Anne Berger est professeure de littérature française et d’études de genre à l’Université Paris 8. Elle est également directrice de l’Institut du Genre GIS-CNRS.
Au cours de votre parcours universitaire, vous avez exploré des champs très divers, aussi bien au niveau thématique que géographique : comment ces recherches variées vous ont-elles amenée à vous intéresser au genre et aux études qu’il suscite (gender studies et queer studies) ? Dans quelle mesure vos recherches antérieures ont-elles une influence sur vos travaux actuels ?
Vous avez relevé l’éclectisme apparent de mes intérêts et le caractère multiple de mes inscriptions intellectuelles et professionnelles. Cela se produit rarement en France, au sein de l’université française, pour des raisons sur lesquelles on pourra revenir. Mais je vous donnerai deux réponses, pour faire vite (il y en a d’autres), à la question de savoir ce qui m’a amenée à m’intéresser à ce qu’on appelle les études de genre aujourd’hui. La première tient à l’époque, ou plutôt aux époques auxquelles j’appartiens ou que j’ai traversées, et la seconde à mon expérience américaine.
1) Je suis entrée au lycée en 1968 et j’ai passé mon bac en 1975, c’est-à-dire que le temps de mes études secondaires a coïncidé exactement avec celui de l’émergence des mouvements de femmes en Occident (et en France en particulier) et des premiers mouvements de « libération », donc de visibilisation culturelle, des homosexuels (FARH : front d’action révolutionnaire des homosexuels). Ces mouvements s’inscrivaient eux-mêmes dans le sillage de la révolte de 1968 qui avait ceci de particulier qu’elle n’était pas seulement anti-capitaliste et/ou anti-impérialiste, mais qu’elle avait une dimension forte de contestation de l’autorité et des interdits. C’était d’abord une révolte d’étudiants, de « jeunes » comme tels, plutôt qu’une révolte d’ouvriers, d’où, d’ailleurs, la méfiance du parti communiste et des syndicats ouvriers en France à l’égard de ce mouvement. Très vite, ce qu’on appelait alors la « sexualité » et la « libération sexuelle » sont devenues un motif majeur de ces révoltes, leur marque propre dans l’histoire des mouvements révolutionnaires en Occident, et c’est ce qui a favorisé l’émergence des mouvements de libération des femmes et des homosexuels.
On ne comprend d’ailleurs vraiment l’entreprise de Foucault dans l’Histoire de la sexualité, dont la rédaction fut entamée dans ces années-là, que si on la resitue dans ce contexte. J’y reviendrai. Dans le jeune mouvement des femmes, la question du corps, compris alors comme corps sexué / sexuant et comme corps érotique, a tout de suite été centrale. L’exigence d’indépendance sexuelle et de maîtrise de la maternité à travers le droit à la contraception et à l’avortement étaient des revendications majeures et nouvelles, par rapport aux premiers féminismes militants européens du 19e siècle ou du début du 20e siècle. D’où l’importance d’un slogan ou d’une affirmation comme « Notre corps nous appartient ». Aux Etats-Unis, à la même époque, on créait des revues comme « Our bodies, Ourselves », qui étaient conçues comme des outils de « consciousness raising » [prise de conscience], et qui décrivaient par exemple, à l’usage des femmes et dans une perspective féministe, la physiologie féminine, l’appareil sexuel, les formes et les voies du plaisir féminin etc. Dans mon lycée, à Paris (parce qu’il y avait une grande différence, à l’époque, entre l’expérience d’une parisienne et celle d’une provinciale et ce lycée était encore dans sa grande majorité un lycée de filles), on faisait de l’expérimentation pédagogique de concert avec certains professeurs, on participait aux grands mouvements lycéens qui ont agité les lycées à cette époque-là (par exemple contre la loi Debré) et on a créé à un moment ce qu’on appelait des « groupes femmes », sans doute à partir des années 72-73. A partir de la seconde, j’ai participé à ces groupes et sans doute (je ne me rappelle plus très bien) contribué à les fonder. J’appartenais moi-même, il faut le dire, à un milieu intellectuel et politique actif dans les mouvements issus de1968.
Cela dit, et pour répondre tout de suite à votre question numéro sept — « Peut-on pratiquer les études de genre en dehors de tout militantisme1 ? » —, oui, je pense que l’on peut faire des études de genre, qu’on devrait même en faire, sans être militant-e. Il est vrai que ce champ d’études est indéniablement né dans le sillage des mouvements des années 60. Le premier programme d’études préfigurant les études de genre a été créé aux Etats-Unis, sous le nom de « Female Studies », à Cornell, en 1969 [Female Studies — Women’s Studies --- Feminist, Gender and Sexuality Studies]. Et à l’époque, ce programme était le résultat et l’effet de l’alliance entre des femmes universitaires, ou étudiantes, et des femmes de la ville (town and gown) qui avaient des préoccupations très concrètes. Mais au fur et à mesure que ce champ d’études et de recherches s’est enraciné dans le paysage américain, puis, à un moindre degré en Europe (Centre Etudes Féminines, Vincennes, 1973), ce champ s’est « académisé ». Il est devenu un champ d’études comme les autres, avec sa généalogie, ses archives, ses revues de spécialistes, sa bibliothèque composée de l’énorme corpus de recherches et de productions dans ce domaine, qui s’est constitué entre le début des années soixante-dix et aujourd’hui. C’est donc désormais un domaine de recherches pluri ou interdisciplinaire, et qui fonctionne aussi comme un laboratoire, un des lieux d’élaboration actifs, de la pensée contemporaine. Pas besoin d’être militant-e pour s’y intéresser (et si j’ai pu être « militante » dans ma jeunesse, je ne me considère plus vraiment comme telle aujourd’hui, l’activisme étant aussi une fonction des âges de la vie, et pas seulement une question d’engagement idéologique ou philosophique). Enfin, parce que les questions qu’on y aborde touchent en fait toutes les pratiques sociales et symboliques [i.e., champ de la création, tous arts confondus], et traversent tous les champs de savoir, il faut considérer les études de genre comme une branche à part entière de l’anthropologie générale, qu’elle soit structurale ou non, et à ce titre-là encore, il est à la fois possible et souhaitable de s’y intéresser, qu’on soit ou non militant. Cela dit, il est vrai que nombre des étudiant-e-s qui viennent vers nous, viennent animés de questions existentielles et sociales pressantes, en particulier celles et ceux qui se reconnaissent dans la mouvance queer (dans laquelle j’inclus la question transgenre), et qu’elles et eux ne sont donc pas purement engagés dans une recherche intellectuelle ou mus par une passion scientifique.
2) Je pourrais continuer longtemps dans cette veine, mais nous n’avons pas assez de temps, donc je passe à l’autre expérience qui a joué un rôle déterminant dans ma formation et mes intérêts, en l’occurrence mon expérience américaine. Comme je l’explique dans le prologue d’un livre à paraître, Le Grand Théâtre du Genre, j’ai enseigné pendant 23 ans à l’université de Cornell, l’une des grandes universités américaines. J’y suis arrivée à l’apogée de ce qu’on a appelé la French Thought, ou la French Theory, dont la réception et la diffusion ont été assurées par les départements de littérature, d’abord française, puis anglaise, aux Etats-Unis. C’était donc aussi le grand moment de la littérature, ou plutôt de la « discipline littéraire » entendue alors non pas comme une discipline patrimoniale de conservation-transmission des écrits littéraires majeurs, mais comme le lieu privilégié de formulation d’un certain nombre de questions, posées à partir d’une attention portée aux discours, à tous les genres et les lieux de discours (au sens où Foucault entend ce terme), et à la langue ou aux langues.
Or la « pensée française » ou ce qu’on reconnaissait sous ce nom, était diversement mais avec une insistance particulière, préoccupée par la question de la langue (du texte, de l’écriture, du discours, des systèmes symboliques) et par la question du féminin ou de « la femme » (Lacan, Lyotard), de la « différence sexuelle » (Lacan encore, et plus encore Derrida, Irigaray, Cixous, ou Kristeva), du « devenir-femme » (Deleuze), des « économies libidinales » (Cixous ou Lyotard) et de la « sexualité » (Foucault). De ce point de vue, le livre d’Alice Jardine, Gynesis : Configurations of Woman and Modernity, paru en 1985, contribue à éclairer l’étroite imbrication entre ladite « pensée française » qui connaissait alors son apogée aux Etats-Unis, et ce qui s’est peu à peu développé, entre 1980 et 1990, au contact de cette pensée, sous le nom de « théorie du genre » (gender theory) puis de « théorie queer » aux Etats-Unis [je ne dis pas que la gender theory vient de là, c’est plus compliqué que cela, et nous pourrons en reparler]. La « femme », le « féminin » ou ce qu’on essayait de penser sous ces noms, figuraient alors comme le point de résistance à (ou, pour parler comme Foucault, comme le « point d’attaque » de) la métaphysique traditionnelle, à la recherche de la vérité, à l’unité du sujet, à la stabilité du concept etc… . La « femme », et tout ce qui se décline ou se déclinait alors dans ses parages, était donc une figure sinon la figure paradigmatique de ce qui se cherchait sous le nom de « modernité » au début des années soixante-dix.
J’ai moi-même, dans ce contexte, commencé à assurer des cours sur ces questions ; j’enseignais par ailleurs la « littérature » des 18e et 19e siècles, j’étais en effet, comme vous l’avez vu, au départ, spécialiste de poésie, mais j’ai fait avec bonheur ce que l’université américaine donne le droit et même encourage à faire, c’est-à-dire de multiples excursions hors de mon champ de recherche et de compétence initiale, portée par la curiosité intellectuelle et aiguillonnée par le contexte que je viens d’évoquer. La traversée de frontières (de langues, d’histoires, de cultures, et, à l’intérieur de l’université, sinon de disciplines, du moins de genres des discours) m’a rendue attentive à la fois aux spécificités et par conséquent aux déterminations contextuelles et culturelles, et aux mouvements inévitables (et de plus en plus rapides aujourd’hui) de décontextualisation et de recontextualisation qui alimentent ce qu’on appelle traditionnellement l’histoire des idées. Il n’y a que les « monolingues » [ceux qui parlent une seule langue depuis un seul lieu d’énonciation] qui peuvent croire à la pureté et à la stabilité des concepts. Vous connaissez la formule de Derrida : la déconstruction, c’est « plus d’une langue ». Cela a marqué ma démarche, et c’est pourquoi, comme vous l’avez noté, je m’intéresse à ce que la multiplicité des idiomes et les différences des langues, mais aussi la traversée des frontières culturelles et linguistiques font à des catégories apparemment universelles et en tout cas massives comme le ‘genre’ ou la « différence sexuelle ».
J’ai assisté également lors de mon long séjour aux USA à la naissance des études dites postcoloniales, et finalement aussi au déclin de la French theory, et avec lui ou dans son sillage, au double déclin des études françaises et des études littéraires aux Etats-Unis.
Il est intéressant de voir que votre itinéraire de chercheur en littérature vous a amenée à étudier Georges Sand et Rimbaud : pensez-vous que les gender studies soient une méthode de lecture des textes littéraires ? L’oeuvre doit-elle alors être envisagée comme symptôme d’un système (ou luttant contre un système) de domination ?
Les études de genre ne sont ni une méthode, ni une discipline. C’est un champ de recherche et un foyer de questions qui, parce qu’elles sont nouvelles, ou parce qu’elles étaient restées soit non posées, soit inaudibles, font apparaître des pans entiers d’un continent demeuré « noir », même si, j’y reviendrai, il a été largement éclairé par la littérature.
Qu’ont apporté les « études de genre » à la littérature et aux études littéraires ?
Une transformation par élargissement du canon. Dans le Lagarde et Michard (qui proposait aux élèves à la fois une histoire de la littérature et des morceaux choisis), il y avait Lamartine mais pas Desbordes-Valmore, par exemple. Le rôle des femmes dans l’histoire littéraire, qui est une discipline ou un exercice patrimonial, est traditionnellement minorisé. On attend toujours d’ailleurs, en France du moins, une histoire de la littérature française, sinon occidentale, qui prendrait la mesure de ce qui s’est passé au 20e siècle, en l’occurrence une véritable explosion de la littérature faite par des femmes (je ne dis pas nécessairement de littérature féminine) [La même chose s’est produite du côté des arts visuels]. Le 20e siècle en littérature est, pour la première fois, le siècle des femmes. Pour la première fois, les plus grands écrivains du 20e siècle ne sont pas seulement des femmes, bien sûr, mais sont aussi des femmes. C’est l’indice d’une véritable révolution culturelle, dont on ne semble pas avoir pris vraiment la mesure.
Une interrogation sur les présupposés idéologiques qui sous-tendent les jugements de valeur esthétique (à quoi reconnaît-on une œuvre majeure ou mineure ?)
Un infléchissement, par extension et complication du point de vue, de la lecture des œuvres.
Laissez-moi vous donner un exemple concret de ce que je veux dire par cette dernière remarque. Prenez les Lettres Persanes, œuvre canonique de la littérature française et qu’on étudie toujours dès le lycée, en morceaux choisis. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais quand j’étais lycéenne, les morceaux choisis étaient toujours choisis parmi les lettres échangées entre Usbek et Rica, ou entre l’un d’entre eux et l’un de leurs amis persans. Ce sont des lettres mi-ethnographiques, mi-philosophiques, qui portent sur le café à Paris comme sur les différents modèles monarchiques, le problème de la justice, le commerce etc. Comme vous le savez, les Lettres Persanes comportent en réalité un double système d’échange épistolaire ; elles sont à double-fond. Il y a d’un côté, les lettres de philosophie éclairée entre amis, voyageurs ou restés au pays, de genre masculin (c’est ce que j’appelle la scène de l’amicale humaniste, traditionnellement de genre masculin), de l’autre, les lettres en provenance ou en direction du sérail d’Usbek, dans lesquelles se révèle la nature despotique du pouvoir exercé par Usbek sur ses femmes. Et à la fin des Lettres persanes a lieu, non pas une révolution de palais, mais une révolution de maison, une révolution du ou au sérail, dans des termes qui font penser que le politique, l’action révolutionnaire et la philosophie éclairée ne sont pas nécessairement exclusivement du côté où on les croyait et où on faisait semblant de les situer [confiner]. Aristote a fait très exactement la théorie du dispositif des Lettres Persanes dans sa Politique, c’est-à-dire celle de la séparation entre la sphère domestique et la sphère politique, qui a marqué toute la pensée et le traitement occidental du politique et de la politique jusqu’à récemment. D’un côté, la communauté des hommes libres (libres donc aussi de voyager), de l’autre, la sphère domestique où le mari exerce sa domination de droit et de fait sur les femmes et les esclaves, ainsi que sur les enfants. Ce maître-mari a un nom en grec, c’est le « despotes », le despote, d’une racine sanscrite « patih » qui donne aussi « spouse, époux », en anglais et en français. Aristote distingue l’exercice du pouvoir dans la maison (qui est le fait du despotes et qu’Aristote qualifie de naturel) de l’exercice du pouvoir dans la sphère politique « libre » (là, le chef contractuellement reconnu comme tel, est nommé par lui « basileus »). Ce qu’on appelle un despote, en politique, c’est donc littéralement quelqu’un qui traite ses sujets ou la communauté politique qu’il dirige comme si c’était les femmes de sa maison. Usbek est aristotélicien dans sa conception et sa gestion de la division des sphères. Mais la façon dont Montesquieu traite et malmène cette division, et sa critique du despotisme qui caractérise à la fois les rapports au sein de la maison d’Usbek et les monarchies orientales et françaises mettent à mal cette division. Or, quand on exclut la scène du sérail de l’analyse philosophique et politique des Lettres Persanes, comme on le fait dans les recueils scolaires de morceaux choisis, mais comme on l’a fait aussi longtemps dans le commentaire politique de l’œuvre de Montesquieu, y compris Althusser lui-même dans La Politique et l’Histoire, on fait comme Usbek : on sépare la scène dite domestique de la scène philosophico-politique, on prétend qu’elles sont de nature différente et qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Inversement, quand on réintègre la scène du sérail dans le champ de lecture, tout change.
Mais il ne faut pas seulement se demander ce que les études de genre apportent à l’étude de la littérature. Il faudrait aussi reconnaître ce que la littérature apporte aux études de genre.
Dans l’exemple que je viens de vous donner, le montage des Lettres persanes est un formidable dispositif critique, que Montesquieu en ait eu conscience ou non. Et il est intéressant que les « contes », c’est-à-dire ces histoires qui sont insérées dans les lettres entre amis voyageurs selon le modèle littéraire et rhétorique de l’exemplum (ex : l’histoire d’Aphéridon et d’Astarté, ou celle d’Anaïs), et qui ont explicitement le statut de fiction, dans une sorte de mise en abyme du rapport entre philosophie et littérature que le texte met en œuvre et en scène, il est intéressant que ces contes, donc, soient ce qu’on pourrait appeler des fictions féministes, qui, par exemple, racontent l’amour réciproque entre un homme et une femme qui se reconnaissent de statut égal, ou encore l’abolition de la structure du sérail, ce qui ne se produit ni en Perse, ni en France. C’est comme si la littérature, c’est-à-dire ce qui s’annonce comme fiction littéraire dans le texte, donnait accès à l’envers de l’histoire contemporaine, donnait accès au lieu de l’autre, pourrait-on dire en généralisant. Et c’est une banalité de le dire, mais si les femmes ont été jusqu’à récemment très absentes de la scène de l’Histoire avec un grand « H », elles sont au contraire très présentes, voire dominantes, sur la scène des histoires, par le biais du roman, du théâtre ou d’autres formes de récits, depuis toujours.
C’est sans doute pourquoi, pour Hélène Cixous, écrivain et professeure de littérature qui a fondé le premier Centre de recherche universitaire portant sur ces questions en France, l’ « écriture » elle-même (i.e., ce qu’elle appelle « écriture », dans un langage répandu dans les années soixante-dix) est « féminine ». On a très mal compris, faute d’avoir pris la peine de la lire, ce qu’elle entendait par « écriture féminine », dont les gens qui ne l’ont pas lue pensent que cela renvoie à quelque stéréotype de l’éternel féminin. Mais si, dans « Sorties » (La Jeune née) elle comptait, parmi les représentants de l’ « écriture féminine » qu’elle célébrait, des auteurs comme Shakespeare, Kleist ou Genet, c’est bien que l’écriture féminine, telle qu’elle l’entend ou l’entendait à l’époque, n’est pas nécessairement une écriture de femme, propre aux femmes. Dire que l’écriture est « féminine », c’était aussi, pour elle, une manière de souligner qu’elle part et parle du lieu de l’autre, de l’étranger, à la fois de l’inconnu et de l’ostracisé, qu’elle est elle-même étrange, donc menaçante, donc menacée. Et de même, dans un autre idiome, la critique littéraire queer Eve Kosovsky Sedgwick a qualifié la littérature elle-même de « queer », parce que son langage et son mode de traitement de la réalité sociale ou psychique sont justement hors-norme, singuliers, parce que la fiction peut désobéir aux lois de l’Histoire. Et c’est à la faveur de ce travail singulier, de cette « liberté de l’imagination », pour parler un langage ordinaire, que les structures qui maintiennent en place les hiérarchies et les perceptions « normatives » sont déstabilisées, que les certitudes et les habitudes acquises sont mises en question.
Dans un article, « Gender remakes », vous écrivez : « Je rappellerai simplement qu’en braquant les projecteurs sur la transsexualité, les théoriciennes et théoriciens du genre et des sexualités se sont aperçus que l’anatomie jouait bien un rôle crucial dans la constitution des identités de genre : non pas, bien sûr, comme essence déterminée et déterminante a priori, mais comme « surface de projection » pouvant aller jusqu’au remodelage fantasmatique du corps. » Le corps en tant qu’objet anatomique serait donc problématique dans le champ des « gender studies », puisqu’à peine appréhendé, il semble être aussitôt converti en fantasme. Plus généralement, les gender studies semblent avoir du mal à prendre en compte tout ce qui relève de la biologie. Comment l’expliquez-vous ? Pensez-vous que les gender studies puissent un jour saisir cet « insaisissable » ?
Nous rentrons ici dans le vif du sujet. C’est une immense question, que je ne peux pas et ne devrais pas en tout état de cause traiter rapidement, et j’esquisserai seulement des pistes de réponse. Puisque vous citez ce passage de « Gender Remakes », que je reprends et développe dans différentes directions dans mon livre à paraître, permettez-moi de souligner d’emblée que les mots « corps », « anatomie » et « biologie » ne sont pas pour moi de simples synonymes, et ne devraient pas l’être. L’anatomie (de ana/tomos), c’est, littéralement, la dissection ou le découpage d’un ensemble organisé en parties (tomos/ tomes), que cet ensemble soit un corps vivant ou mort. La biologie touche à l’ensemble des processus vivants, en tant qu’ils sont vivants, c’est-à-dire à la fois auto-reproductibles ou générateurs (que la reproduction soit sexuée ou non sexuée) et voués à la mort. Dans la fantasmatique transsexuelle que j’évoque dans ces lignes [Gender Remakes], l’accent porte bien sur l’anatomie et non sur la biologie. Il s’agit pour le ou la transsexuelle de s’assurer de la conformité apparente de toutes les parties de son corps à un modèle corporel, et non pas, ce qui d’ailleurs demeure pour l’instant impossible en totalité, de s’approprier les fonctions et les mécanismes biologiques de l’autre sexe. Cela relève d’une problématique du « moi corporel » ou de la « Gestalt », au sens que Lacan a donné à ces termes, c’est-à-dire d’une question d’image intérieure du corps propre. Mais je vais quand même essayer de répondre à vos questions, et je commencerai, si vous le voulez bien, par citer un paragraphe extrait de mon livre à ce sujet, avant d’essayer de développer :
Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur ce qu’on projette sur — et rejette sous — le nom de « biologie » qui a si facilement valeur d’anathème dans le champ des études de genre aujourd’hui, du moins dans leur version française la plus répandue. Sommes-nous sûr(e)s de savoir ce que ce mot désigne, en particulier ce qu’il recouvre dans le champ scientifique qui porte son nom ? La biologie aujourd’hui est-elle une discipline « essentialiste » dans ses présupposés, sa démarche et ses applications ? Enfin, les notions d’ « essence », de « nature », de « vie », ou encore de « corps » et de « sexe » que l’on confond couramment au titre ou au nom de la « biologie », ou plus exactement du « biologique », peuvent-elles vraiment se substituer l’une à l’autre dans une synonymie non problématique ? Pas si l’on en croit Foucault, en tout cas. Pour ce dernier, le « sexe » n’est-il pas, sinon une « idée », du moins l’effet et l’objet le plus spéculatif du « dispositif de sexualité » ? Au contraire, le corps, ou plus exactement le corps vivant, ne conserve-t-il pas sa qualité organique ou « physique » à travers tous les « appareils » et les « techniques » qui visent à le « discipliner » ? Et pourtant, Foucault ne conçoit certainement pas la relation entre « corps » et « politique » comme une relation d’exclusion mutuelle, pas plus qu’il ne sépare « bios » et « polis ». Quant à la distinction entre « bios » et « zoé » sur laquelle Giorgio Agamben fonde sa version de la « biopolitique », elle n’est guère problématisée par Foucault et on pourrait montrer qu’elle est aussi instable chez ce dernier qu’elle l’est chez Aristote. Que l’on adopte ou non une perspective foucaldienne sur le « sexe » et la « sexualité », et que la « biologie » ait pour objet la vie (bios et/ou zoé), la physis (qui n’est pas exactement la même chose que la « nature ») ou les rapports indémêlables entre physis et techné, cette dernière mérite en tout cas un traitement moins simpliste que son exclusion de l’horizon de la réflexion sur le genre et les différences dites « de sexe ». (cf. Les « Fins d’un idiome ou la différence sexuelle en traduction », à paraître dans Le Grand Théâtre du Genre, Paris, Belin, 2013).
Du point de vue de cette question, les études de genre en Occident, c’est-à-dire, essentiellement, au 20e siècle, en France et dans le monde anglophone (Etats-Unis et Angleterre) ont une histoire et une trajectoire compliquées. Si elles se sont constituées comme telles à partir des années soixante-dix (voir remarques supra), elles ont puisé à diverses sources théoriques, scientifiques ou spéculatives, par exemple la sociologie de l’interaction et la « role theory » aux Etats-Unis, les recherches médicales menées sur l’intersexualisme (hermaphroditisme) et le transsexualisme dès les années cinquante aux Etats-Unis encore, et bien sûr les tentatives de traitement à la fois philosophique, historique et anthropologique de la question des différences et des hiérarchies dites « de sexe ». Parce que c’est une somme critique dans ce domaine, et la première du genre, Le Deuxième Sexe de S. de Beauvoir (écrit à la fin des années quarante et repris et augmenté par elle au début des années soixante-dix, au moment où se constituait un mouvement de libération des femmes et au contact de celui-ci) a tout de suite constitué une référence majeure des deux côtés de l’Atlantique. Dans leur majorité ou disons, dans leur version la plus répandue, les études de genre en Occident et en France en particulier se sont inscrites et continuent de s’inscrire dans une mouvance beauvoirienne. Or le discours beauvoirien sur le corps, plus exactement sur le corps humain sexué, donc en effet sur la biologie de la sexuation, est à la fois irréductiblement ambigu (beaucoup plus qu’on ne le dit souvent) et en même temps orienté par un projet philosophique qui vise cette fois clairement à disqualifier et à dénier toute pertinence à la prise en compte des processus biologiques (qu’elle appelle, tendancieusement, des « données ») ou simplement de la dépendance des humains, en tant qu’être vivants, de processus biologiques extrêmement complexes ; et il faudrait peut-être là encore distinguer ce qu’on appelle les processus biologiques des processus dits « naturels », puisque le mot « nature » fait signe, en effet, vers ce qui est donné à et par la naissance, alors qu’on sait que, dans le domaine du biologique, inné et acquis, donné et construit, physis et techné se mêlent et s’alimentent mutuellement sans arrêt.
Pas le temps de faire une analyse détaillée du premier chapitre du Deuxième Sexe… Quelques mots : La première partie du chapitre rassemble de manière impressionnante l’état des connaissances en biologie de la sexuation et de la reproduction au moment où Beauvoir écrit, et ce dans un triple but : montrer la relativité du processus de sexuation et de reproduction sexuée à l’échelle la plus générale du vivant, montrer le caractère instable et lui aussi partiel de la différenciation sexuée dans toutes les espèces, donc relativiser voire contester la réalité d’une différence biologique nette des sexes, et dénoncer, à travers l’extrême hétérogénéité des modes de reproduction et de partition sexuée dans le monde animal, l’erreur qui consiste à se prévaloir du monde animal pour comprendre la reproduction et la sexuation – et plus encore la sexualité – humaines. Ces pages de De Beauvoir ouvrent la voie aux recherches féministes dans le domaine de la biologie de la sexuation, voie qu’ont surtout emprunté des américaines telles qu’Ann Fausto-Sterling [dont on vient de traduire le livre majeur en français] ou Evelyn Fox-Keller. Dans leurs travaux, ces biologistes féministes se sont efforcées de mettre en question la notion d’une différence des sexes stable, massive et universelle, en soulignant la fluidité et la variation des processus biologiques. Pour Ann Fausto-Sterling, la « dualité sexuelle » est largement une construction idéologique. Freud avait déjà dans ses derniers travaux, et contrairement aux positions qu’on lui attribue souvent, mis l’accent, d’une part, sur ce qu’il appelait la « bisexualité » des processus biologiques, telle qu’on ne saurait se prévaloir de la biologie pour essayer de comprendre la constitution et la partition de ce qu’on identifie sous les termes de masculinité et de féminité, d’autre part, sur l’extrême variation individuelle des traits de genre, telle que les distinctions individuelles tendent sinon à l’emporter sur les caractéristiques génériques, du moins à leur disputer la primauté dans la constitution d’un individu.
Mais, dans une deuxième partie, celle que De Beauvoir consacre plus spécifiquement aux mammifères humains, l’interprétation tend à l’emporter sur la description, et l’ontologie (comme discours sur le sens de l’existence humaine) sur la neutralité axiologique de la biologie. Et là, De Beauvoir accentue au contraire la distinction, voire l’opposition, entre la condition mâle et la condition femelle (cf. 47 et 48). Alors même qu’elle avait à juste titre contesté la vieille opposition aristotélicienne de la « forme » et de la « matière », elle interprète à son tour la distinction des rôles biologiques des gamètes mâles et femelles ainsi que des êtres de sexe masculin et féminin dans la reproduction de l’espèce selon un système d’oppositions connotées négativement ou positivement : mobilité/ inertie, projection/ enfermement, création/ maintien, liberté/ servitude, et pour finir et récapituler le tout, individu/ espèce. Si, pour De Beauvoir comme pour Freud, on ne naît pas « femme » (Weib — Freud —, c’est-à-dire Wife vs Frau, woman vs female, autrement dit domestique, minorée, asservie et enchaînée à l’homme), on le devient, néanmoins, et c’est tout le problème pour De Beauvoir, on naît quand même femelle, c’est-à-dire, plus que tout autre mammifère vivant, selon sa description, enchaîné(e) à l’espèce, constitutivement aliéné(e) par l’appartenance à l’espèce, à cause du rôle qui est échu aux femmes dans la reproduction. Ce que De Beauvoir résume ainsi : « La femme est [« hait » : effet d’homonymie à cause de l’étrangeté de la construction grammaticale] son corps, mais son corps est autre chose qu’elle » (69). Pour que les femmes échappent à cette « chose » qui les spécifie, pour qu’elles échappent à la cause de leur chosification, qui les enferme dans un genre en les ramenant à l’espèce, et qui les sépare ainsi du sujet unifié qu’elles pourraient être et aspirent à devenir, il faut donc qu’elles se projettent au-delà du corps, de « leur » corps qui, en tant qu’il les marque du sceau de l’espèce, ne peut pas, justement, leur appartenir. Pour s’accomplir, la libération sociale et politique des femmes, leur sortie de la sphère domestique, doit ainsi d’abord passer, sur le plan à la fois existentiel et conceptuel, par le dépassement du corps femelle (d’où le rejet de la maternité dans sa dimension biologique comme dans sa dimension sociale), envisagé ici comme corps indissociablement sexuant et aliénant. A travers la très forte opposition de l’individu et de l’espèce, qui structure tout le discours et toutes les propositions de De Beauvoir, on voit bien que l’existentialisme beauvoirien est non seulement un humanisme, — insistant, dans la lignée de Hegel plus encore que de Descartes, sur la quête de souveraineté d’un sujet conçu non seulement comme une conscience pensante mais comme un esprit en actes —, mais aussi et peut-être surtout, un individualisme, préfigurant ainsi la constitution de l’individu libéral, qui est l’agent et la figure principale des sociétés démocratiques contemporaines. En ce sens, et pour faire signe vers la question 62, si je l’ai bien comprise, le « corps » pour De Beauvoir, plus exactement le corps femelle, est tout le contraire de ce que vous semblez en dire ou en faire, c’est-à-dire un « témoin de la singularité de l’individu. » Pour tout un féminisme, et, dans son sillage, toute une partie des études de genre, la voie de l’émancipation et la possibilité d’une réélaboration critique de la distinction des sexes passent par le refus de prendre en compte les phénomènes dits biologiques, et, plus généralement, de s’intéresser au corps, plus précisément au corps dans sa dimension sexuée et sexuante. Le corps est donc considéré avec méfiance ou tout simplement évité, bypassed, non seulement, et à juste titre, en tant qu’il est l’objet de projections idéologiques au service de fictions conservatrices, mais bien parce qu’il serait le lieu d’une aliénation irréductible. Mais l’héritage beauvoirien a néanmoins été entamé et compliqué par l’émergence de mouvements politiques nouveaux et de nouvelles configurations culturelles, de même que par la critique structuraliste et poststructuraliste de l’existentialisme sartrien et beauvoirien. Ces différentes formes de contestation implicite ou explicite du modèle philosophique et politique beauvoirien, pour être elles-mêmes hétérogènes, voire divisées, ont contribué à rouvrir autrement la question du corps, dans le champ même des études de genre, ou sur ce qu’on pourrait appeler ses « bords internes ».
J’évoquais au début l’importance du motif de la libération sexuelle dans les mouvements d’émancipation des années soixante et donc l’actualité, à l’époque, de la question de sa mise en œuvre, dans la parole et dans les pratiques : pratiques érotiques, bien sûr, mais aussi plus largement sociales et culturelles. C’est précisément à cette émergence ou ce surgissement explosif des questions qu’on regroupait alors au titre de la « sexualité » que Foucault a tenté de faire un sort dans son Histoire de la sexualité. Au moment où Foucault écrivait La Volonté de Savoir, paru en 1976, la « libération sexuelle » était encore le credo et l’horizon des nouvelles luttes de femmes et de minorités sexuelles nées des mouvements de contestation des années soixante. Vous vous souvenez de la dernière phrase de La Volonté de Savoir, premier volume de l’Histoire de la Sexualité : « Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre « libération » » (Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.211). Un tel énoncé commande en réalité tout l’argumentaire de Foucault. Le dispositif en question, c’est ce que Foucault nomme dans son livre le « dispositif de sexualité », par quoi il désigne « tout [l]’appareil technique de production de la sexualité » (idem, p. 151) dans l’occident moderne. Cet « appareil technique », qui conjugue techniques de parole (de la confession chrétienne à la cure psychanalytique), techniques de gouvernement (avec la mise en œuvre de ce que Foucault nomme la biopolitique) et usages socio-politiques de savoirs nouveaux (de la démographie à une certaine médecine du corps et de l’âme), loin d’avoir eu pour visée et pour effet la répression de la sexualité humaine, aurait au contraire selon lui contribué à la « produire », en nous « plaçant tout entier » sous le signe d’une « logique » et d’une « politique » du « sexe » (idem, p. 102-104). Ce que Foucault veut montrer, contre l’illusion de ses contemporains, c’est que la centralité de la question sexuelle dans l’Occident moderne et contemporain est moins l’effet d’une pulsion de liberté ou d’une volonté de libération (même si lui-même a pu croire en faire l’expérience à San Francisco), que d’une technologie de pouvoir complexe. Et s’il parle à son tour de « sexe » et de « sexualité », c’est donc à bien des égards pour démonter le mythe de leur prééminence épistémologique dans les sciences humaines, ou encore pour mettre en évidence les mécanismes de leur utilisation politique et les formes de leur « hégémonie » culturelle. Mais, tout en dénonçant la toute-puissance du « sexe », qu’il qualifie lui-même de « monarque » (Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, op.cit., p. 211) et qu’il s’emploie à « décapiter » à ce titre, n’a-t-il pas lui-même contribué à consolider son « règne » ? Le fait est qu’avec la queer theory, qui s’est constituée comme la relève critique de la gender theory à partir du début des années quatre-vint-dix, et dont les tenants se réclament pour la plupart, à un titre ou un autre, du Foucault de l’Histoire de la sexualité, les questions de sexe et de sexualité, — et, avec elles, celles de l’arrimage de la sexualité au « corps », de quelque manière qu’on définisse ce dernier —, ont opéré un retour massif dans les champs de la réflexion philosophique et de l’enquête scientifique et ont contribué à infléchir la trajectoire « beauvoirienne » des études de genre. Foucault, on le sait, a une position singulière et pas toujours bien comprise. Contre ce qu’il appelle « la monarchie du sexe », et contre la tendance à subsumer, sous la notion de sexe « des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des sensations, des plaisirs » (204, La Volonté de Savoir) de telle sorte que le « sexe » fonctionne comme un vecteur d’identité (il produit telle ou telle « identité sexuelle ») et comme une source ou un foyer de significations princeps, Foucault propose justement comme point d’appui critique et politique ce qu’il appelle le « corps », un corps qui serait donc débarrassé de la domination et de la nomination de ce « sexe » unifié et unifiant, pointe spéculative du « dispositif de sexualité » comme dispositif de pouvoir au sens où l’entend Foucault, mais néanmoins un corps jouissant, comme l’indique avec force l’énoncé très connu de Foucault qui figure p. 208, juste avant la conclusion du livre : « C’est de l’instance du sexe qu’il faut s’affranchir si, par un retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité, on veut faire valoir, contre les prises du pouvoir, les corps, les plaisirs, les savoirs, dans leur multiplicité et leur possibilité de résistance. Contre le dispositif de sexualité, le point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs. ». Deux ans avant la publication de La Volonté de savoir, il y avait eu, la parution de Speculum de l’autre femme de Luce Irigaray, suivi en 1977 de Ce sexe qui n’en est pas un. Et en 1975, un an avant la parution du livre de Foucault, était sorti La Jeune Née, volume co-signé par Hélène Cixous et par Catherine Clément dans lequel figure « Sorties », le long essai dans lequel Hélène Cixous formule sa conception de « l’écriture féminine ». Luce Irigaray et Hélène Cixous étaient partie prenante du jeune mouvement des femmes, et, comme je vous l’ai rappelé, en 1974 H. Cixous avait fondé à Vincennes le premier centre de recherche universitaire et le premier doctorat préfigurant en France l’émergence institutionnelle de ce qu’on appelle les études de genre aujourd’hui. Ni Irigaray ni Cixous n’étaient ni ne sont encore aujourd’hui beauvoiriennes. Comme Foucault, elles donnent place au corps et à la sexualité dans leur réflexion sur la nécessaire transformation des rapports sociaux humains et, en ce sens, elles s’inscrivent comme lui dans le sillage de la « pensée 68 », formule que j’emploie ici sans aucune connotation péjorative. Mais, à la différence de Foucault, elles n’opposent pas le « sexe » au « corps » (ou l’inverse). Le corps sexué et sexuel qu’elles célèbrent, corps sexuel ou plutôt corps amoureux dont elles proposent diversement une phénoménologie, une éthique et, pour Cixous, une poétique, est ce que j’appellerai un « corps freudien », c’est-à-dire un corps à la fois « psychisé » (un corps qui « parle » à travers le symptôme et qui est tissé d’inscriptions, couvert ou plutôt ouvert, organisé ou désorganisé, par les traces mémorielles plus ou moins violentes laissées en lui par l’histoire familiale et sociale du sujet) et « érogénéisé » (un corps qui jouit à la vie à la mort, vibrant là encore de l’écho que font résonner en lui les caresses ou les déplaisirs primitifs, et traversé par ce que Freud appelle les Triebe, ces courants inconscients, indissociablement somatiques et psychiques, qu’on traduit en français par « pulsions » et en anglais par « drives », et dont l’origine est pour Freud libidinale). Le corps freudien, en tant que corps parlant et corps désirant, n’est pas le corps des biologistes, ni des zoologues, encore qu’il y ait du zoologue ou de l’éthologue chez Lacan, par exemple. Mais surtout, ce n’est plus le corps de la tradition métaphysique dualiste occidentale, pas plus le corps-étendue ou le corps-instrument des idéalistes, que le corps-machine des matérialistes, qui est au fond le même corps, mais envisagé depuis une perspective opposée. Ce qui intéresse alors Cixous et Irigaray, ce sont ce qu’H. Cixous nomme, dans le sillage de Freud, et comme le fera un peu plus tard Lyotard dans une perspective un peu différente, des « économies libidinales », c’est-à-dire, pour elle, la manière dont s’organise et se vit le rapport à l’autre (partenaire, ami(s), enfants, parents) dans l’amour. Un amour, compris, là encore dans le sillage des questions ouvertes par Freud et de ses contemporains psychopathologues, comme engageant l’inconscient, la structure et les errances du désir au sens que la psychanalyse a donné à ce terme, et, au plus profond, les Triebe. Le corps freudien, ou ce que je nomme tel, n’est certes pas le corps foucaldien, pour les raisons que j’ai esquissées. A travers sa déconstruction du « sexe » comme catégorie spéculative unifiante, Foucault met tout à la fois en question l’unité et l’identité du « sujet désirant » comme « sujet de la sexualité » (en vérité c’est la fiction et la fonction du sujet comme sujet du désir qu’il vise à travers sa critique du « sexe »), et ce qui reste de téléologique dans la pensée freudienne (la notion de « pulsions partielles », par exemple, qui ne fait sens que dans un rapport à cette totalité et cette organisation pulsionnelle nommée « sexualité » par Freud). Une certaine pensée queer néo-foucaldienne s’est même explicitement élaborée contre la psychanalyse. Et cependant, les héritier-e-s de Foucault, comme ceux et celles de Freud, sont engagés dans une réflexion sur la « sexualité », et s’intéressent aux tribulations d’un corps contraint et façonné par la discipline sociale mais également source et ressource de plaisirs qui excèdent ou déjouent les opérations de la loi ou de la norme sociale et culturelle. Par le biais de la mise en question du rapport entre genre (conçu ici comme identité normative) et « sexualité », nous voici du moins de nouveau entraîné-e-s dans une réflexion sur le corps, loin de l’héritage beauvoirien.
En soulignant l’influence de la psychanalyse et de l’anthropologie dans la naissance des « gender studies » vous situez celles-ci à un moment déterminé de l’histoire des sciences sociales. En tant qu’approche méthodologique contemporaine, elle paraît particulièrement adaptée pour analyser des « faits de société » contemporains, comme le port du voile par certaines femmes du monde musulman ou l’affaire Dominique Strauss-Kahn. Qu’en est-il de faits historiquement plus anciens ? Quels obstacles peut présenter l’application d’une analyse liée aux études de genre à des sociétés qui, comme vous le notez également, ne donnaient pas le même sens que nous à des termes comme celui de « sexe », par exemple ?
J’ai envie de vous faire trois réponses, différentes, mais non contradictoires :
L’entretien a eu lieu le 20 Novembre 2012
Nous remercions vivement Anne Berger de nous avoir remis son texte et permis de le publier. Entretien mené par Cécile Codet et Mathieu Gonod.
Notre septième question était, plus précisément : Dans « The newly veiled woman. Irigaray, specularity and the islamic veil », vous rappelez à plusieurs reprises le lien des « gender studies » avec les mouvements « féministes ». Peut-on pratiquer les études de genre en dehors de tout militantisme ?
Notre sixième question était, en effet : « Dans l’introduction du livre que vous avez dirigé Genre et postcolonialisme, vous écrivez : « C’est, entre autres raisons, la mise en question de la catégorie de « femmes » à partir des multiples déterminations identitaires et politiques qui en compliquent la définition et en désunifient le concept, qui a conduit à préférer la notion de « genre » à celle de femme ». Cette démarche envisage la femme comme un espace où se concentrent des forces – ou des voix – qui viennent définir son énonciation, sa voix et sa place. Les gender studies pourraient-elles être comprises comme la tentative de construire le champ des forces politiques qui contraignent l’individu ? Mais le prix à payer n’est-il pas la perte de la singularité de l’individu, dont le corps pourrait être l’un des témoins ?