. Le texte main­tient l’incer­ti­tude sur l’issue de son entre­prise : l’emploi du sub­jonc­tif (« eût pu ») semble lui dénier tout espoir de par­ve­nir à bouger la masse de pierre. Mais la ques­tion qui suit rouvre une pos­si­bi­lité, par la néga­tive : le locu­teur ne sau­rait affir­mer que la mon­ta­gne n’a pas trem­blé. En revan­che, il est cer­tain de sa pré­hen­sion : de la même façon qu’il attra­pait les mots dans son combat phy­si­que avec le livre, il « saisit » ici la mon­ta­gne, dans le monde créé par le poème. Ailleurs, l’uti­li­sa­tion des mots lui permet, avec une désar­mante sim­pli­cité, de dépla­cer d’immen­ses pays, de les trans­por­ter dans son espace domes­ti­que :

Moi, je mets la Chine dans ma cour.38

Le déta­che­ment en tête de phrase du pronom toni­que « moi » est déjà une expres­sion de cette forme de toute-puis­sance du sujet ; par le lan­gage là encore, le poète agit sur les corps, l’ina­mo­vi­ble devient mobile, et cela ne concerne pas seu­le­ment les « choses », mais aussi les « gens39 », et nous pou­vons à cet égard reve­nir sur le tout pre­mier texte que nous avons cité ; il s’agis­sait du poème « Mes occu­pa­tions », où le pro­ces­sus est bien mis en évidence :

Il y a des gens qui s’assoient en face de moi au res­tau­rant et ne disent rien, ils res­tent un cer­tain temps, car ils ont décidé de manger.40

Cette phrase met en place une situa­tion ini­tiale géné­rale, d’avant l’inter­ven­tion, où l’on retrouve le poète (« moi »), et « en face » de lui des « gens » assis, silen­cieux et immo­bi­les, qui « res­tent », un peu à l’image de la « grosse gêneuse de mon­ta­gne41 ». Les mots vont main­te­nant donner maté­ria­lité à l’ima­gi­naire d’action du poète, qui s’en prend au pre­mier client qui se pré­sente :

En voici un. Je te l’agrippe, toc. Je te le ragrippe, toc. Je le pends au porte-man­teau. Je le décro­che. Je le repends. Je le redé­cro­che. Je le mets sur la table, je le tasse et l’étouffe. Je le salis, je l’inonde. Il revit. Je le rince, je l’étire (je com­mence à m’énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l’intro­duis dans mon verre, et jette osten­si­ble­ment le contenu par terre […]42

On remar­que deux choses : l’ana­phore d’une même struc­ture syn­taxi­que qui pose le « Je » en agent, et le client en objet de l’action ; le fait que toutes les actions sont repré­sen­tées par des verbes por­teurs du sème de mobi­lité (« pends », « décro­che », « repends », « mets »…) ou de sou­plesse (« étire », « serre », « tasse », « résume »…) : autre­ment dit cette inter­ven­tion sur le corps vivant cor­res­pond exac­te­ment à la mise en défaut de la per­cep­tion pre­mière de ce corps comme « dur » et « ina­mo­vi­ble », qui était celle du per­son­nage de A, et celle du locu­teur-poète dans le res­tau­rant, avant le déploie­ment de son action dans et par les mots. Grâce au livre « souple » et « dégagé43 », Michaux assou­plit et dégage à leur tour les êtres et les choses. Le livre est le lieu des chan­ge­ments magi­ques d’espace (comme pour la Chine) et de forme (comme pour le mal­heu­reux client du res­tau­rant). On le voit, la réflexion sur le corps du livre et le corps des choses déve­lop­pée dans « Le por­trait de A » offre bien des clefs de lec­ture, et permet en l’occur­rence de reve­nir au livre, non pas le livre lu mais le livre écrit, dans son pou­voir de chan­ge­ment et de créa­tion de réa­li­tés.

La thé­ma­ti­que du livre comme corps ne repré­sente pas, d’un point de vue quan­ti­ta­tif, une large part de l’œuvre de Michaux. Mais ses apports sont nom­breux et divers : d’abord, bien sûr, on y trouve une repré­sen­ta­tion du corps-livre lui-même, corps para­doxal à la fois « livré » et « déli­vré », corps mul­ti­ple qui semble rele­ver de tous les règnes à la fois. Cette des­crip­tion permet de lire avec plus de profit cer­tains déve­lop­pe­ments sur le corps de l’homme et en par­ti­cu­lier du poète, chez qui les états « livré » et « déli­vré » sont tou­jours soit exclu­sifs l’un de l’autre, soit en balan­ce­ment ou en suc­ces­sion. Ce que Michaux cons­truit ainsi, c’est un sys­tème cohé­rent de repré­sen­ta­tion des corps. Mais il met aussi en scène un cer­tain nombre de rela­tions concrè­tes entre le corps du livre et le corps de l’homme, qui s’orien­tent dans deux gran­des direc­tions : le conflit, le combat, l’effort, l’échec dans le cas de l’homme-lec­teur (même s’il arrive que le livre le nour­risse et l’élève) ; l’action, l’inter­ven­tion sur les corps perçus, à la dif­fé­rence de celui du livre, comme « durs » et « ina­mo­vi­bles44 », dans le cas de l’homme-écrivain, créa­teur de corps-livres. Ces der­niers, et ce n’est pas une petite dif­fé­rence entre l’homme et le livre, sur­vi­vront au corps mortel de leur auteur, et lui per­met­tront, par l’action d’un autre lec­teur, de sur­vi­vre d’une cer­taine manière à tra­vers eux : « Ne me lais­sez pas pour mort, parce que les jour­naux auront annoncé que je n’y suis plus. Je me ferai plus humble que je ne suis main­te­nant. Il le faudra bien. Je compte sur toi, lec­teur, sur toi qui me vas lire, quel­que jour, sur toi lec­trice. Ne me laisse pas seul avec les morts comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas de let­tres. Choisis-moi parmi eux, pour ma grande anxiété et mon grand désir. Parle-moi alors, je t’en prie, j’y compte.45 »

Marc Durain Université de Paris IV-Sorbonne

Bibliographie

Œuvres d’Henri Michaux :

- Œuvres com­plè­tes, tome 1, Paris, Gallimard, 1998, col­lec­tion « Bibliothèque de la Pléiade ».
- La nuit remue, Paris, Gallimard, 1967, col­lec­tion « Poésie ».
- Plume pré­cédé de Lointain inté­rieur, Paris, Gallimard, 1963, col­lec­tion « Poésie ».
- La vie dans les plis, Paris, Gallimard, 1972, col­lec­tion « Poésie ».

Ouvrages cri­ti­ques :

- BELLOUR, Raymond, Henri Michaux ou une mesure de l’être, Paris, Gallimard, 1986, col­lec­tion « Folio/Essais ».
- FINTZ, Claude, Henri Michaux « homme-bombe ». L’œuvre du corps : théo­rie et pra­ti­que, Grenoble, ELLUG, 2004.
- ROUBAUD, Colette, Plume pré­cédé de Lointain inté­rieur (com­men­taire), Paris, Gallimard, 2000, col­lec­tion « Foliothèque ».

Paris, Gallimard, 1986, collection « Folio/Essais ».

Paris, Gallimard, 2000, collection « Foliothèque ».

Grenoble, ELLUG, 2004.

La nuit remue, Paris, Gallimard, 1967 pour notre édition de référence, collection « Poésie », p.106.

« Amours », ibid., p. 173.

« Le portrait de A », in Plume précédé de Lointain intérieur, Paris, Gallimard, 1963 pour notre édition de référence, collection « Poésie », p. 114.

Notre corpus d’étude dans le cadre de cet article réunit en particulier La nuit remue (première édition 1935), Plume précédé de Lointain intérieur (première édition 1938) et La vie dans les plis (première édition 1949).

La nuit remue, op. cit., p. 102-103.

Plume précédé de Lointain intérieur, op. cit., p. 114.

Ibid.

« Une vie de chien », in La nuit remue, op. cit., p. 103.

La vie dans les plis, Paris, Gallimard, 1972 pour notre édition de référence, collection « Poésie », p. 51.

Ibid., p. 98.

Ibid., p. 161.

Plume précédé de Lointain intérieur, op. cit., p. 112.

Ibid., p. 116.

Ibid.

Ibid., p. 117.

La vie dans les plis, op. cit., p. 161.

Ibid.

Plume précédé de Lointain intérieur, op. cit., p. 117.

La nuit remue, op. cit., p. 115.

La vie dans les plis, op. cit., p. 210.

La nuit remue, op. cit., p.174.

Plume précédé de Lointain intérieur, op. cit., p. 114.

La nuit remue, op. cit., p.174.-175.

Ibid., p. 102-103.

Ibid., p. 103.

La vie dans les plis, op. cit., p. 83-84.

« Dans les appartements de la reine », in Plume précédé de Lointain intérieur, op. cit., p. 148-149.

Ibid., p. 150.

La nuit remue, op. cit., p 103.

Plume précédé de Lointain intérieur, op. cit., p. 115.

La nuit remue, op. cit., p. 102.

Ibid., p. 95-96.

Titre de la première section du recueil La vie dans les plis, et d’un poème dans cette section, op. cit., p. 20-21.

Ibid., p. 30.

« Liberté d’action », ibid., p. 20.

« Le portrait de A », in Plume précédé de Lointain intérieur, op. cit., p. 114.

La nuit remue, op. cit., p. 106.

« L’attaque de la montagne », in La vie dans les plis, op. cit., p. 30.

« Mes occupations », in La nuit remue, op. cit., p. 106.

« Le portrait de A », in Plume précédé de Lointain intérieur, op. cit., p. 114.

Ibid.

Henri Michaux, Ecuador, in Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, 1998, collection « Bibliothèque de la Pléiade », p.179.