Le rideau se lève sur un cygne et sa danseuse, tout de noirs vêtus, clapotant dans une bulle aux allures de ventre maternel. Tout est dans ce symbolisme initial : la fusion androgyne, l’oeuf du monde, la mort prochaine... Mais bientôt ce sont d’autres volatiles, cette fois immaculés, qui traversent l’arrière-scène, transformée en canal aquatique : indifféremment, femmes et cygnes blancs s’exposent dans l’élément liquide.
Pas de vilain petit canard dans cette jolie volière : c’est la grâce de l’oiseau, découverte dans La Confidence des oiseaux (2012), que sonde le chorégraphe Luc Petton dans Swan. L’exploration du mouvement devient « déterritorialisation » - Deleuze, toujours, nous dit le chorégraphe. En effet, l’humain délaisse son enveloppe de peau et revêt les plumes du cygne, il prend part à une alliance permise par un long travail avec les oiseaux, hors planches. Tandis que ces derniers acceptent d’entrer dans l’espace social de la scène, les danseuses se mêlent à leur groupe, adoptent leur démarche et leur langage, exploitent les vertèbres supplémentaires qu’elles se rêvent, se prêtent à la douceur et aux heurts d’une vie animale. Elles font œuvre de zooësie, philosophie derridienne qui transgresse la ligne de fracture entre l’humain et l’animal. Si le lien entre les espèces se fait évidence – le corps – l’expérience à laquelle les danseuses le contraignent, rend cette porosité plus douloureuse : le mouvement qui se déploie est originel et continu, enfoui dans la mémoire des corps à plume et à chair. On soupçonne toutefois que le chemin est bien plus douloureux pour les chairs que les plumes : trop de naturalisme dans le mimétisme animal ? On souffre avec les danseuses qui parviennent à nous laisser croire à l’harmonie et à la grâce, malgré les coups de bec répétés des volatiles !
La présence des cygnes n’était pas indispensable au déploiement de la métamorphose : le mouvement synchronique des humains sur scène suffit à épouser la forme même de l’envol et de la chute, de l’harmonie du groupe et du conflit, à retracer le chemin rétrospectif du désir de l’autre et de la quête intuitive de soi. A trop s’attacher à la face lunaire du cygne, qui en fait une des métamorphoses de la femme, Luc Petton semble oublier que l’animal n’est pas que symbole de féminité et de fécondité. L’oiseau noir, qui ouvre son œuvre, la place pourtant sous le cygne de l’ambivalence. « Le cygne est féminin dans la contemplation des eaux lumineuses, il est masculin dans l’action. Pour l’inconscient, l’action est un acte. Pour l’inconscient, il n’y a qu’un acte… » Ces quelques mots de Bachelard renversent l’épiphanie de la lumière, confondent les polarités figées par le symbolisme du mythe en un désir unique, celui de la fusion des corps.
L’interpénétration des corps des oiseaux et des femmes, de ceux des danseuses entre elles, donne dès lors aux migrations de ces corps sur scène un sens charnel, qui nourrit un chant nouveau. Selon le mythe, né du Phédon, c’est à l’approche de la mort que le cygne chante : « A ce que je vois, vous me croyez inférieur aux cygnes pour la divination. Quand ils sentent approcher l’heure de leur mort, les cygnes chantent ce jour-là plus souvent et plus mélodieusement qu’ils ne l’ont jamais fait, parce qu’ils sont joyeux de s’en aller chez le dieu dont ils sont les serviteurs. » affirme Socrate. Le compagnon d’Apollon, chantre du poète et de la poésie, chante en réalité bien plus que la mort sur la scène de la Maison de la danse : il chante le désir primaire, avant le terme fatal à l’exaltation.