CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Entretien avec Anne Berger

Anne Berger est pro­­fes­­seure de lit­­té­­ra­­ture fran­­çaise et d’études de genre à l’Université Paris 8. Elle est également direc­­trice de l’Institut du Genre GIS-CNRS.

Le corps et les gender studies

Au cours de votre par­cours uni­ver­si­taire, vous avez exploré des champs très divers, aussi bien au niveau thé­ma­ti­que que géo­gra­phi­que : com­ment ces recher­ches variées vous ont-elles amenée à vous inté­res­ser au genre et aux études qu’il sus­cite (gender stu­dies et queer stu­dies) ? Dans quelle mesure vos recher­ches anté­rieu­res ont-elles une influence sur vos tra­vaux actuels ?

Vous avez relevé l’éclectisme appa­rent de mes inté­rêts et le carac­tère mul­ti­ple de mes ins­crip­tions intel­lec­tuel­les et pro­fes­sion­nel­les. Cela se pro­duit rare­ment en France, au sein de l’uni­ver­sité fran­çaise, pour des rai­sons sur les­quel­les on pourra reve­nir. Mais je vous don­ne­rai deux répon­ses, pour faire vite (il y en a d’autres), à la ques­tion de savoir ce qui m’a amenée à m’inté­res­ser à ce qu’on appelle les études de genre aujourd’hui. La pre­mière tient à l’époque, ou plutôt aux époques aux­quel­les j’appar­tiens ou que j’ai tra­ver­sées, et la seconde à mon expé­rience amé­ri­caine.

1) Je suis entrée au lycée en 1968 et j’ai passé mon bac en 1975, c’est-à-dire que le temps de mes études secondai­res a coïn­cidé exac­te­ment avec celui de l’émergence des mou­ve­ments de femmes en Occident (et en France en par­ti­cu­lier) et des pre­miers mou­ve­ments de « libé­ra­tion », donc de visi­bi­li­sa­tion cultu­relle, des homo­sexuels (FARH : front d’action révo­lu­tion­naire des homo­sexuels). Ces mou­ve­ments s’ins­cri­vaient eux-mêmes dans le sillage de la révolte de 1968 qui avait ceci de par­ti­cu­lier qu’elle n’était pas seu­le­ment anti-capi­ta­liste et/ou anti-impé­ria­liste, mais qu’elle avait une dimen­sion forte de contes­ta­tion de l’auto­rité et des inter­dits. C’était d’abord une révolte d’étudiants, de « jeunes » comme tels, plutôt qu’une révolte d’ouvriers, d’où, d’ailleurs, la méfiance du parti com­mu­niste et des syn­di­cats ouvriers en France à l’égard de ce mou­ve­ment. Très vite, ce qu’on appe­lait alors la « sexua­lité » et la « libé­ra­tion sexuelle » sont deve­nues un motif majeur de ces révol­tes, leur marque propre dans l’his­toire des mou­ve­ments révo­lu­tion­nai­res en Occident, et c’est ce qui a favo­risé l’émergence des mou­ve­ments de libé­ra­tion des femmes et des homo­sexuels.

On ne com­prend d’ailleurs vrai­ment l’entre­prise de Foucault dans l’Histoire de la sexua­lité, dont la rédac­tion fut enta­mée dans ces années-là, que si on la resi­tue dans ce contexte. J’y revien­drai. Dans le jeune mou­ve­ment des femmes, la ques­tion du corps, com­pris alors comme corps sexué / sexuant et comme corps érotique, a tout de suite été cen­trale. L’exi­gence d’indé­pen­dance sexuelle et de maî­trise de la mater­nité à tra­vers le droit à la contra­cep­tion et à l’avor­te­ment étaient des reven­di­ca­tions majeu­res et nou­vel­les, par rap­port aux pre­miers fémi­nis­mes mili­tants euro­péens du 19e siècle ou du début du 20e siècle. D’où l’impor­tance d’un slogan ou d’une affir­ma­tion comme « Notre corps nous appar­tient ». Aux Etats-Unis, à la même époque, on créait des revues comme « Our bodies, Ourselves  », qui étaient conçues comme des outils de « cons­cious­ness rai­sing  » [prise de cons­cience], et qui décri­vaient par exem­ple, à l’usage des femmes et dans une pers­pec­tive fémi­niste, la phy­sio­lo­gie fémi­nine, l’appa­reil sexuel, les formes et les voies du plai­sir fémi­nin etc. Dans mon lycée, à Paris (parce qu’il y avait une grande dif­fé­rence, à l’époque, entre l’expé­rience d’une pari­sienne et celle d’une pro­vin­ciale et ce lycée était encore dans sa grande majo­rité un lycée de filles), on fai­sait de l’expé­ri­men­ta­tion péda­go­gi­que de concert avec cer­tains pro­fes­seurs, on par­ti­ci­pait aux grands mou­ve­ments lycéens qui ont agité les lycées à cette époque-là (par exem­ple contre la loi Debré) et on a créé à un moment ce qu’on appe­lait des « grou­pes femmes », sans doute à partir des années 72-73. A partir de la seconde, j’ai par­ti­cipé à ces grou­pes et sans doute (je ne me rap­pelle plus très bien) contri­bué à les fonder. J’appar­te­nais moi-même, il faut le dire, à un milieu intel­lec­tuel et poli­ti­que actif dans les mou­ve­ments issus de1968.

Cela dit, et pour répon­dre tout de suite à votre ques­tion numéro sept — « Peut-on pra­ti­quer les études de genre en dehors de tout mili­tan­tisme1 ? » —, oui, je pense que l’on peut faire des études de genre, qu’on devrait même en faire, sans être mili­tant-e. Il est vrai que ce champ d’études est indé­nia­ble­ment né dans le sillage des mou­ve­ments des années 60. Le pre­mier pro­gramme d’études pré­fi­gu­rant les études de genre a été créé aux Etats-Unis, sous le nom de « Female Studies », à Cornell, en 1969 [Female Studies — Women’s Studies --- Feminist, Gender and Sexuality Studies]. Et à l’époque, ce pro­gramme était le résul­tat et l’effet de l’alliance entre des femmes uni­ver­si­tai­res, ou étudiantes, et des femmes de la ville (town and gown) qui avaient des préoc­cu­pa­tions très concrè­tes. Mais au fur et à mesure que ce champ d’études et de recher­ches s’est enra­ciné dans le pay­sage amé­ri­cain, puis, à un moin­dre degré en Europe (Centre Etudes Féminines, Vincennes, 1973), ce champ s’est « aca­dé­misé ». Il est devenu un champ d’études comme les autres, avec sa généa­lo­gie, ses archi­ves, ses revues de spé­cia­lis­tes, sa biblio­thè­que com­po­sée de l’énorme corpus de recher­ches et de pro­duc­tions dans ce domaine, qui s’est cons­ti­tué entre le début des années soixante-dix et aujourd’hui. C’est donc désor­mais un domaine de recher­ches pluri ou inter­dis­ci­pli­naire, et qui fonc­tionne aussi comme un labo­ra­toire, un des lieux d’élaboration actifs, de la pensée contem­po­raine. Pas besoin d’être mili­tant-e pour s’y inté­res­ser (et si j’ai pu être « mili­tante » dans ma jeu­nesse, je ne me consi­dère plus vrai­ment comme telle aujourd’hui, l’acti­visme étant aussi une fonc­tion des âges de la vie, et pas seu­le­ment une ques­tion d’enga­ge­ment idéo­lo­gi­que ou phi­lo­so­phi­que). Enfin, parce que les ques­tions qu’on y aborde tou­chent en fait toutes les pra­ti­ques socia­les et sym­bo­li­ques [i.e., champ de la créa­tion, tous arts confon­dus], et tra­ver­sent tous les champs de savoir, il faut consi­dé­rer les études de genre comme une bran­che à part entière de l’anthro­po­lo­gie géné­rale, qu’elle soit struc­tu­rale ou non, et à ce titre-là encore, il est à la fois pos­si­ble et sou­hai­ta­ble de s’y inté­res­ser, qu’on soit ou non mili­tant. Cela dit, il est vrai que nombre des étudiant-e-s qui vien­nent vers nous, vien­nent animés de ques­tions exis­ten­tiel­les et socia­les pres­san­tes, en par­ti­cu­lier celles et ceux qui se reconnais­sent dans la mou­vance queer (dans laquelle j’inclus la ques­tion trans­genre), et qu’elles et eux ne sont donc pas pure­ment enga­gés dans une recher­che intel­lec­tuelle ou mus par une pas­sion scien­ti­fi­que.

2) Je pour­rais conti­nuer long­temps dans cette veine, mais nous n’avons pas assez de temps, donc je passe à l’autre expé­rience qui a joué un rôle déter­mi­nant dans ma for­ma­tion et mes inté­rêts, en l’occur­rence mon expé­rience amé­ri­caine. Comme je l’expli­que dans le pro­lo­gue d’un livre à paraî­tre, Le Grand Théâtre du Genre, j’ai ensei­gné pen­dant 23 ans à l’uni­ver­sité de Cornell, l’une des gran­des uni­ver­si­tés amé­ri­cai­nes. J’y suis arri­vée à l’apogée de ce qu’on a appelé la French Thought, ou la French Theory, dont la récep­tion et la dif­fu­sion ont été assu­rées par les dépar­te­ments de lit­té­ra­ture, d’abord fran­çaise, puis anglaise, aux Etats-Unis. C’était donc aussi le grand moment de la lit­té­ra­ture, ou plutôt de la « dis­ci­pline lit­té­raire » enten­due alors non pas comme une dis­ci­pline patri­mo­niale de conser­va­tion-trans­mis­sion des écrits lit­té­rai­res majeurs, mais comme le lieu pri­vi­lé­gié de for­mu­la­tion d’un cer­tain nombre de ques­tions, posées à partir d’une atten­tion portée aux dis­cours, à tous les genres et les lieux de dis­cours (au sens où Foucault entend ce terme), et à la langue ou aux lan­gues.

Or la « pensée fran­çaise » ou ce qu’on reconnais­sait sous ce nom, était diver­se­ment mais avec une insis­tance par­ti­cu­lière, préoc­cu­pée par la ques­tion de la langue (du texte, de l’écriture, du dis­cours, des sys­tè­mes sym­bo­li­ques) et par la ques­tion du fémi­nin ou de « la femme » (Lacan, Lyotard), de la « dif­fé­rence sexuelle » (Lacan encore, et plus encore Derrida, Irigaray, Cixous, ou Kristeva), du « deve­nir-femme » (Deleuze), des « économies libi­di­na­les » (Cixous ou Lyotard) et de la « sexua­lité » (Foucault). De ce point de vue, le livre d’Alice Jardine, Gynesis : Configurations of Woman and Modernity, paru en 1985, contri­bue à éclairer l’étroite imbri­ca­tion entre ladite « pensée fran­çaise » qui connais­sait alors son apogée aux Etats-Unis, et ce qui s’est peu à peu déve­loppé, entre 1980 et 1990, au contact de cette pensée, sous le nom de « théo­rie du genre » (gender theory) puis de « théo­rie queer » aux Etats-Unis [je ne dis pas que la gender theory vient de là, c’est plus com­pli­qué que cela, et nous pour­rons en repar­ler]. La « femme », le « fémi­nin » ou ce qu’on essayait de penser sous ces noms, figu­raient alors comme le point de résis­tance à (ou, pour parler comme Foucault, comme le « point d’atta­que » de) la méta­phy­si­que tra­di­tion­nelle, à la recher­che de la vérité, à l’unité du sujet, à la sta­bi­lité du concept etc… . La « femme », et tout ce qui se décline ou se décli­nait alors dans ses para­ges, était donc une figure sinon la figure para­dig­ma­ti­que de ce qui se cher­chait sous le nom de « moder­nité » au début des années soixante-dix.

J’ai moi-même, dans ce contexte, com­mencé à assu­rer des cours sur ces ques­tions ; j’ensei­gnais par ailleurs la « lit­té­ra­ture » des 18e et 19e siè­cles, j’étais en effet, comme vous l’avez vu, au départ, spé­cia­liste de poésie, mais j’ai fait avec bon­heur ce que l’uni­ver­sité amé­ri­caine donne le droit et même encou­rage à faire, c’est-à-dire de mul­ti­ples excur­sions hors de mon champ de recher­che et de com­pé­tence ini­tiale, portée par la curio­sité intel­lec­tuelle et aiguillon­née par le contexte que je viens d’évoquer. La tra­ver­sée de fron­tiè­res (de lan­gues, d’his­toi­res, de cultu­res, et, à l’inté­rieur de l’uni­ver­sité, sinon de dis­ci­pli­nes, du moins de genres des dis­cours) m’a rendue atten­tive à la fois aux spé­ci­fi­ci­tés et par consé­quent aux déter­mi­na­tions contex­tuel­les et cultu­rel­les, et aux mou­ve­ments iné­vi­ta­bles (et de plus en plus rapi­des aujourd’hui) de décontex­tua­li­sa­tion et de recontex­tua­li­sa­tion qui ali­men­tent ce qu’on appelle tra­di­tion­nel­le­ment l’his­toire des idées. Il n’y a que les « mono­lin­gues » [ceux qui par­lent une seule langue depuis un seul lieu d’énonciation] qui peu­vent croire à la pureté et à la sta­bi­lité des concepts. Vous connais­sez la for­mule de Derrida : la décons­truc­tion, c’est « plus d’une langue ». Cela a marqué ma démar­che, et c’est pour­quoi, comme vous l’avez noté, je m’inté­resse à ce que la mul­ti­pli­cité des idio­mes et les dif­fé­ren­ces des lan­gues, mais aussi la tra­ver­sée des fron­tiè­res cultu­rel­les et lin­guis­ti­ques font à des caté­go­ries appa­rem­ment uni­ver­sel­les et en tout cas mas­si­ves comme le ‘genre’ ou la « dif­fé­rence sexuelle ».

J’ai assisté également lors de mon long séjour aux USA à la nais­sance des études dites post­co­lo­nia­les, et fina­le­ment aussi au déclin de la French theory, et avec lui ou dans son sillage, au double déclin des études fran­çai­ses et des études lit­té­rai­res aux Etats-Unis.

Il est inté­res­sant de voir que votre iti­né­raire de cher­cheur en lit­té­ra­ture vous a amenée à étudier Georges Sand et Rimbaud : pensez-vous que les gender stu­dies soient une méthode de lec­ture des textes lit­té­rai­res ? L’oeuvre doit-elle alors être envi­sa­gée comme symp­tôme d’un sys­tème (ou lut­tant contre un sys­tème) de domi­na­tion ?

Les études de genre ne sont ni une méthode, ni une dis­ci­pline. C’est un champ de recher­che et un foyer de ques­tions qui, parce qu’elles sont nou­vel­les, ou parce qu’elles étaient res­tées soit non posées, soit inau­di­bles, font appa­raî­tre des pans entiers d’un conti­nent demeuré « noir », même si, j’y revien­drai, il a été lar­ge­ment éclairé par la lit­té­ra­ture.

Qu’ont apporté les « études de genre » à la lit­té­ra­ture et aux études lit­té­rai­res ?

Une trans­for­ma­tion par élargissement du canon. Dans le Lagarde et Michard (qui pro­po­sait aux élèves à la fois une his­toire de la lit­té­ra­ture et des mor­ceaux choi­sis), il y avait Lamartine mais pas Desbordes-Valmore, par exem­ple. Le rôle des femmes dans l’his­toire lit­té­raire, qui est une dis­ci­pline ou un exer­cice patri­mo­nial, est tra­di­tion­nel­le­ment mino­risé. On attend tou­jours d’ailleurs, en France du moins, une his­toire de la lit­té­ra­ture fran­çaise, sinon occi­den­tale, qui pren­drait la mesure de ce qui s’est passé au 20e siècle, en l’occur­rence une véri­ta­ble explo­sion de la lit­té­ra­ture faite par des femmes (je ne dis pas néces­sai­re­ment de lit­té­ra­ture fémi­nine) [La même chose s’est pro­duite du côté des arts visuels]. Le 20e siècle en lit­té­ra­ture est, pour la pre­mière fois, le siècle des femmes. Pour la pre­mière fois, les plus grands écrivains du 20e siècle ne sont pas seu­le­ment des femmes, bien sûr, mais sont aussi des femmes. C’est l’indice d’une véri­ta­ble révo­lu­tion cultu­relle, dont on ne semble pas avoir pris vrai­ment la mesure.

Une inter­ro­ga­tion sur les pré­sup­po­sés idéo­lo­gi­ques qui sous-ten­dent les juge­ments de valeur esthé­ti­que (à quoi reconnaît-on une œuvre majeure ou mineure ?)

Un inflé­chis­se­ment, par exten­sion et com­pli­ca­tion du point de vue, de la lec­ture des œuvres.

Laissez-moi vous donner un exem­ple concret de ce que je veux dire par cette der­nière remar­que. Prenez les Lettres Persanes, œuvre cano­ni­que de la lit­té­ra­ture fran­çaise et qu’on étudie tou­jours dès le lycée, en mor­ceaux choi­sis. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais quand j’étais lycéenne, les mor­ceaux choi­sis étaient tou­jours choi­sis parmi les let­tres échangées entre Usbek et Rica, ou entre l’un d’entre eux et l’un de leurs amis per­sans. Ce sont des let­tres mi-eth­no­gra­phi­ques, mi-phi­lo­so­phi­ques, qui por­tent sur le café à Paris comme sur les dif­fé­rents modè­les monar­chi­ques, le pro­blème de la jus­tice, le com­merce etc. Comme vous le savez, les Lettres Persanes com­por­tent en réa­lité un double sys­tème d’échange épistolaire ; elles sont à double-fond. Il y a d’un côté, les let­tres de phi­lo­so­phie éclairée entre amis, voya­geurs ou restés au pays, de genre mas­cu­lin (c’est ce que j’appelle la scène de l’ami­cale huma­niste, tra­di­tion­nel­le­ment de genre mas­cu­lin), de l’autre, les let­tres en pro­ve­nance ou en direc­tion du sérail d’Usbek, dans les­quel­les se révèle la nature des­po­ti­que du pou­voir exercé par Usbek sur ses femmes. Et à la fin des Lettres per­sa­nes a lieu, non pas une révo­lu­tion de palais, mais une révo­lu­tion de maison, une révo­lu­tion du ou au sérail, dans des termes qui font penser que le poli­ti­que, l’action révo­lu­tion­naire et la phi­lo­so­phie éclairée ne sont pas néces­sai­re­ment exclu­si­ve­ment du côté où on les croyait et où on fai­sait sem­blant de les situer [confi­ner]. Aristote a fait très exac­te­ment la théo­rie du dis­po­si­tif des Lettres Persanes dans sa Politique, c’est-à-dire celle de la sépa­ra­tion entre la sphère domes­ti­que et la sphère poli­ti­que, qui a marqué toute la pensée et le trai­te­ment occi­den­tal du poli­ti­que et de la poli­ti­que jusqu’à récem­ment. D’un côté, la com­mu­nauté des hommes libres (libres donc aussi de voya­ger), de l’autre, la sphère domes­ti­que où le mari exerce sa domi­na­tion de droit et de fait sur les femmes et les escla­ves, ainsi que sur les enfants. Ce maître-mari a un nom en grec, c’est le « des­po­tes », le des­pote, d’une racine sans­crite « patih » qui donne aussi « spouse, époux », en anglais et en fran­çais. Aristote dis­tin­gue l’exer­cice du pou­voir dans la maison (qui est le fait du des­po­tes et qu’Aristote qua­li­fie de natu­rel) de l’exer­cice du pou­voir dans la sphère poli­ti­que « libre » (là, le chef contrac­tuel­le­ment reconnu comme tel, est nommé par lui « basi­leus »). Ce qu’on appelle un des­pote, en poli­ti­que, c’est donc lit­té­ra­le­ment quelqu’un qui traite ses sujets ou la com­mu­nauté poli­ti­que qu’il dirige comme si c’était les femmes de sa maison. Usbek est aris­to­té­li­cien dans sa concep­tion et sa ges­tion de la divi­sion des sphè­res. Mais la façon dont Montesquieu traite et mal­mène cette divi­sion, et sa cri­ti­que du des­po­tisme qui carac­té­rise à la fois les rap­ports au sein de la maison d’Usbek et les monar­chies orien­ta­les et fran­çai­ses met­tent à mal cette divi­sion. Or, quand on exclut la scène du sérail de l’ana­lyse phi­lo­so­phi­que et poli­ti­que des Lettres Persanes, comme on le fait dans les recueils sco­lai­res de mor­ceaux choi­sis, mais comme on l’a fait aussi long­temps dans le com­men­taire poli­ti­que de l’œuvre de Montesquieu, y com­pris Althusser lui-même dans La Politique et l’Histoire, on fait comme Usbek : on sépare la scène dite domes­ti­que de la scène phi­lo­so­phico-poli­ti­que, on pré­tend qu’elles sont de nature dif­fé­rente et qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Inversement, quand on réin­tè­gre la scène du sérail dans le champ de lec­ture, tout change.

Mais il ne faut pas seu­le­ment se deman­der ce que les études de genre appor­tent à l’étude de la lit­té­ra­ture. Il fau­drait aussi reconnaî­tre ce que la lit­té­ra­ture apporte aux études de genre.

Dans l’exem­ple que je viens de vous donner, le mon­tage des Lettres per­sa­nes est un for­mi­da­ble dis­po­si­tif cri­ti­que, que Montesquieu en ait eu cons­cience ou non. Et il est inté­res­sant que les « contes », c’est-à-dire ces his­toi­res qui sont insé­rées dans les let­tres entre amis voya­geurs selon le modèle lit­té­raire et rhé­to­ri­que de l’exem­plum (ex : l’his­toire d’Aphéridon et d’Astarté, ou celle d’Anaïs), et qui ont expli­ci­te­ment le statut de fic­tion, dans une sorte de mise en abyme du rap­port entre phi­lo­so­phie et lit­té­ra­ture que le texte met en œuvre et en scène, il est inté­res­sant que ces contes, donc, soient ce qu’on pour­rait appe­ler des fic­tions fémi­nis­tes, qui, par exem­ple, racontent l’amour réci­pro­que entre un homme et une femme qui se reconnais­sent de statut égal, ou encore l’abo­li­tion de la struc­ture du sérail, ce qui ne se pro­duit ni en Perse, ni en France. C’est comme si la lit­té­ra­ture, c’est-à-dire ce qui s’annonce comme fic­tion lit­té­raire dans le texte, don­nait accès à l’envers de l’his­toire contem­po­raine, don­nait accès au lieu de l’autre, pour­rait-on dire en géné­ra­li­sant. Et c’est une bana­lité de le dire, mais si les femmes ont été jusqu’à récem­ment très absen­tes de la scène de l’Histoire avec un grand « H », elles sont au contraire très pré­sen­tes, voire domi­nan­tes, sur la scène des his­toi­res, par le biais du roman, du théâ­tre ou d’autres formes de récits, depuis tou­jours.

C’est sans doute pour­quoi, pour Hélène Cixous, écrivain et pro­fes­seure de lit­té­ra­ture qui a fondé le pre­mier Centre de recher­che uni­ver­si­taire por­tant sur ces ques­tions en France, l’ « écriture » elle-même (i.e., ce qu’elle appelle « écriture », dans un lan­gage répandu dans les années soixante-dix) est « fémi­nine ». On a très mal com­pris, faute d’avoir pris la peine de la lire, ce qu’elle enten­dait par « écriture fémi­nine », dont les gens qui ne l’ont pas lue pen­sent que cela ren­voie à quel­que sté­réo­type de l’éternel fémi­nin. Mais si, dans « Sorties » (La Jeune née) elle comp­tait, parmi les repré­sen­tants de l’ « écriture fémi­nine » qu’elle célé­brait, des auteurs comme Shakespeare, Kleist ou Genet, c’est bien que l’écriture fémi­nine, telle qu’elle l’entend ou l’enten­dait à l’époque, n’est pas néces­sai­re­ment une écriture de femme, propre aux femmes. Dire que l’écriture est « fémi­nine », c’était aussi, pour elle, une manière de sou­li­gner qu’elle part et parle du lieu de l’autre, de l’étranger, à la fois de l’inconnu et de l’ostra­cisé, qu’elle est elle-même étrange, donc mena­çante, donc mena­cée. Et de même, dans un autre idiome, la cri­ti­que lit­té­raire queer Eve Kosovsky Sedgwick a qua­li­fié la lit­té­ra­ture elle-même de « queer », parce que son lan­gage et son mode de trai­te­ment de la réa­lité sociale ou psy­chi­que sont jus­te­ment hors-norme, sin­gu­liers, parce que la fic­tion peut déso­béir aux lois de l’Histoire. Et c’est à la faveur de ce tra­vail sin­gu­lier, de cette « liberté de l’ima­gi­na­tion », pour parler un lan­gage ordi­naire, que les struc­tu­res qui main­tien­nent en place les hié­rar­chies et les per­cep­tions « nor­ma­ti­ves » sont dés­ta­bi­li­sées, que les cer­ti­tu­des et les habi­tu­des acqui­ses sont mises en ques­tion.

Dans un arti­cle, « Gender rema­kes », vous écrivez : « Je rap­pel­le­rai sim­ple­ment qu’en bra­quant les pro­jec­teurs sur la trans­sexua­lité, les théo­ri­cien­nes et théo­ri­ciens du genre et des sexua­li­tés se sont aper­çus que l’ana­to­mie jouait bien un rôle cru­cial dans la cons­ti­tu­tion des iden­ti­tés de genre : non pas, bien sûr, comme essence déter­mi­née et déter­mi­nante a priori, mais comme « sur­face de pro­jec­tion » pou­vant aller jusqu’au remo­de­lage fan­tas­ma­ti­que du corps. » Le corps en tant qu’objet ana­to­mi­que serait donc pro­blé­ma­ti­que dans le champ des « gender stu­dies », puisqu’à peine appré­hendé, il semble être aus­si­tôt converti en fan­tasme. Plus géné­ra­le­ment, les gender stu­dies sem­blent avoir du mal à pren­dre en compte tout ce qui relève de la bio­lo­gie. Comment l’expli­quez-vous ? Pensez-vous que les gender stu­dies puis­sent un jour saisir cet « insai­sis­sa­ble » ?

Nous ren­trons ici dans le vif du sujet. C’est une immense ques­tion, que je ne peux pas et ne devrais pas en tout état de cause trai­ter rapi­de­ment, et j’esquis­se­rai seu­le­ment des pistes de réponse. Puisque vous citez ce pas­sage de « Gender Remakes », que je reprends et déve­loppe dans dif­fé­ren­tes direc­tions dans mon livre à paraî­tre, per­met­tez-moi de sou­li­gner d’emblée que les mots « corps », « ana­to­mie » et « bio­lo­gie » ne sont pas pour moi de sim­ples syno­ny­mes, et ne devraient pas l’être. L’ana­to­mie (de ana/tomos), c’est, lit­té­ra­le­ment, la dis­sec­tion ou le décou­page d’un ensem­ble orga­nisé en par­ties (tomos/ tomes), que cet ensem­ble soit un corps vivant ou mort. La bio­lo­gie touche à l’ensem­ble des pro­ces­sus vivants, en tant qu’ils sont vivants, c’est-à-dire à la fois auto-repro­duc­ti­bles ou géné­ra­teurs (que la repro­duc­tion soit sexuée ou non sexuée) et voués à la mort. Dans la fan­tas­ma­ti­que trans­sexuelle que j’évoque dans ces lignes [Gender Remakes], l’accent porte bien sur l’ana­to­mie et non sur la bio­lo­gie. Il s’agit pour le ou la trans­sexuelle de s’assu­rer de la confor­mité appa­rente de toutes les par­ties de son corps à un modèle cor­po­rel, et non pas, ce qui d’ailleurs demeure pour l’ins­tant impos­si­ble en tota­lité, de s’appro­prier les fonc­tions et les méca­nis­mes bio­lo­gi­ques de l’autre sexe. Cela relève d’une pro­blé­ma­ti­que du « moi cor­po­rel » ou de la « Gestalt », au sens que Lacan a donné à ces termes, c’est-à-dire d’une ques­tion d’image inté­rieure du corps propre. Mais je vais quand même essayer de répon­dre à vos ques­tions, et je com­men­ce­rai, si vous le voulez bien, par citer un para­gra­phe extrait de mon livre à ce sujet, avant d’essayer de déve­lop­per :

Il fau­drait d’ailleurs s’inter­ro­ger sur ce qu’on pro­jette sur — et rejette sous — le nom de « bio­lo­gie » qui a si faci­le­ment valeur d’ana­thème dans le champ des études de genre aujourd’hui, du moins dans leur ver­sion fran­çaise la plus répan­due. Sommes-nous sûr(e)s de savoir ce que ce mot dési­gne, en par­ti­cu­lier ce qu’il recou­vre dans le champ scien­ti­fi­que qui porte son nom ? La bio­lo­gie aujourd’hui est-elle une dis­ci­pline « essen­tia­liste » dans ses pré­sup­po­sés, sa démar­che et ses appli­ca­tions ? Enfin, les notions d’ « essence », de « nature », de « vie », ou encore de « corps » et de « sexe » que l’on confond cou­ram­ment au titre ou au nom de la « bio­lo­gie », ou plus exac­te­ment du « bio­lo­gi­que », peu­vent-elles vrai­ment se sub­sti­tuer l’une à l’autre dans une syno­ny­mie non pro­blé­ma­ti­que ? Pas si l’on en croit Foucault, en tout cas. Pour ce der­nier, le « sexe » n’est-il pas, sinon une « idée », du moins l’effet et l’objet le plus spé­cu­la­tif du « dis­po­si­tif de sexua­lité » ? Au contraire, le corps, ou plus exac­te­ment le corps vivant, ne conserve-t-il pas sa qua­lité orga­ni­que ou « phy­si­que » à tra­vers tous les « appa­reils » et les « tech­ni­ques » qui visent à le « dis­ci­pli­ner » ? Et pour­tant, Foucault ne conçoit cer­tai­ne­ment pas la rela­tion entre « corps » et « poli­ti­que » comme une rela­tion d’exclu­sion mutuelle, pas plus qu’il ne sépare «  bios  » et « polis  ». Quant à la dis­tinc­tion entre «  bios  » et « zoé  » sur laquelle Giorgio Agamben fonde sa ver­sion de la « bio­po­li­ti­que », elle n’est guère pro­blé­ma­ti­sée par Foucault et on pour­rait mon­trer qu’elle est aussi ins­ta­ble chez ce der­nier qu’elle l’est chez Aristote. Que l’on adopte ou non une pers­pec­tive fou­cal­dienne sur le « sexe » et la « sexua­lité », et que la « bio­lo­gie » ait pour objet la vie (bios et/ou zoé), la physis (qui n’est pas exac­te­ment la même chose que la « nature ») ou les rap­ports indé­mê­la­bles entre physis et techné, cette der­nière mérite en tout cas un trai­te­ment moins sim­pliste que son exclu­sion de l’hori­zon de la réflexion sur le genre et les dif­fé­ren­ces dites « de sexe ». (cf. Les « Fins d’un idiome ou la dif­fé­rence sexuelle en tra­duc­tion », à paraî­tre dans Le Grand Théâtre du Genre, Paris, Belin, 2013).

Du point de vue de cette ques­tion, les études de genre en Occident, c’est-à-dire, essen­tiel­le­ment, au 20e siècle, en France et dans le monde anglo­phone (Etats-Unis et Angleterre) ont une his­toire et une tra­jec­toire com­pli­quées. Si elles se sont cons­ti­tuées comme telles à partir des années soixante-dix (voir remar­ques supra), elles ont puisé à diver­ses sour­ces théo­ri­ques, scien­ti­fi­ques ou spé­cu­la­ti­ves, par exem­ple la socio­lo­gie de l’inte­rac­tion et la « role theory  » aux Etats-Unis, les recher­ches médi­ca­les menées sur l’inter­sexua­lisme (her­ma­phro­di­tisme) et le trans­sexua­lisme dès les années cin­quante aux Etats-Unis encore, et bien sûr les ten­ta­ti­ves de trai­te­ment à la fois phi­lo­so­phi­que, his­to­ri­que et anthro­po­lo­gi­que de la ques­tion des dif­fé­ren­ces et des hié­rar­chies dites « de sexe ». Parce que c’est une somme cri­ti­que dans ce domaine, et la pre­mière du genre, Le Deuxième Sexe de S. de Beauvoir (écrit à la fin des années qua­rante et repris et aug­menté par elle au début des années soixante-dix, au moment où se cons­ti­tuait un mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes et au contact de celui-ci) a tout de suite cons­ti­tué une réfé­rence majeure des deux côtés de l’Atlantique. Dans leur majo­rité ou disons, dans leur ver­sion la plus répan­due, les études de genre en Occident et en France en par­ti­cu­lier se sont ins­cri­tes et conti­nuent de s’ins­crire dans une mou­vance beau­voi­rienne. Or le dis­cours beau­voi­rien sur le corps, plus exac­te­ment sur le corps humain sexué, donc en effet sur la bio­lo­gie de la sexua­tion, est à la fois irré­duc­ti­ble­ment ambigu (beau­coup plus qu’on ne le dit sou­vent) et en même temps orienté par un projet phi­lo­so­phi­que qui vise cette fois clai­re­ment à dis­qua­li­fier et à dénier toute per­ti­nence à la prise en compte des pro­ces­sus bio­lo­gi­ques (qu’elle appelle, ten­dan­cieu­se­ment, des « don­nées ») ou sim­ple­ment de la dépen­dance des humains, en tant qu’être vivants, de pro­ces­sus bio­lo­gi­ques extrê­me­ment com­plexes ; et il fau­drait peut-être là encore dis­tin­guer ce qu’on appelle les pro­ces­sus bio­lo­gi­ques des pro­ces­sus dits « natu­rels », puis­que le mot « nature » fait signe, en effet, vers ce qui est donné à et par la nais­sance, alors qu’on sait que, dans le domaine du bio­lo­gi­que, inné et acquis, donné et cons­truit, physis et techné se mêlent et s’ali­men­tent mutuel­le­ment sans arrêt.

Pas le temps de faire une ana­lyse détaillée du pre­mier cha­pi­tre du Deuxième Sexe… Quelques mots : La pre­mière partie du cha­pi­tre ras­sem­ble de manière impres­sion­nante l’état des connais­san­ces en bio­lo­gie de la sexua­tion et de la repro­duc­tion au moment où Beauvoir écrit, et ce dans un triple but : mon­trer la rela­ti­vité du pro­ces­sus de sexua­tion et de repro­duc­tion sexuée à l’échelle la plus géné­rale du vivant, mon­trer le carac­tère ins­ta­ble et lui aussi par­tiel de la dif­fé­ren­cia­tion sexuée dans toutes les espè­ces, donc rela­ti­vi­ser voire contes­ter la réa­lité d’une dif­fé­rence bio­lo­gi­que nette des sexes, et dénon­cer, à tra­vers l’extrême hété­ro­gé­néité des modes de repro­duc­tion et de par­ti­tion sexuée dans le monde animal, l’erreur qui consiste à se pré­va­loir du monde animal pour com­pren­dre la repro­duc­tion et la sexua­tion – et plus encore la sexua­lité – humai­nes. Ces pages de De Beauvoir ouvrent la voie aux recher­ches fémi­nis­tes dans le domaine de la bio­lo­gie de la sexua­tion, voie qu’ont sur­tout emprunté des amé­ri­cai­nes telles qu’Ann Fausto-Sterling [dont on vient de tra­duire le livre majeur en fran­çais] ou Evelyn Fox-Keller. Dans leurs tra­vaux, ces bio­lo­gis­tes fémi­nis­tes se sont effor­cées de mettre en ques­tion la notion d’une dif­fé­rence des sexes stable, mas­sive et uni­ver­selle, en sou­li­gnant la flui­dité et la varia­tion des pro­ces­sus bio­lo­gi­ques. Pour Ann Fausto-Sterling, la « dua­lité sexuelle » est lar­ge­ment une cons­truc­tion idéo­lo­gi­que. Freud avait déjà dans ses der­niers tra­vaux, et contrai­re­ment aux posi­tions qu’on lui attri­bue sou­vent, mis l’accent, d’une part, sur ce qu’il appe­lait la « bisexua­lité » des pro­ces­sus bio­lo­gi­ques, telle qu’on ne sau­rait se pré­va­loir de la bio­lo­gie pour essayer de com­pren­dre la cons­ti­tu­tion et la par­ti­tion de ce qu’on iden­ti­fie sous les termes de mas­cu­li­nité et de fémi­nité, d’autre part, sur l’extrême varia­tion indi­vi­duelle des traits de genre, telle que les dis­tinc­tions indi­vi­duel­les ten­dent sinon à l’empor­ter sur les carac­té­ris­ti­ques géné­ri­ques, du moins à leur dis­pu­ter la pri­mauté dans la cons­ti­tu­tion d’un indi­vidu.

Mais, dans une deuxième partie, celle que De Beauvoir consa­cre plus spé­ci­fi­que­ment aux mam­mi­fè­res humains, l’inter­pré­ta­tion tend à l’empor­ter sur la des­crip­tion, et l’onto­lo­gie (comme dis­cours sur le sens de l’exis­tence humaine) sur la neu­tra­lité axio­lo­gi­que de la bio­lo­gie. Et là, De Beauvoir accen­tue au contraire la dis­tinc­tion, voire l’oppo­si­tion, entre la condi­tion mâle et la condi­tion femelle (cf. 47 et 48). Alors même qu’elle avait à juste titre contesté la vieille oppo­si­tion aris­to­té­li­cienne de la « forme » et de la « matière », elle inter­prète à son tour la dis­tinc­tion des rôles bio­lo­gi­ques des gamè­tes mâles et femel­les ainsi que des êtres de sexe mas­cu­lin et fémi­nin dans la repro­duc­tion de l’espèce selon un sys­tème d’oppo­si­tions conno­tées néga­ti­ve­ment ou posi­ti­ve­ment : mobi­lité/ iner­tie, pro­jec­tion/ enfer­me­ment, créa­tion/ main­tien, liberté/ ser­vi­tude, et pour finir et réca­pi­tu­ler le tout, indi­vidu/ espèce. Si, pour De Beauvoir comme pour Freud, on ne naît pas « femme » (Weib — Freud —, c’est-à-dire Wife vs Frau, woman vs female, autre­ment dit domes­ti­que, mino­rée, asser­vie et enchaî­née à l’homme), on le devient, néan­moins, et c’est tout le pro­blème pour De Beauvoir, on naît quand même femelle, c’est-à-dire, plus que tout autre mam­mi­fère vivant, selon sa des­crip­tion, enchaîné(e) à l’espèce, cons­ti­tu­ti­ve­ment aliéné(e) par l’appar­te­nance à l’espèce, à cause du rôle qui est échu aux femmes dans la repro­duc­tion. Ce que De Beauvoir résume ainsi : « La femme est [« hait » : effet d’homo­ny­mie à cause de l’étrangeté de la cons­truc­tion gram­ma­ti­cale] son corps, mais son corps est autre chose qu’elle » (69). Pour que les femmes échappent à cette « chose » qui les spé­ci­fie, pour qu’elles échappent à la cause de leur cho­si­fi­ca­tion, qui les enferme dans un genre en les rame­nant à l’espèce, et qui les sépare ainsi du sujet unifié qu’elles pour­raient être et aspi­rent à deve­nir, il faut donc qu’elles se pro­jet­tent au-delà du corps, de « leur » corps qui, en tant qu’il les marque du sceau de l’espèce, ne peut pas, jus­te­ment, leur appar­te­nir. Pour s’accom­plir, la libé­ra­tion sociale et poli­ti­que des femmes, leur sortie de la sphère domes­ti­que, doit ainsi d’abord passer, sur le plan à la fois exis­ten­tiel et concep­tuel, par le dépas­se­ment du corps femelle (d’où le rejet de la mater­nité dans sa dimen­sion bio­lo­gi­que comme dans sa dimen­sion sociale), envi­sagé ici comme corps indis­so­cia­ble­ment sexuant et alié­nant. A tra­vers la très forte oppo­si­tion de l’indi­vidu et de l’espèce, qui struc­ture tout le dis­cours et toutes les pro­po­si­tions de De Beauvoir, on voit bien que l’exis­ten­tia­lisme beau­voi­rien est non seu­le­ment un huma­nisme, — insis­tant, dans la lignée de Hegel plus encore que de Descartes, sur la quête de sou­ve­rai­neté d’un sujet conçu non seu­le­ment comme une cons­cience pen­sante mais comme un esprit en actes —, mais aussi et peut-être sur­tout, un indi­vi­dua­lisme, pré­fi­gu­rant ainsi la cons­ti­tu­tion de l’indi­vidu libé­ral, qui est l’agent et la figure prin­ci­pale des socié­tés démo­cra­ti­ques contem­po­rai­nes. En ce sens, et pour faire signe vers la ques­tion 62, si je l’ai bien com­prise, le « corps » pour De Beauvoir, plus exac­te­ment le corps femelle, est tout le contraire de ce que vous sem­blez en dire ou en faire, c’est-à-dire un « témoin de la sin­gu­la­rité de l’indi­vidu. » Pour tout un fémi­nisme, et, dans son sillage, toute une partie des études de genre, la voie de l’émancipation et la pos­si­bi­lité d’une réé­la­bo­ra­tion cri­ti­que de la dis­tinc­tion des sexes pas­sent par le refus de pren­dre en compte les phé­no­mè­nes dits bio­lo­gi­ques, et, plus géné­ra­le­ment, de s’inté­res­ser au corps, plus pré­ci­sé­ment au corps dans sa dimen­sion sexuée et sexuante. Le corps est donc consi­déré avec méfiance ou tout sim­ple­ment évité, bypas­sed, non seu­le­ment, et à juste titre, en tant qu’il est l’objet de pro­jec­tions idéo­lo­gi­ques au ser­vice de fic­tions conser­va­tri­ces, mais bien parce qu’il serait le lieu d’une alié­na­tion irré­duc­ti­ble. Mais l’héri­tage beau­voi­rien a néan­moins été entamé et com­pli­qué par l’émergence de mou­ve­ments poli­ti­ques nou­veaux et de nou­vel­les confi­gu­ra­tions cultu­rel­les, de même que par la cri­ti­que struc­tu­ra­liste et post­struc­tu­ra­liste de l’exis­ten­tia­lisme sar­trien et beau­voi­rien. Ces dif­fé­ren­tes formes de contes­ta­tion impli­cite ou expli­cite du modèle phi­lo­so­phi­que et poli­ti­que beau­voi­rien, pour être elles-mêmes hété­ro­gè­nes, voire divi­sées, ont contri­bué à rou­vrir autre­ment la ques­tion du corps, dans le champ même des études de genre, ou sur ce qu’on pour­rait appe­ler ses « bords inter­nes ».

J’évoquais au début l’impor­tance du motif de la libé­ra­tion sexuelle dans les mou­ve­ments d’émancipation des années soixante et donc l’actua­lité, à l’époque, de la ques­tion de sa mise en œuvre, dans la parole et dans les pra­ti­ques : pra­ti­ques érotiques, bien sûr, mais aussi plus lar­ge­ment socia­les et cultu­rel­les. C’est pré­ci­sé­ment à cette émergence ou ce sur­gis­se­ment explo­sif des ques­tions qu’on regrou­pait alors au titre de la « sexua­lité » que Foucault a tenté de faire un sort dans son Histoire de la sexua­lité. Au moment où Foucault écrivait La Volonté de Savoir, paru en 1976, la « libé­ra­tion sexuelle » était encore le credo et l’hori­zon des nou­vel­les luttes de femmes et de mino­ri­tés sexuel­les nées des mou­ve­ments de contes­ta­tion des années soixante. Vous vous sou­ve­nez de la der­nière phrase de La Volonté de Savoir, pre­mier volume de l’Histoire de la Sexualité  : « Ironie de ce dis­po­si­tif : il nous fait croire qu’il y va de notre « libé­ra­tion » » (Histoire de la sexua­lité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.211). Un tel énoncé com­mande en réa­lité tout l’argu­men­taire de Foucault. Le dis­po­si­tif en ques­tion, c’est ce que Foucault nomme dans son livre le « dis­po­si­tif de sexua­lité », par quoi il dési­gne « tout [l]’appa­reil tech­ni­que de pro­duc­tion de la sexua­lité » (idem, p. 151) dans l’occi­dent moderne. Cet « appa­reil tech­ni­que », qui conju­gue tech­ni­ques de parole (de la confes­sion chré­tienne à la cure psy­cha­na­ly­ti­que), tech­ni­ques de gou­ver­ne­ment (avec la mise en œuvre de ce que Foucault nomme la bio­po­li­ti­que) et usages socio-poli­ti­ques de savoirs nou­veaux (de la démo­gra­phie à une cer­taine méde­cine du corps et de l’âme), loin d’avoir eu pour visée et pour effet la répres­sion de la sexua­lité humaine, aurait au contraire selon lui contri­bué à la « pro­duire », en nous « pla­çant tout entier » sous le signe d’une « logi­que » et d’une « poli­ti­que » du « sexe » (idem, p. 102-104). Ce que Foucault veut mon­trer, contre l’illu­sion de ses contem­po­rains, c’est que la cen­tra­lité de la ques­tion sexuelle dans l’Occident moderne et contem­po­rain est moins l’effet d’une pul­sion de liberté ou d’une volonté de libé­ra­tion (même si lui-même a pu croire en faire l’expé­rience à San Francisco), que d’une tech­no­lo­gie de pou­voir com­plexe. Et s’il parle à son tour de « sexe » et de « sexua­lité », c’est donc à bien des égards pour démon­ter le mythe de leur préé­mi­nence épistémologique dans les scien­ces humai­nes, ou encore pour mettre en évidence les méca­nis­mes de leur uti­li­sa­tion poli­ti­que et les formes de leur « hégé­mo­nie » cultu­relle. Mais, tout en dénon­çant la toute-puis­sance du « sexe », qu’il qua­li­fie lui-même de « monar­que » (Histoire de la sexua­lité I. La volonté de savoir, op.cit., p. 211) et qu’il s’emploie à « déca­pi­ter » à ce titre, n’a-t-il pas lui-même contri­bué à conso­li­der son « règne » ? Le fait est qu’avec la queer theory, qui s’est cons­ti­tuée comme la relève cri­ti­que de la gender theory à partir du début des années quatre-vint-dix, et dont les tenants se récla­ment pour la plu­part, à un titre ou un autre, du Foucault de l’Histoire de la sexua­lité, les ques­tions de sexe et de sexua­lité, — et, avec elles, celles de l’arri­mage de la sexua­lité au « corps », de quel­que manière qu’on défi­nisse ce der­nier —, ont opéré un retour massif dans les champs de la réflexion phi­lo­so­phi­que et de l’enquête scien­ti­fi­que et ont contri­bué à inflé­chir la tra­jec­toire « beau­voi­rienne » des études de genre. Foucault, on le sait, a une posi­tion sin­gu­lière et pas tou­jours bien com­prise. Contre ce qu’il appelle « la monar­chie du sexe », et contre la ten­dance à sub­su­mer, sous la notion de sexe « des éléments ana­to­mi­ques, des fonc­tions bio­lo­gi­ques, des condui­tes, des sen­sa­tions, des plai­sirs » (204, La Volonté de Savoir) de telle sorte que le « sexe » fonc­tionne comme un vec­teur d’iden­tité (il pro­duit telle ou telle « iden­tité sexuelle ») et comme une source ou un foyer de signi­fi­ca­tions prin­ceps, Foucault pro­pose jus­te­ment comme point d’appui cri­ti­que et poli­ti­que ce qu’il appelle le « corps », un corps qui serait donc débar­rassé de la domi­na­tion et de la nomi­na­tion de ce « sexe » unifié et uni­fiant, pointe spé­cu­la­tive du « dis­po­si­tif de sexua­lité » comme dis­po­si­tif de pou­voir au sens où l’entend Foucault, mais néan­moins un corps jouis­sant, comme l’indi­que avec force l’énoncé très connu de Foucault qui figure p. 208, juste avant la conclu­sion du livre : « C’est de l’ins­tance du sexe qu’il faut s’affran­chir si, par un retour­ne­ment tac­ti­que des divers méca­nis­mes de la sexua­lité, on veut faire valoir, contre les prises du pou­voir, les corps, les plai­sirs, les savoirs, dans leur mul­ti­pli­cité et leur pos­si­bi­lité de résis­tance. Contre le dis­po­si­tif de sexua­lité, le point d’appui de la contre-atta­que ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plai­sirs. ». Deux ans avant la publi­ca­tion de La Volonté de savoir, il y avait eu, la paru­tion de Speculum de l’autre femme de Luce Irigaray, suivi en 1977 de Ce sexe qui n’en est pas un. Et en 1975, un an avant la paru­tion du livre de Foucault, était sorti La Jeune Née, volume co-signé par Hélène Cixous et par Catherine Clément dans lequel figure « Sorties », le long essai dans lequel Hélène Cixous for­mule sa concep­tion de « l’écriture fémi­nine ». Luce Irigaray et Hélène Cixous étaient partie pre­nante du jeune mou­ve­ment des femmes, et, comme je vous l’ai rap­pelé, en 1974 H. Cixous avait fondé à Vincennes le pre­mier centre de recher­che uni­ver­si­taire et le pre­mier doc­to­rat pré­fi­gu­rant en France l’émergence ins­ti­tu­tion­nelle de ce qu’on appelle les études de genre aujourd’hui. Ni Irigaray ni Cixous n’étaient ni ne sont encore aujourd’hui beau­voi­rien­nes. Comme Foucault, elles don­nent place au corps et à la sexua­lité dans leur réflexion sur la néces­saire trans­for­ma­tion des rap­ports sociaux humains et, en ce sens, elles s’ins­cri­vent comme lui dans le sillage de la « pensée 68 », for­mule que j’emploie ici sans aucune conno­ta­tion péjo­ra­tive. Mais, à la dif­fé­rence de Foucault, elles n’oppo­sent pas le « sexe » au « corps » (ou l’inverse). Le corps sexué et sexuel qu’elles célè­brent, corps sexuel ou plutôt corps amou­reux dont elles pro­po­sent diver­se­ment une phé­no­mé­no­lo­gie, une éthique et, pour Cixous, une poé­ti­que, est ce que j’appel­le­rai un « corps freu­dien », c’est-à-dire un corps à la fois « psy­chisé » (un corps qui « parle » à tra­vers le symp­tôme et qui est tissé d’ins­crip­tions, cou­vert ou plutôt ouvert, orga­nisé ou désor­ga­nisé, par les traces mémo­riel­les plus ou moins vio­len­tes lais­sées en lui par l’his­toire fami­liale et sociale du sujet) et « érogénéisé » (un corps qui jouit à la vie à la mort, vibrant là encore de l’écho que font réson­ner en lui les cares­ses ou les déplai­sirs pri­mi­tifs, et tra­versé par ce que Freud appelle les Triebe, ces cou­rants incons­cients, indis­so­cia­ble­ment soma­ti­ques et psy­chi­ques, qu’on tra­duit en fran­çais par « pul­sions » et en anglais par « drives », et dont l’ori­gine est pour Freud libi­di­nale). Le corps freu­dien, en tant que corps par­lant et corps dési­rant, n’est pas le corps des bio­lo­gis­tes, ni des zoo­lo­gues, encore qu’il y ait du zoo­lo­gue ou de l’éthologue chez Lacan, par exem­ple. Mais sur­tout, ce n’est plus le corps de la tra­di­tion méta­phy­si­que dua­liste occi­den­tale, pas plus le corps-étendue ou le corps-ins­tru­ment des idéa­lis­tes, que le corps-machine des maté­ria­lis­tes, qui est au fond le même corps, mais envi­sagé depuis une pers­pec­tive oppo­sée. Ce qui inté­resse alors Cixous et Irigaray, ce sont ce qu’H. Cixous nomme, dans le sillage de Freud, et comme le fera un peu plus tard Lyotard dans une pers­pec­tive un peu dif­fé­rente, des « économies libi­di­na­les », c’est-à-dire, pour elle, la manière dont s’orga­nise et se vit le rap­port à l’autre (par­te­naire, ami(s), enfants, parents) dans l’amour. Un amour, com­pris, là encore dans le sillage des ques­tions ouver­tes par Freud et de ses contem­po­rains psy­cho­pa­tho­lo­gues, comme enga­geant l’incons­cient, la struc­ture et les erran­ces du désir au sens que la psy­cha­na­lyse a donné à ce terme, et, au plus pro­fond, les Triebe. Le corps freu­dien, ou ce que je nomme tel, n’est certes pas le corps fou­cal­dien, pour les rai­sons que j’ai esquis­sées. A tra­vers sa décons­truc­tion du « sexe » comme caté­go­rie spé­cu­la­tive uni­fiante, Foucault met tout à la fois en ques­tion l’unité et l’iden­tité du « sujet dési­rant » comme « sujet de la sexua­lité » (en vérité c’est la fic­tion et la fonc­tion du sujet comme sujet du désir qu’il vise à tra­vers sa cri­ti­que du « sexe »), et ce qui reste de téléo­lo­gi­que dans la pensée freu­dienne (la notion de « pul­sions par­tiel­les », par exem­ple, qui ne fait sens que dans un rap­port à cette tota­lité et cette orga­ni­sa­tion pul­sion­nelle nommée « sexua­lité » par Freud). Une cer­taine pensée queer néo-fou­cal­dienne s’est même expli­ci­te­ment élaborée contre la psy­cha­na­lyse. Et cepen­dant, les héri­tier-e-s de Foucault, comme ceux et celles de Freud, sont enga­gés dans une réflexion sur la « sexua­lité », et s’inté­res­sent aux tri­bu­la­tions d’un corps contraint et façonné par la dis­ci­pline sociale mais également source et res­source de plai­sirs qui excè­dent ou déjouent les opé­ra­tions de la loi ou de la norme sociale et cultu­relle. Par le biais de la mise en ques­tion du rap­port entre genre (conçu ici comme iden­tité nor­ma­tive) et « sexua­lité », nous voici du moins de nou­veau entraîné-e-s dans une réflexion sur le corps, loin de l’héri­tage beau­voi­rien.

En sou­li­gnant l’influence de la psy­cha­na­lyse et de l’anthro­po­lo­gie dans la nais­sance des « gender stu­dies » vous situez celles-ci à un moment déter­miné de l’his­toire des scien­ces socia­les. En tant qu’appro­che métho­do­lo­gi­que contem­po­raine, elle paraît par­ti­cu­liè­re­ment adap­tée pour ana­ly­ser des « faits de société » contem­po­rains, comme le port du voile par cer­tai­nes femmes du monde musul­man ou l’affaire Dominique Strauss-Kahn. Qu’en est-il de faits his­to­ri­que­ment plus anciens ? Quels obs­ta­cles peut pré­sen­ter l’appli­ca­tion d’une ana­lyse liée aux études de genre à des socié­tés qui, comme vous le notez également, ne don­naient pas le même sens que nous à des termes comme celui de « sexe », par exem­ple ?

J’ai envie de vous faire trois répon­ses, dif­fé­ren­tes, mais non contra­dic­toi­res :

  • l’anachronie ne concerne pas seulement l’usage de la psychanalyse dans des contextes qui ne relèvent pas de son épistémè, donc de l’âge moderne comme âge de la sexualité, pour parler comme Foucault : c’est la loi générale de toute lecture, sans laquelle il n’y aurait ni transmission, ni héritage, ni survivance possible des œuvres du passé.
  • Les études de genre s’efforcent dans leur ensemble d’historiciser les phénomènes qu’elles étudient, ainsi que les catégories de pensée et les outils d’analyse auxquels elles recourent.
  • Si l’anthropologie, qu’il s’agisse de l’anthropologie structurale de Levi-Strauss ou de l’anthropologie non structuraliste de Margaret Mead, a joué, comme la psychanalyse, un rôle important dans l’épistémologie développée au sein des études de genre, c’est parce que, comme le dit très bien Gayle Rubin dans The Traffic in Women, ces deux sciences humaines sont les premières à avoir accordé une place centrale aux rapports sociaux et érotiques entre hommes et femmes, et à la dualité masculin/ féminin.

L’entre­tien a eu lieu le 20 Novembre 2012

Nous remer­cions vive­ment Anne Berger de nous avoir remis son texte et permis de le publier. Entretien mené par Cécile Codet et Mathieu Gonod.

Notre septième question était, plus précisément : Dans « The newly veiled woman. Irigaray, specularity and the islamic veil », vous rappelez à plusieurs reprises le lien des « gender studies » avec les mouvements « féministes ». Peut-on pratiquer les études de genre en dehors de tout militantisme ?

Notre sixième question était, en effet : « Dans l’introduction du livre que vous avez dirigé Genre et postcolonialisme, vous écrivez : « C’est, entre autres raisons, la mise en question de la catégorie de « femmes » à partir des multiples déterminations identitaires et politiques qui en compliquent la définition et en désunifient le concept, qui a conduit à préférer la notion de « genre » à celle de femme ». Cette démarche envisage la femme comme un espace où se concentrent des forces – ou des voix – qui viennent définir son énonciation, sa voix et sa place. Les gender studies pourraient-elles être comprises comme la tentative de construire le champ des forces politiques qui contraignent l’individu ? Mais le prix à payer n’est-il pas la perte de la singularité de l’individu, dont le corps pourrait être l’un des témoins ?