CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

A corps perdu : corps et gender studies

Introduction

Elsa DORLIN, Hélène ROUCH et Dominique FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL ont coor­donné en 2005 un ouvrage col­lec­tif inti­tulé « Le corps entre sexe et genre ». Cette for­mule pour­rait servir de pro­blé­ma­ti­que géné­rale à l’inter­ven­tion que nous avons pré­pa­rée ensem­ble. Entre l’essen­tia­li­sa­tion du « tout est nature » et le cons­truc­ti­visme radi­cal pour lequel « tout est culture », entre le mar­teau du sexe et l’enclume du genre, entre ces deux assi­gna­tions théo­ri­ques, com­ment (re)penser le corps ? Comment, depuis sa nais­sance dans les années 50 et son appro­pria­tion par la pensée fémi­niste, le concept de « genre » a-t-il été arti­culé à celui du corps ? Qu’est-ce que le genre fait au corps ? Permet-il de le resi­tuer, de le recontex­tua­li­ser et de le repen­ser ? Risque-t-il, dans le sillage des théo­ries post­mo­der­nes et du « lin­guis­tic turn », de le déréa­li­ser, de le déma­té­ria­li­ser et fina­le­ment de le nier, de l’occulter ? Comment éviter la fuite en avant vers l’abs­trac­tion sans pour autant renier les acquis essen­tiels du « genre », plus que jamais « caté­go­rie utile d’ana­lyse » (pour repren­dre les mots de Joan SCOTT) à l’heure des débats vio­lents sur la ques­tion du mariage et de l’adop­tion des cou­ples homo­sexuels ? En d’autres termes, la pensée du genre peut-elle encore être une pensée du corps ?

Ce sont ces ques­tions que nous allons tenter d’abor­der ce matin en pro­po­sant trois grands moments :

Un pre­mier moment consa­cré à l’his­toire de l’émergence et de l’uti­li­sa­tion de la caté­go­rie du genre dans la pensée et la lutte fémi­nis­tes : « Mon corps est un autre ? La longue marche du concept de genre dans la théo­rie fémi­niste »

Un deuxième temps centré plus par­ti­cu­liè­re­ment sur l’apport de Judith BUTLER, son cons­truc­ti­visme radi­cal selon lequel le sexe/corps est déjà du genre. Nous nous lan­ce­rons alors, peut-être à corps perdu, dans une lec­ture de BUTLER

Enfin, nous par­ti­rons des débats sus­ci­tés par les textes de l’auteure de Trouble dans le genre autour de la maté­ria­lité des corps (cette maté­ria­lité qu’une concep­tion trop radi­cale du genre mena­ce­rait de nous faire perdre de vue) pour donner deux exem­ples de recher­che qui nous sem­blent pou­voir sortir de l’aporie d’un corps pris entre sexe et genre.

Mon corps est un autre ? La longue marche du concept de genre dans la théorie féministe

Sortir de la matrice : l’apparition du concept de genre dans la pensée féministe

« Tota mulier in utero » : le temps de l’identité sexuelle

Le XIXe siècle fran­çais serait le « siècle de la matrice », l’acmé des temps longs de l’Histoire où les femmes auraient été résu­mées à leur sexe : les pro­grès de la science seraient en effet venus sou­te­nir la théo­rie qui les assi­gnait à leur corps, à n’être qu’un corps, et aurait ren­forcé la « natu­ra­lité » de la domi­na­tion fémi­nine. La science ren­force ce que nous appe­lons aujourd’hui « les genres »1. L’adage « Tota mulier in utero » est alors le pré­sup­posé du dis­cours des auto­ri­tés, mas­cu­li­nes, de l’époque, qu’elles soient poli­ti­ques, scien­ti­fi­ques ou artis­ti­ques. « Nature ne fait rien en vain  », tel serait le fron­tis­pice de l’archi­tec­ture théo­ri­que des rap­ports de sexe d’un 19e siècle natu­ra­liste. Chez les uns comme chez les autres, ce moment – que l’on peut faire durer jusqu’en 1949 et la publi­ca­tion par Simone DE BEAUVOIR du Deuxième Sexe –est celui du déter­mi­nisme bio­lo­gi­que, ou de l’iden­tité sexuelle. L’indis­tinc­tion sexe-genre carac­té­rise ces pre­miers temps de la pensée fémi­niste. L’emploi même du terme de « genre » pour dis­tin­guer ce que nous dif­fé­ren­cions aujourd’hui entre sexe et « rôle social de sexe » pour­rait être un ana­chro­nisme. Certes, les contem­po­rains avaient cons­cience qu’il y avait des rôles dévo­lus à chaque sexe : mais le sexe indui­sait ce que nous appel­le­rions le genre sans que les deux soient dis­tin­gués, puisqu’ils étaient intrin­sè­que­ment liés dans le cadre d’un para­digme causal. Il y a, pour repren­dre les mots de Nicole-Claude MATTHIEU, « une cor­res­pon­dance homo­lo­gi­que » entre sexe et genre2. La com­plé­men­ta­rité bio­lo­gi­que, per­cep­ti­ble dans la dif­fé­rence des corps, induit des rôles dif­fé­rents. Dans le dis­cours domi­nant des auto­ri­tés scien­ti­fi­ques, lit­té­rai­res et poli­ti­ques, le corps fémi­nin étant plus impar­fait, ce donné natu­rel impli­que une hié­rar­chie des sexes. Cette per­cep­tion du monde se tra­duit au niveau d’une sym­bo­li­que orga­ni­que : le cer­veau et donc l’esprit est asso­cié au mas­cu­lin, la femme à l’utérus, à la matière, au corps. Les femmes sont donc entiè­re­ment du côté du corps, et leur rôle social en découle3.

C’est dans ce contexte qu’émerge la lutte fémi­niste. L’essen­tia­lisme qui carac­té­rise le 19e siècle est d’ailleurs par­tagé par un cer­tain nombre de fémi­nis­tes – pas par toutes, notam­ment le fémi­nisme essen­tia­liste qui fera des vertus natu­rel­les des femmes le fon­de­ment de son action. Le fémi­nisme égalitaire peut être inter­prété comme annon­çant un pre­mier refus de l’essen­tia­lisme, si ce n’est dif­fé­ren­tia­liste, du moins iné­ga­li­taire. Se fon­dant sur l’uni­ver­sa­lité de la raison et contes­tant l’uni­ver­sa­lité man­quée de la Révolution Française, il reven­di­que des droits égaux pour les hommes et pour les femmes. Il ne remet cepen­dant pas en cause l’idée d’une dif­fé­rence natu­relle, mais d’une iné­ga­lité : le genre, entendu comme il le sera en pre­mier lieu comme sexe social, n’es pas dis­tin­gué du sexe, les deux ne sont pas encore pensés comme deux choses dif­fé­ren­tes. Si l’on reprend la défi­ni­tion de Naomi SCHOR dans sa contri­bu­tion à l’ouvrage Féminismes au pré­sent diri­gée par Michèle RIOT-SARCEY, le fémi­nisme se fonde encore sur « la convic­tion que la femme pos­sède une essence, que la femme a une spé­ci­fi­cité qui tient en un ou plu­sieurs attri­buts innés qui défi­nis­sent, abs­trac­tion faite des dis­tinc­tions cultu­rel­les et des époques, son être stable en l’absence duquel elle cesse d’être clas­sée comme femme »4. Le sujet des pre­miers moments du fémi­nisme, unifié et trans­cultu­rel, cor­res­pon­drait alors à ce que Judith BUTLER dénonce lorsqu’elle évoque les « genres intel­li­gi­bles », c’est-à-dire ceux qui main­tien­draient « une cohé­rence et une conti­nuité entre le sexe, le genre, la pra­ti­que sexuelle et le désir »56. « La femme » était donc le sujet du fémi­nisme, même si des cri­ti­ques se fai­saient déjà enten­dre sur son manque de repré­sen­ta­ti­vité (il s’agit de toute la cri­ti­que sur le fémi­nisme bour­geois). Cette pre­mière confi­gu­ra­tion est encore per­cep­ti­ble dans l’entre-deux guer­res : une grande partie du fémi­nisme se reven­di­que comme fémi­nin pour s’étendre aux masses, via une assi­gna­tion volon­taire à l’iden­tité fémi­nine, aux normes qui défi­nis­sent la fémi­nité à partir des « vertus natu­rel­les », c’est à dire liées à leur corps (dont la mater­nité) des femmes. Le fémi­nisme dif­fé­ren­tia­liste n’est cepen­dant pas l’apa­nage de « l’avant-du-genre » : dans les années 1970, dans le sillage du MLF, se cons­ti­tuent des fémi­nis­mes dif­fé­ren­tia­lis­tes, telle la ten­dance Psychépo d’Antoinette Fouque.

« On ne nait pas femme, on le devient » : l’irréversible divorce de la nature et de la culture

En 1949, la paru­tion du Deuxième Sexe de Simone DE BEAUVOIR vient bou­le­ver­ser ce pre­mier para­digme d’intel­lec­tion, inau­gu­rant les fémi­nis­mes que l’on a pu qua­li­fier de la « deuxième vague7 ». Cette pre­mière révo­lu­tion tient à la prise en compte par les Féministes de l’impos­si­bi­lité de trans­for­mer une situa­tion natu­relle : les pré­sup­po­sés essen­tia­li­sant du combat fémi­niste étaient une aporie. Désormais, la dif­fé­rence avec les hommes est perçue non comme la consé­quence iné­vi­ta­ble du bio­lo­gi­que mais comme une cons­truc­tion sociale hié­rar­chi­que. Avant même donc que ne soit for­mulé le concept de « genre », celui-ci était pré­sup­posé. C’est sur ce nou­veau para­digme que s’appuiera le fémi­nisme égalitariste, autre grand cou­rant du fémi­nisme radi­cal qui émerge dans les années 1970 dans le cadre du Mouvement de Libération des Femmes. Il s’agit d’un fémi­nisme maté­ria­liste.

Le concept appa­raît en pre­mier lieu chez un méde­cin, Robert STOLLER qui, dans le cadre des pro­ces­sus de réas­si­gna­tion de sexe chez les trans­sexuels, intro­duit en 1955 la dif­fé­rence entre le sexe bio­lo­gi­que et l’iden­tité de sexe. Il reprend cette dis­tinc­tion en 1968 et parle cette fois-ci de « genre ». Cette dis­tinc­tion est reprise par les fémi­nis­tes. Pour la pre­mière fois en 1972, Ann OAKLEY évoque le sexe comme étant la dis­tinc­tion bio­lo­gi­que entre le mâle et la femelle, et le genre comme une dis­tinc­tion cultu­relle entre rôles sociaux, appuyée sur les dif­fé­ren­ces bio­lo­gi­ques. Le genre est ainsi dans la lutte fémi­niste un ins­tru­ment de déna­tu­ra­li­sa­tion du social qui rend pos­si­ble l’action. Le genre est donc défini, dans cette pre­mière période, comme le « sexe social ». Louise NICHOLSON évoque l’entrée dans l’ère du « fon­da­tion­na­lisme bio­lo­gi­que » : sans natu­ra­li­ser le genre, les adep­tes de cette théo­rie accep­tent qu’il y ait une donnée pre­mière, le sexe d’un corps, sur lequel sont gref­fées des carac­té­ris­ti­ques cons­trui­tes socia­le­ment (d’où le fait que le corps dans sa maté­ria­lité soit pré­sent dans la seconde vague fémi­niste comme objet de la lutte des femmes, via notam­ment par exem­ple le combat pour l’avor­te­ment). Entre sexe et genre existe une cor­res­pon­dance ana­lo­gi­que. Cette dis­tinc­tion n’empê­che cepen­dant pas le main­tien d’une caté­go­rie « femmes » uni­fiée dans la lutte, non plus dans l’expé­rience par­ta­gée d’un même corps natu­ra­lisé et d’une iden­tité bio­lo­gi­que com­mune mais dans un rôle social par­tagé, des carac­té­ris­ti­ques cons­trui­tes et uni­ver­sel­le­ment vécues, et dans celle des iné­ga­li­tés liées à ce rôle social. De « la femme », le sujet du fémi­nisme est devenu « les femmes ».

Chassez le naturel, il revient au galop

On voit cepen­dant rapi­de­ment l’impasse de cette concep­tua­li­sa­tion, qui reste aujourd’hui popu­laire chez un cer­tain nombre de fémi­nis­tes (fémi­nis­tes radi­ca­les, libé­ra­les,…) en ce qu’elle laisse le sexe inques­tionné, et par­tant « rena­tu­ra­lise » les femmes : la dif­fé­rence sexuelle reste irré­mé­dia­ble­ment natu­relle, et conduit là encore la lutte fémi­niste dans une impasse, en don­nant prise à un dis­cours sur l’irré­duc­ti­bi­lité de la dif­fé­rence (et donc, pour cer­tains, des iné­ga­li­tés). Certaines fémi­nis­tes, dont les fémi­nis­tes dites maté­ria­lis­tes et les post­mo­der­nes, et parmi elles Judith BUTLER ont donc entre­pris de cri­ti­quer cette pers­pec­tive qui n’en finit pas tota­le­ment selon elles avec l’essen­tia­lisme. Le choix de Judith BUTLER pour illus­trer cette « troi­sième vague » de la théo­rie fémi­nisme vient de son rôle cen­tral pour le fémi­nisme post­mo­derne, dont elle est une – voire la – figure de réfé­rence.

On ne naît pas femelle on le devient : La critique du « sexe social » et le deuxième âge du genre chez Judith BUTLER

Haro sur « les femmes »

Judtih BUTLER montre dans Trouble dans le genre les dan­gers d’une caté­go­rie « femmes » uni­taire posée anté­rieu­re­ment comme sujet (et objet) de la lutte fémi­niste, comme un préa­la­ble à celle-ci (celle-ci s’avé­rant coer­ci­tive et régu­la­trice)8 : la caté­go­rie femmes doit être désu­ni­ver­sa­li­sée et contex­tua­li­sée. La cri­ti­que de la caté­go­rie « des femmes », pseudo-uni­ver­sa­li­sante, qui ne tient pas compte des mul­ti­pli­ci­tés d’expé­rien­ces et de vécus, s’ins­crit dans l’appro­che post­mo­derne du sujet, qui vient bous­cu­ler la concep­tion car­té­sienne du sujet comme préexis­tant à lui-même et à ses déter­mi­na­tions, et est une des carac­té­ris­ti­ques des fémi­nis­mes de la « troi­sième vague », cons­truc­ti­viste et post­mo­derne, qui émerge dans les années 1990. Il faut pour BUTLER tenir compte de tous les régi­mes de pou­voir qui vien­nent mar­quer les corps – le genre aussi bien que la race, par exem­ple. La caté­go­rie « les femmes » des fémi­nis­mes de la « deuxième vague » n’est pas pour elle plus per­ti­nente que celle de « la femme » des fémi­nis­tes de la pre­mière vague.

Cette cri­ti­que du sujet du fémi­nisme s’ins­crit dans une remise en ques­tion de la dis­tinc­tion sexe/genre uti­li­sée par la théo­rie fémi­niste. Pour Butler en effet, « la dis­tinc­tion sexe/genre intro­duit un cli­vage au cœur du sujet fémi­niste9 ». Si le genre ne découle plus du sexe natu­rel­le­ment, il y a donc « une dis­conti­nuité radi­cale entre le sexe du corps et les genres cultu­rel­le­ment cons­truits10 ». Le genre n’est alors plus un sys­tème binaire : même en admet­tant qu’il y a deux sexes, il n’y a pas néces­sai­re­ment deux genres, ou alors on sup­pose un rap­port mimé­ti­que entre sexe et genre, celui-ci étant néces­sai­re­ment lié au corps.

La cri­ti­que du sujet fémi­niste par BUTLER passe ainsi par celle de la cons­ti­tu­tion du sujet/objet de la lutte dans la stra­té­gie de la repré­sen­ta­tion fémi­nine, qui repose sur la cohé­rence du sexe et du genre. D’une part le sujet fémi­niste ne prend pas en compte la diver­sité des contex­tes cultu­rels et des expé­rien­ces fémi­ni­nes, mais aussi les iden­ti­tés de genre « inin­tel­li­gi­bles ». D’autre part, pos­tu­ler un tel sujet unifié échoue à pren­dre en compte le lien entre la pro­duc­tion du genre comme contrai­gnant et un régime poli­ti­que qui est celui, comme nous le ver­rons, de l’hété­ro­sexua­lité obli­ga­toire, de la « matrice hété­ro­sexuelle », qui pro­duit – dans une pers­pec­tive fou­cal­dienne – les genres, les désirs et les corps néces­sai­res à sa per­pé­tua­tion. Le genre, la sexua­lité, l’orien­ta­tion sexuelle et l’iden­tité sexuelle ont été cons­truit comme liés et cohé­rents dans cadre d’une matrice de pou­voir hété­ro­nor­ma­tive, sti­pu­lant par exem­ple qu’une femme nais­sant avec des carac­té­ris­ti­ques femel­les doive avoir le genre cor­res­pon­dant (elle rejoint ici Monique WITTIG). BUTLER rejette, comme les fémi­nis­tes qui l’ont pré­cé­dée, ce lien struc­tu­rel : « il n’y a pas de lien direct de cau­sa­lité ou d’expres­sion entre le sexe, le genre, la pré­sen­ta­tion de genre, la pra­ti­que sexuelle, la sexua­lité », donc pas de lien impli­cite entre le corps natu­rel­le­ment sexuée et « l’iden­tité de genre ».

La culture comme destin

BUTLER va plus loin dans sa cri­ti­que, remet­tant en cause les pré­sup­po­sés mêmes du fémi­nisme et la « posi­tion fémi­niste de type huma­niste » selon lequel le genre est un « attri­but d’une per­sonne dont la carac­té­ris­ti­que est d’être une sub­stance qui n’est pas encore genré, appelé « per­sonne » », tou­jours dans le cadre de sa cri­ti­que du sujet fémi­niste. Si le genre est une inter­pré­ta­tion plu­rielle du sexe, s’il y a une dis­conti­nuité radi­cale entre le sexe du corps et le genre cultu­rel­le­ment cons­truits, cela rend impos­si­ble une unité du sujet. Le fémi­nisme dans sa concep­tion du genre comme « sexe social » est passé d’une caté­go­rie défi­nie par le bio­lo­gi­que à une caté­go­rie défi­nie par le social, avec un risque de « réi­fi­ca­tion du genre ». Chez Beauvoir, on ne naît pas femme on le devient, mais on le devient néces­sai­re­ment, sous l’effet de la contrainte sociale. Cette évolution est à son tour nor­ma­tive et fait passer le destin de la bio­lo­gie à la culture, en pré­sen­tant le corps comme un simple véhi­cule auquel on atta­che des signi­fi­ca­tions.

Le refus du déjà-là

Il faut à notre sens ins­crire cette réflexion de BUTLER dans sa concep­tion du sujet, puis­que le moment est venu pour elle de repen­ser le mot d’ordre de cons­truire un sujet fémi­niste, et plus lar­ge­ment les cons­truc­tions onto­lo­gi­ques de l’iden­tité.

Butler rejette ce qu’elle appelle la « méta­phy­si­que de la sub­stance », il n’existe pas pour elle de sujet pré­so­cial qui pré­cé­de­rait les pro­ces­sus dis­cur­sifs qui le cons­trui­sent. Elle refuse donc à la fois l’essen­tia­lisme, qui lie néces­sai­re­ment une iden­tité à un corps natu­rel­le­ment dif­fé­ren­cié, et le sub­stan­tia­lisme, c’est-à-dire l’idée d’un indi­vidu pré­cé­dant ses déter­mi­na­tions socia­les : Il y a donc, chez Judith BUTLER, le refus d’un déjà-là, avant les pro­ces­sus nor­ma­tifs qui cons­trui­sent l’iden­tité. Dans la cons­truc­tion de l’iden­tité de genre, cela se carac­té­rise par le refus d’un corps préexis­tant, d’une expé­rience cor­po­relle pré­cé­dant la média­tion sociale Si les fémi­nis­tes maté­ria­lis­tes et post­mo­der­nes ne nient pas qu’il existe des orga­nes géni­taux, elles affir­ment que ces dif­fé­ren­ces n’ont en elle aucune valeur. Louise NICHOLSON parle pour ce troi­sième para­digme d’intel­lec­tion du sexe/genre de « cons­truc­ti­visme social »11, troi­sième temps que nous détaille­rons ulté­rieu­re­ment lors de l’ana­lyse de la concep­tion du genre chez BUTLER.

So French ! (theory) : l’essentialisme, le substantialisme et l’universalisme font de la résistance

Judith BUTLER déve­loppe sa cri­ti­que à tra­vers l’ana­lyse de la pensée de trois auteu­res fémi­nis­tes fran­çai­ses12 : Simone de BEAUVOIR, Luce IRIGARAY et Monique WITTIG, qui entrent aux Etats-Unis dans le corpus de la french theory13.

BEAUVOIR et le maintien du phallogocentrisme essentialiste, en toute distinction

Pour Simone DE BEAUVOIR, dans Le Deuxième Sexe, le mâle est tou­jours assi­gné au sujet uni­ver­sel, la femme étant l’autre per­pé­tuel, sin­gu­lier, incarné. Le mâle a le statut de l’esprit ration­nel, tandis que le corps est assi­gné au fémi­nin. On retrouve donc la dis­tinc­tion que l’on avait sou­li­gnée dans l’anti-fémi­nisme du 19e : si celle-ci ne se dit plus clai­re­ment, elle reste au niveau du sym­bo­li­que et des schè­mes de pensée.

BUTLER repro­che alors d’une part à Beauvoir de main­te­nir la « hié­rar­chie du genre impli­cite » de la dis­tinc­tion : l’impos­si­bi­lité beau­voi­rienne de sortir de la domi­na­tion mas­cu­line impli­que un main­tien du phal­lo­go­cen­trisme. BEAUVOIR, en main­te­nant le dua­lisme corps/esprit, main­tien­drait une cer­taine forme d’essen­tia­lisme, en pos­tu­lant l’exis­tence d’un corps « indé­pen­dant » (et donc la dis­tinc­tion car­té­sienne entre liberté et corps). Or, comme nous le ver­rons, pour BUTLER, le corps est une cons­truc­tion.

Luce IRIGARAY et la ten­ta­tion uni­ver­sa­li­sante

BUTLER sou­tient qu’IRIGARAY14 élargit la cri­ti­que fémi­niste en s’atta­chant aux struc­tu­res épistémologiques de la signi­fi­ca­tion, et donc aux dis­cours qui pro­dui­sent le fémi­nin. La dif­fé­rence sexuelle n’est pas un fait, mais un pro­duit des struc­tu­res de lan­gage. Pour IRIGARAY, le pro­blème n’est pas comme pour BEAUVOIR l’infé­rio­rité des femmes, mais le fait qu’elles soient exclues des struc­tu­res de lan­gage exis­tan­tes, dans le cadre d’une économie phal­lo­go­cen­tri­que de la signi­fi­ca­tion. Elle sou­tient que le sexe fémi­nin n’est pas repré­senté, alors que BEAUVOIR le montre comme marqué (alors que le sexe mâle ne l’est pas). Alors que cette der­nière défi­nit les femmes comme « l’autre » per­pé­tuel, et inter­prète la domi­na­tion mas­cu­line comme « la réci­pro­cité man­quée d’une dia­lec­ti­que asy­mé­tri­que15 », IRIGARAY argu­mente elle que « l’autre » reste une caté­go­rie du dis­cours mas­cu­lin, et que les femmes sont en fait « l’irre­pré­sen­ta­ble », ce « sexe qui n’en est pas un ». Le sexe, dans le dis­cours mas­cu­li­niste, et « l’autre sexe » (les femmes) sont donc une cons­truc­tion lin­guis­ti­que, et « le fémi­nin ne pour­rait jamais être la marque du sujet16 ».La seule pos­si­bi­lité d’échapper à la marque du genre est alors de pro­duire une économie de la signi­fi­ca­tion alter­na­tive.

Une double cri­ti­que peut alors être adres­sée à IRIGARAY. Comme le montre Monique WITTIG, ce para­digme repose sur une dif­fé­rence sexuelle essen­tia­liste en appa­rence : la dif­fé­rence sexuelle semble être dans son ana­lyse un impon­dé­ra­ble, et donc un retour indi­rect du corps comme « natu­rel ». D’autre part, son ana­lyse ne tient pas compte de la diver­sité cultu­relle pour BUTLER, et celle-ci risque ainsi d’aller vers un cadre uni­ver­sa­li­sant des femmes, et donc de repro­duire la cons­ti­tu­tion d’un sujet de la lutte fémi­niste qui échoue à tenir compte de la mul­ti­pli­cité des expé­rien­ces des femmes et qui soit donc exclu­sif.

Monique WITTIG et le retour de la substance

BUTLER sou­li­gne que ni BEAUVOIR, ni IRIGARAY n’exa­mi­nent la manière dont leur ana­lyse du sexe est struc­tu­rée par l’économie hété­ro­sexuelle, qui ins­ti­tue une bina­rité sexuelle dans le cadre d’un sys­tème de pensée hété­ro­sexuelle. Pour WITTIG17, dans le cadre d’une ana­lyse fémi­niste maté­ria­liste, la caté­go­rie de sexe est une caté­go­rie poli­ti­que qui fonde la société en tant qu’hété­ro­sexuelle. Judith BUTLER rejoint ainsi Monique WITTIG lorsqu’elle sou­tient, comme nous le ver­rons par la suite, que dans le cadre de la « matrice hété­ro­sexuelle », les corps sont pro­duits selon une logi­que de dif­fé­ren­cia­tion sexuée binaire. Il n’y a donc pas de corps préexis­tant au genre.

S’il n’y a pas de « déjà-là » des sexes chez Monique WITTIG, il semble pour Butler qu’il y ait chez elle un « déjà-là » de l’être : « WITTIG consi­dère que le sujet, la per­sonne a une inté­grité qui pré­cède le social et la marque du genre »18. Cela appa­raît pour Butler dans la solu­tion qu’elle pré­co­nise pour trans­for­mer le statut des femmes : la des­truc­tion de la caté­go­rie de sexe et de la classe « des femmes » qui fonc­tionne comme un concept pri­mi­tif19 (c’est ce que Monique WITTIG défi­nit comme « la pensée straight »), pour faire adve­nir les femmes comme sujet uni­ver­sel (alors qu’il n’y jusque là que les hommes qui soient des per­son­nes et un seul genre, le fémi­nin). Elle pro­pose de le faire via la des­truc­tion de l’hété­ro­sexua­lité, au profit d’une sexua­lité poly­mor­phe qui ne soit pas orga­ni­sée autour d’une dif­fé­rence géni­tale binaire. Il s’agit donc d’une modi­fi­ca­tion du sys­tème d’orga­ni­sa­tion des corps, via une trans­for­ma­tion poli­ti­que des concepts clés. BUTLER cri­ti­que cette appro­che, et plus lar­ge­ment celles des fémi­nis­tes pro-sexe, qui consiste à poser une sexua­lité en dehors du pou­voir comme « une impos­si­bi­lité cultu­relle et un rêve poli­ti­que irréa­li­sa­ble » : elle affirme, dans une pers­pec­tive très fou­cal­dienne, que les sexua­li­tés, mêmes non hété­ro­sexuel­les, sont tou­jours pro­dui­tes par le pou­voir hété­ro­sexuel.

Cette idée est pour BUTLER basée sur une notion huma­niste de « per­sonne », pré­gen­rée, pré­so­cia­li­sée, carac­té­ri­sée par la liberté20. Ainsi, dans La pensée straight, Monique WITTIG écrit-elle « une nou­velle défi­ni­tion de la per­sonne et du sujet pour toute l’huma­nité ne peut-être trou­vée qu’au-delà des caté­go­ries de sexe » : il fau­drait donc trou­ver un sujet en-dehors, ce qui n’est pas viable pour BUTLER pour qui tout sujet est le pro­duit des normes. La les­bienne, qui ne signi­fie rien dans le cadre de l’économie hété­ro­sexuelle, puisqu’elle n’a pas de rela­tions sexuel­les avec le sexe opposé, est le moyen de ren­ver­ser le sys­tème de sexe. Elle est pour WITTIG dans une situa­tion phi­lo­so­phi­que­ment (et poli­ti­que­ment) au-delà des caté­go­ries de sexe. Or pour BUTLER, cet au-delà s’appuie sur un déjà-là, l’idée d’une per­sonne qui pré­cé­de­rait ses déter­mi­na­tions. Et cette méta­phy­si­que de la sub­stance est « res­pon­sa­ble de la pro­duc­tion et de la natu­ra­li­sa­tion de la caté­go­rie même du sexe »21, donc de l’échec du fémi­nisme. La stra­té­gie de WITTIG com­prend mal pour elle la struc­ture du pou­voir hété­ro­nor­ma­tif, qui pro­duit les sujets. Pour elle, résis­ter au pou­voir de l’inté­rieur est l’unique option, tandis qu’ima­gi­ner quel­que chose à l’exté­rieur du pou­voir est un effet de pou­voir. Cette résis­tance est pos­si­ble parce que pour BUTLER, le genre n’est pas quel­que chose qu’on a ou qu’on est, mais qu’on fait, selon une théo­rie de la per­for­ma­ti­vité du genre.

Le sexe précède le genre : BUTLER et le corps perdu (Corps dénaturalisé, corps déréalisé)

Le corps dénaturalisé, le genre redéfini

La pro­po­si­tion la plus forte de BUTLER consiste donc à remet­tre en cause l’oppo­si­tion sexe/genre cal­quée sur l’oppo­si­tion nature/culture. Cette oppo­si­tion natu­ra­lise le corps, le fige comme fon­de­ment natu­rel indu­bi­ta­ble sur lequel vien­nent se gref­fer des signi­fi­ca­tions cultu­rel­les : « on figure le corps comme un simple ins­tru­ment ou un véhi­cule aux­quels on atta­che un ensem­ble de signi­fi­ca­tions cultu­rel­les qui leur sont exter­nes22. Au contraire, pour BUTLER, le sexe est tou­jours déjà du genre, « le sexe est par défi­ni­tion, du genre de part en part », c’est-à-dire que le corps est également un cons­truit, un pro­duit. Le corps n’est donc pas la cause mais l’effet du genre.

Très influen­cée par la phi­lo­so­phie fran­çaise du post­struc­tu­ra­lisme et de la décons­truc­tion, la fameuse « French Theory », Judith BUTLER s’appuie notam­ment sur les tra­vaux de FOUCAULT. Elle montre com­ment FOUCAULT a ouvert la voix à cette affir­ma­tion radi­cale, le genre pré­cède le sexe (Christine DELPHY), en mon­trant que « la caté­go­rie de sexe, qu’elle soit mas­cu­line ou fémi­nine, est pro­duite par une économie régu­la­trice dif­fuse de la sexua­lité »23. « Pour FOUCAULT, être sexué, c’est être assu­jetti à un ensem­ble de régu­la­tions socia­les, c’est faire que la loi gou­ver­nant ces régu­la­tions cons­ti­tue à la fois le prin­cipe for­ma­teur du sexe, du genre, des plai­sirs et des désirs d’une per­sonne et le prin­cipe her­mé­neu­ti­que d’inter­pré­ta­tion de soi »24. C’est toute la concep­tion du pou­voir et du sujet de FOUCAULT qui inté­resse ici BUTLER : le pou­voir ne s’exerce pas qu’en néga­tif (la répres­sion, l’inter­dic­tion, la muti­la­tion), il est aussi pro­duc­tif/pro­duc­teur, en l’occur­rence pro­duc­teur du genre et des corps. Il ne peut donc y avoir de corps avant, en deçà ou au-delà de la Loi : il n’y a pas, comme l’écrit FOUCAULT, de « lieu du grand Refus ». L’idée d’un corps vierge de la Loi, pré­dis­cur­sif, autre­ment dit l’idée d’un corps authen­ti­que, natu­rel, est pour BUTLER une illu­sion pro­duite par le sys­tème de genre qui s’atta­che à se dis­si­mu­ler comme cons­truc­tion et à natu­ra­li­ser le pro­duit de cette cons­truc­tion. Comme le résume très bien Elsa DORLIN dans Sexe, genre et sexua­li­tés, « le genre est ce qui cons­truit le carac­tère fon­da­men­ta­le­ment non cons­truit du sexe25  ».

Rompre avec cette illu­sion d’un corps pur, corps bio­lo­gi­que dégagé de toute signi­fi­ca­tion sociale et cultu­relle cons­ti­tue une impor­tante entre­prise de déna­tu­ra­li­sa­tion du corps et de redé­fi­ni­tion du genre. Le genre n’est plus l’inter­pré­ta­tion socio­cultu­relle d’un corps soi-disant bio­lo­gi­que mais à la fois le sys­tème pro­duc­teur des corps et le résul­tat de ce sys­tème. Le genre est à la fois pro­ces­sus de pro­duc­tion du sexe et pro­ces­sus d’invi­si­bi­li­sa­tion, de natu­ra­li­sa­tion de cette pro­duc­tion. Judith BUTLER : « le genre dési­gne pré­ci­sé­ment l’appa­reil de pro­duc­tion et d’ins­ti­tu­tion des sexes eux-mêmes (…) ; c’est (…) l’ensem­ble des moyens dis­cur­sifs/cultu­rels par quoi « la nature sexuée » ou un « sexe natu­rel » est pro­duit et établi dans un domaine « pré­dis­cur­sif », qui pré­cède la culture, telle une sur­face poli­ti­que­ment neutre sur laquelle inter­vient la culture après coup  ».26

Dans la lignée de FOUCAULT, BUTLER pense donc le corps comme tou­jours pris au cœur d’un ensem­ble de dis­cours, de pra­ti­ques dis­ci­pli­nai­res qui le façon­nent pour le faire entrer dans un matrice d’intel­li­gi­bi­lité spé­ci­fi­que, celle de l’hété­ro­sexua­lité obli­ga­toire : « le sexe n’est ainsi pas sim­ple­ment ce que l’on a, ou une des­crip­tion sta­ti­que de ce que l’on est, c’est bien plutôt l’une des normes par les­quel­les « on » devient viable, sans laquelle un corps ne peut être apte à la vie au sein du domaine de l’intel­li­gi­bi­lité cultu­relle  »27. En résumé, la concep­tion du genre de Butler des­ti­tue le corps fon­de­ment natu­rel en le repla­çant au terme de la cons­truc­tion de genre et dés-inno­cente le corps en le repla­çant à l’arti­cu­la­tion de rap­ports de pou­voir et de domi­na­tions.

Le corps performatif, le corps stylisé

Il faut alors tenter d’iden­ti­fier et de com­pren­dre le fonc­tion­ne­ment et l’effi­ca­cité de ces pra­ti­ques dis­ci­pli­nai­res, se deman­der com­ment et par quoi le corps est cons­truit/pro­duit. Le sys­tème de genre crée l’illu­sion d’une inté­rio­rité, inté­rio­rité qui cons­ti­tue­rait notre véri­ta­ble iden­tité, notre « moi » authen­ti­que. Le corps ne serait alors que l’ins­tru­ment, le moyen d’expri­mer ou de révé­ler ce noyau fon­da­men­tal. Conduite, sous l’impul­sion de la « French Theory  », à une ana­lyse cri­ti­que des notions de sujet et de sub­stance, Judith BUTLER rejette la concep­tion du corps comme lieu de l’expres­sion d’un soi, d’une âme, d’un sujet achevé et auto­nome pour lui sub­sti­tuer une réflexion sur la per­for­ma­ti­vité du genre.

Je cite BUTLER : « Dire que le corps genré est per­for­ma­tif veut dire qu’il n’a pas de statut onto­lo­gi­que indé­pen­dam­ment des dif­fé­rents actes qui cons­ti­tuent sa réa­lité. Si cette réa­lité est cons­ti­tuée comme une essence inté­rieure, cela impli­que que cette inté­rio­rité est pré­ci­sé­ment l’un des effets d’un dis­cours fon­da­men­ta­le­ment social et public (…) En d’autres termes, les actes, les gestes, les désirs expri­més et réa­li­sés créent l’illu­sion d’un noyau interne et orga­ni­sa­teur du genre, une illu­sion main­te­nue par le dis­cours afin de régu­ler la sexua­lité dans le cadre obli­ga­toire de l’hété­ro­sexua­lité repro­duc­tive (…) Le fait de passer d’une ori­gine poli­ti­que et dis­cur­sive de l’iden­tité de genre à un « noyau » psy­cho­lo­gi­que exclut qu’on ana­lyse la cons­ti­tu­tion poli­ti­que du sujet genré et les idées toutes faites sur l’indi­ci­ble inté­rio­rité de son sexe ou de sa véri­ta­ble iden­tité  »28. En d’autres termes, comme l’expli­que Eric FASSI dans sa pré­face, « le genre n’est pas notre essence, qui se révè­le­rait dans nos pra­ti­ques ; ce sont les pra­ti­ques du corps dont la répé­ti­tion ins­ti­tue le genre  ».

Comprendre com­ment les corps sont façon­nés par les sys­tè­mes de pou­voir néces­site donc de s’inté­res­ser à l’incor­po­ra­tion des normes et à la façon dont les dis­cours don­nent corps, se maté­ria­li­sent. Qu’est-ce qui donne matière aux corps ? Qu’est-ce qui les fait signi­fier ?

Judith BUTLER reprend les ana­ly­ses lin­guis­ti­ques d’AUSTIN pour penser cette incor­po­ra­tion des normes et cette maté­ria­li­sa­tion des dis­cours. AUSTIN dis­tin­gue les énoncés des­crip­tifs, décla­ra­tifs et les énoncés per­for­ma­tifs. Un énoncé per­for­ma­tif est un énoncé qui, dans un contexte social donné, fait ce qu’il dit au moment où il le dit. BUTLER parle aussi de la per­for­ma­ti­vité comme « cette dimen­sion du dis­cours qui a la capa­cité de pro­duire ce qu’il nomme ». BUTLER conçoit la per­for­ma­ti­vité du genre comme une inter­pel­la­tion sociale qui inter­vient et s’effec­tue avant même la nais­sance : l’échographe qui déclare « c’est une fille » ou « c’est un garçon » fait bien plus que cons­ta­ter un sexe (cons­tat qui pour­rait par­fois être remis en cause par des exa­mens plus pous­sés et plus com­plets) : son affir­ma­tion, appuyée par l’auto­rité que lui confère le cadre médi­cal, pro­duit ce que BUTLER appelle le « per­for­ma­tif inau­gu­ral », qui sera relayé, réi­téré, réaf­firmé par une mul­ti­tude d’autres énoncés per­for­ma­tifs. Il y a donc incor­po­ra­tion de ces énoncés et repro­duc­tion, reci­ta­tion (réci­ta­tion) de ces énoncés pour incar­ner le modèle de genre qui nous donne toute notre lisi­bi­lité sociale : nos gestes, nos actes, « au sens le plus géné­ral, sont per­for­ma­tifs, par quoi il faut com­pren­dre que l’essence ou l’iden­tité qu’ils sont censés reflé­ter sont des fabri­ca­tions, élaborées et sou­te­nues par des signes cor­po­rels et d’autres moyens dis­cur­sifs »29.

On le voit, l’incor­po­ra­tion des normes est per­mise par une réi­té­ra­tion, une répé­ti­tion indé­fi­nie d’énoncés, d’actes per­for­ma­tifs. La norme, pour être effi­cace, doit sans cesse être reci­tée, réci­tée par les corps. Les dis­cours nor­ma­tifs ins­ti­tuent donc des corps genrés capa­bles de réi­té­rer, d’effec­tuer eux-mêmes d’autres actes per­for­ma­tifs ren­dant leur corps conforme, viable c’est-à-dire lisi­ble, inter­pré­ta­ble dans et par la matrice de l’hété­ro­sexua­lité obli­ga­toire. C’est cette réi­té­ra­tion que BUTLER appelle la « sty­li­sa­tion des corps ». Se réfé­rant aux notions sar­trien­nes et fou­cal­dien­nes de « style d’être » et de « style d’exis­tence », BUTLER défi­nit le corps comme « confi­gu­ra­tion sty­li­sée » et le genre comme « style cor­po­rel », « répé­ti­tion sty­li­sée d’actes » : « L’effet du genre est pro­duit par la sty­li­sa­tion du corps et doit donc être com­pris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mou­ve­ments et de styles cor­po­rels don­nent l’illu­sion d’un soi genré dura­ble. Cette façon de for­mu­ler les choses extrait la concep­tion du genre d’un modèle sub­stan­tiel de l’iden­tité au profit d’une concep­tion qui le voit comme une tem­po­ra­lité sociale cons­ti­tuée  »30.

Cette « répé­ti­tion sty­li­sée » insère en effet la dimen­sion du temps et de la dis­conti­nuité (répé­ti­tion, réi­té­ra­tion, réci­ta­tion) au cœur de la pro­duc­tion du corps genré. Cette répé­ti­tion dis­conti­nue est en même temps condi­tion de l’effi­ca­cité du per­for­ma­tif et sa faille, la condi­tion de sub­ver­sion des normes de genre. Il serait donc pos­si­ble de faire pro­li­fé­rer les répé­ti­tions déca­lées, inco­hé­ren­tes ou illi­si­bles pour démas­quer le pro­ces­sus per­for­ma­tif et le trou­bler en défai­sant la confi­gu­ra­tion qui cons­truit la cohé­rence entre sexe, genre et sexua­lité. Serait ainsi rendue pos­si­ble une poli­ti­que du per­for­ma­tif, une puis­sance d’agir au sein même de la Loi en la fai­sant se retour­ner contre elle-même. La notion de « style » est d’ailleurs symp­to­ma­ti­que de la façon dont BUTLER tente de penser la per­for­ma­ti­vité entre déter­mi­na­tion et puis­sance d’agir au sein même et par le moyen de la contrainte : dans l’intro­duc­tion qu’elle écrit pour TG en 1999, elle se penche de nou­veau sur la ques­tion du style mais sur un autre plan (son style d’écriture) : « je pense que la ques­tion du style nous mène sur un ter­rain dif­fi­cile, que ce n’est pas un choix pure­ment indi­vi­duel ou qu’il suf­fi­rait de vou­loir pour pou­voir le contrô­ler à notre guise ». Le style n’est plus conçu, comme dans la tra­di­tion roman­ti­que, comme l’expres­sion spé­ci­fi­que d’une indi­vi­dua­lité, mais comme une tran­sac­tion.

La sty­li­sa­tion des corps but­le­riienne doit bien quel­que chose à l’habi­tus bour­dieu­sien mais s’en dis­tin­gue en ce que, ne pen­sant pas la cons­truc­tion sociale en terme d’inté­rieur/exté­rieur (l’inté­rio­rité étant une illu­sion de per­ma­nence et d’unité elle-même cons­truite), elle ne pense pas la vio­lence sym­bo­li­que et l’inté­rio­ri­sa­tion de la domi­na­tion mais pro­pose une voie vers la créa­tion de nou­vel­les confi­gu­ra­tions de genre. Il s’agit moins d’abolir le genre que le défaire et de le refaire.

Le corps déréalisé, dématérialisé

Dans Trouble dans le genre, BUTLER s’inté­resse à la figure du « drag », donc de la per­for­mance trans­genre, comme pra­ti­que du trou­ble, de la per­tur­ba­tion, de l’inquié­tude dans le genre. Lorsque nous voyons un homme habillé en femme (ou l’inverse) nous fai­sons le départ entre ce qui pour nous cons­ti­tue la réa­lité (un corps mas­cu­lin ou fémi­nin) et ce qui relève d’une appa­rence fausse trom­peuse, d’une illu­sion. BUTLER nous invite alors à nous inter­ro­ger sur le fon­de­ment de notre per­cep­tion de ce qui est réel ou irréel. Quelles sont les caté­go­ries cultu­rel­les natu­ra­li­sées qui nous per­met­tent de voir un corps comme réel ou irréel ? « c’est à cette occa­sion que l’on com­prend que ce que nous tenons pour réel (…) est en fait une réa­lité qui peut être chan­gée et trans­for­mée  »31.

La per­for­mance du « drag » se pré­sente comme une mau­vaise imi­ta­tion, une mau­vaise per­for­mance de genre. En cela, elle exhibe ce que BUTLER appelle « la struc­ture imi­ta­tive du genre », elle révèle que le genre est fon­da­men­ta­le­ment l’imi­ta­tion d’un modèle introu­va­ble, d’un modèle (mas­cu­lin ou fémi­nin) jamais tota­le­ment attei­gna­ble. La per­for­mance du « drag » est donc une paro­die du pro­ces­sus d’incor­po­ra­tion de la norme de genre qui dés­ta­bi­lise le cadre d’intel­li­gi­bi­lité hété­ro­normé en le fai­sant dys­fonc­tion­ner. Toujours dans Trouble dans le genre, BUTLER déve­loppe les poten­tia­li­tés poli­ti­ques de cette per­for­mance paro­di­que : « cette dés­ta­bi­li­sa­tion per­ma­nente des iden­ti­tés les rend flui­des et leur permet d’être signi­fiées et contex­tua­li­sées de manière nou­velle ; la pro­li­fé­ra­tion paro­di­que des iden­ti­tés empê­che que la culture hégé­mo­ni­que ainsi que ses détrac­teurs et détrac­tri­ces invo­quent des iden­ti­tés natu­ra­li­sées ou essen­tiel­les »32. Ces pages de Trouble dans le genre ont sus­cité deux gran­des cri­ti­ques adres­sées à BUTLER :

d’une part, on lui a repro­ché de livrer les dominé-e-s à eux/elles-mêmes et en ne leur offrant comme pers­pec­tive d’émancipation que la per­for­mance paro­di­que locale, indi­vi­duelle, déta­chée de tout mou­ve­ment col­lec­tif et orga­nisé

d’autre part, on a accusé le cons­truc­ti­visme radi­cal de BUTLER d’oublier la maté­ria­lité des corps, les condi­tions de vie concrè­tes dans les­quel­les ils évoluent pour poser le genre et sa sub­ver­sion, comme une simple esthé­ti­que. On peut en effet remar­quer que plus on avance vers la fin de Trouble dans le genre, et donc vers la for­mu­la­tion des idées fortes du livre, plus BUTLER recourt à des caté­go­ries issues de la lin­guis­ti­que et de l’ana­lyse lit­té­raire : per­for­ma­ti­vité, style et sty­li­sa­tion, paro­die, per­for­mance… On a pu alors repro­cher à BUTLER de tomber dans les tra­vers d’un « lin­guis­tic turn » radi­cal où le réel se rédui­rait à des jeux de dis­cours et à des repré­sen­ta­tions.

Toutefois, il faut bien rete­nir que le « drag » est une figure-limite, figure de la marge qui permet certes de trou­bler et d’inter­ro­ger le centre de la norme mais qui ne four­nit pas le « modèle de vérité du genre », le modèle banal, quo­ti­dien de la façon dont chacun effec­tue son genre : « il serait erroné de voir le drag comme le para­digme de l’action sub­ver­sive ou encore comme un modèle pour la capa­cité d’agir en poli­ti­que »33. Le « drag » pro­pose une per­for­mance, c’est-à-dire une mise en scène cons­ciente et expli­cite d’une inco­hé­rence (cari­ca­tu­rale et déréa­li­sante) entre une iden­tité inté­rieure et une appa­rence exté­rieure. Cependant, la per­for­mance est un acte théâ­tral sin­gu­lier et limité dans le temps, pro­duite par un acteur déci­dant de son jeu. La per­for­ma­ti­vité, qui est la struc­ture banale, quo­ti­dienne du genre, n’a de sens que dans et par la répé­ti­tion. Elle n’est ni tout à fait déter­mi­née ni tout à fait inten­tion­nelle, elle est à la fois per­mise et limi­tée par la contrainte, elle ne sup­pose pas de sujet à l’ori­gine de l’acte, d’acteur maître de son jeu.

Distinguer per­for­mance et per­for­ma­ti­vité (ce que BUTLER fera elle-même après la paru­tion de Trouble dans le genre dans des ouvra­ges comme Ces corps qui comp­tent) permet de ne pas sur-inter­pré­ter la figure du « drag » et de ne pas consi­dé­rer le genre comme une simple inven­tion de soi solu­ble dans la logi­que de marché, une simple esthé­ti­que de soi, un jeu libre ou une théâ­tra­li­sa­tion de soi34 : BUTLER pré­cise bien que « le genre n’est pas un arti­fice qu’on endosse ou qu’on dépouille à son gré, et donc, ce n’est pas l’effet d’un choix »35.

On peut en outre rétor­quer à ceux qui accu­sent trop rapi­de­ment BUTLER d’oublier la réa­lité des corps que son ana­lyse part des genres et des corps qu’elle appelle « non viva­bles » parce qu’ils sor­tent du cadre d’intel­li­gi­bi­lité dans lequel ils peu­vent s’ins­crire, signi­fier, être lisi­bles, c’est-à-dire sor­tent du champ de ce qui est reconnu comme humain. Comme le remar­que Elsa DORLIN, BUTLER reste atten­tive à « la force puni­tive que la domi­na­tion déploie à l’encontre de tous les styles cor­po­rels qui ne sont pas cohé­rents avec le rap­port hété­ro­normé qui pré­side à l’arti­cu­la­tion des caté­go­ries régu­la­tri­ces que sont le sexe, le genre et la sexua­lité, force puni­tive qui attente à la vie même de ces corps »36. J’ajou­te­rais que la notion de « vul­né­ra­bi­lité », que BUTLER déve­loppe ample­ment ces der­niè­res au sujet de la guerre et des poli­ti­ques de la vio­lence, sous-tend déjà son appro­che des corps illi­si­bles et non viva­bles, des corps pré­cai­res ; « S’il est une tâche nor­ma­tive – au sens posi­tif du terme – que se donne Trouble dans le genre,, écrit BUTLER dans l’intro­duc­tion de 1999, c’est s’effor­cer d’étendre [la] légi­ti­mité à des corps qu’on a jusque-là consi­dé­rés comme faux, irréels et inin­tel­li­gi­bles »37 !

Autre argu­ment : BUTLER tente elle-même de répon­dre à ces cri­ti­ques en mon­trant qu’elle ne nie pas la matière des corps mais que cette matière n’est pas neutre, qu’elle doit être his­to­ri­ci­sée, resi­tuée dans le contexte poli­ti­que qui la cons­ti­tue. Le concept même de matière ne peut être selon elle uti­lisé de manière « inno­cente » ou « objec­tive », extrait de sa longue tra­di­tion phi­lo­so­phi­que occi­den­tale (qui depuis Aristote calque le rap­port mas­cu­lin/fémi­nin sur le rap­port forme/matière). Parler de la matière comme d’une évidence sans l’inter­ro­ger comme cons­truc­tion poli­ti­que, c’est être aveu­gle aux dis­po­si­tifs poli­ti­ques et dis­cur­sifs qui lui don­nent sa réa­lité, sa natu­ra­lité. BUTLER ne dit pas que le corps n’existe pas mais rap­pelle et ne cesse de mon­trer, comme le résume Eric Fassin, qu’il est le « pro­duit d’une his­toire sociale incor­po­rée ».

Enfin on peut trou­ver, même dans les pro­po­si­tions appa­rem­ment les plus abs­trai­tes de BUTLER, une atten­tion par­ti­cu­lière à la maté­ria­lité du corps sen­si­ble, voire du corps érotique. C’est notam­ment le cas lorsqu’elle expli­que, en repre­nant les caté­go­ries freu­dien­nes, le pro­ces­sus de « mélan­co­lie du genre ». A l’inverse du deuil, qui sup­pose pour FREUD l’accep­ta­tion de la perte de l’objet (tabou de l’inceste), la mélan­co­lie est un pro­ces­sus lié au refus de la perte d’une iden­tité pos­si­ble : il y a alors ce que FREUD appelle « intro­jec­tion », c’est-à-dire incor­po­ra­tion de l’objet dont la perte est refu­sée. Or, pour BUTLER, le tabou de l’homo­sexua­lité pré­cède celui de l’inceste. Le tabou de l’homo­sexua­lité est pre­mier et « crée les pré­dis­po­si­tions hété­ro­sexuel­les sans les­quel­les le conflit œdi­pien n’est pas pos­si­ble38 »

Le renon­ce­ment à l’amour pour le parent de même sexe déclen­che un pro­ces­sus mélan­co­li­que qui cons­truit l’iden­tité de genre et le corps hété­ro­sexuel, cir­cons­crit ses zones érogènes, élit cer­tains orga­nes et en inter­dit d’autres : dans ce cadre, « « deve­nir » un genre est un pro­ces­sus qui demande beau­coup de tra­vail pour finir natu­ra­lisé, et qui requiert une dif­fé­ren­cia­tion des plai­sirs et des par­ties du corps sur la base de signi­fi­ca­tions gen­rées. Les plai­sirs se trou­ve­raient dans le pénis, le vagin et les seins ou vien­nent de ces par­ties, mais de telles des­crip­tions cor­res­pon­dent à un corps déjà cons­truit ou natu­ra­lisé comme étant d’un cer­tain genre. Autrement dit, cer­tai­nes par­ties du corps devien­nent des sour­ces pos­si­bles de plai­sirs pré­ci­sé­ment parce qu’elles cor­res­pon­dent à un idéal nor­ma­tif rela­tif à un corps d’un cer­tain genre.  »39. Il est inté­res­sant de voir dans cet extrait com­ment BUTLER main­tient à la fois sa thèse du corps cons­truit, jamais en-deçà ou anté­rieur à la Loi, tout en appré­hen­dant ce corps dans sa maté­ria­lité la plus sen­si­ble, la plus concrète. Il y a bien matière, mais cette matière est cons­truite, prise dans un fais­ceau de dis­cours, de pra­ti­ques, de fan­tas­mes. Au fond, et c’est ce que BUTLER sou­li­gne par­ti­cu­liè­re­ment dans Ces corps qui comp­tent, la maté­ria­lité du corps ne peut se com­pren­dre que comme une maté­ria­li­sa­tion de normes régu­la­tri­ces, que comme un effet de pou­voir.

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Des tra­vaux d’his­to­riens sont venus, ces vingt der­niè­res années, sont venus appuyer cette théo­rie du genre comme effet de pou­voir, comme dis­cours nor­ma­tifs pro­dui­sant le corps sexué, et lui appor­ter le label indis­pen­sa­ble pour être légi­time sur la place publi­que, et contre les accu­sa­tions de « sur­théo­ri­cisme », du « réel empi­ri­que ». Ils cons­ti­tuent le pen­dant pra­ti­que des ana­ly­ses de Judith BUTLER (et du fémi­nisme cons­truc­ti­viste et post­mo­derne) qui en serait le ver­sant théo­ri­que

Sans tracer ici un bilan his­to­rio­gra­phi­que com­plet du genre, trop com­plexe pour être résumé en quel­ques mots, on peut néan­moins sou­li­gner que le genre, non plus comme seu­le­ment sexe social, mais comme caté­go­rie dis­cur­sive pro­dui­sant le corps sexué, a donc fait son entrée – encore timide par rap­port au second para­digme d’intel­lec­tion sexe/genre du fon­da­tion­na­lisme bio­lo­gi­que - est donc devenu une « caté­go­rie utile de l’ana­lyse his­to­ri­que », pour repren­dre les termes de Joan Scott. Les his­to­riens ayant abordé ce point, comme BUTLER au même moment, sou­li­gnent que l’inter­pré­ta­tion et le sens donnés à des carac­té­ris­ti­ques ana­to­mi­ques varient selon les choix sociaux, cultu­rels et poli­ti­ques.

Cette nou­velle uti­li­sa­tion du genre dans cette pers­pec­tive accen­tue les débats sur son uti­li­sa­tion en Histoire, notam­ment en Histoire des femmes. Certain-e-s his­to­rien­nes repro­chaient déjà au genre comme sexe social d’invi­si­bi­li­ser les femmes, dans le cadre d’un champ de la recher­che his­to­ri­que mili­tant, qui s’était pré­ci­sé­ment donné pour objec­tif de faire émerger celles-ci comme actri­ces de l’Histoire. Le genre comme « per­for­mance » se heurte à la maté­ria­lité de l’archive et au vécu quo­ti­dien des hommes en chair e en os, dès que l’on sort de l’ana­lyse des dis­cours. On peu d’ailleurs rele­ver que l’ouvrage fon­da­teur de l’ana­lyse du sexe comme cons­truit his­to­ri­que, La Fabrique du sexe de Thomas LAQUEUR est, comme nous le ver­rons par la suite, essen­tiel­le­ment écrit à partir d’ouvra­ges théo­ri­ques. Le corps reste donc encore lar­ge­ment dans le champ his­to­ri­que, soit l’objet de dis­cours ana­ly­sés dans le cadre d’une his­toire des repré­sen­ta­tions, soit une réa­lité sur laquelle vient se gref­fer un genre au sein d’une his­toire sociale qui s’inté­resse aux rôles et au vécu des indi­vi­dus, et où le corps comme étant pro­duit reste lar­ge­ment inques­tionné, malgré les évolutions récen­tes que nous avons pu sou­li­gné. Comme le note Thomas LAQUEUR, « De manière géné­rale, mon ouvrage et les études fémi­nis­tes en géné­ral sont inexo­ra­ble­ment pris dans les ten­sions de cette for­mu­la­tion : entre le lan­gage d’une part, et la réa­lité extra­lin­guis­ti­que de l’autre ; entre la nature et la culture : entre le « sexe bio­lo­gi­que » et les mar­queurs poli­ti­ques et sociaux sans fin de la dif­fé­rence. Nous demeu­rons en sus­pens entre le corps envi­sagé comme masse de chair extra­or­di­nai­re­ment fra­gile, sen­si­ble et éphémère qui nous est fami­lière, et le corps qui est si irré­mé­dia­ble­ment lié à ses signi­fi­ca­tions cultuel­les qu’il est impos­si­ble d’y accé­der sans média­tion40 ».

La preuve par l’Histoire de « la fabri­que du sexe »

Dans son ouvrage au titre pro­gram­ma­ti­que La Fabrique du Sexe41, Thomas LAQUEUR42 tente de mon­trer la manière dont le sexe a été his­to­ri­que­ment cons­truit, en ana­ly­sant le pas­sage d’un modèle anti­que (jusqu’au 18e siècle) qui serait une «  affaire de degrés  » dans le cadre d’un modèle uni­sexe (mas­cu­lin), et donc de per­fec­tion le long d’un axe dont le télos serait mâle, à un modèle d’alté­rité radi­cale fondée sur une bipar­ti­tion sexuelle bio­lo­gi­que entre mas­cu­lin/fémi­nin. Laqueur écrit ainsi qu’une « ana­to­mie et une phy­sio­lo­gie de l’incom­men­su­ra­bi­lité rem­pla­cè­rent une méta­phy­si­que de la hié­rar­chie dans la repré­sen­ta­tion de la femme par rap­port à l’homme ». Les orga­nes géni­taux mas­cu­lins et fémi­nins étaient donc pensés dans le modèle anti­que et médié­val comme les deux pôles oppo­sés d’un conti­nuum à une seule dimen­sion. Il n’y a pas de dif­fé­rence de nature, mais de « per­fec­tion », et hommes et femmes sont clas­sés selon leur degré de cha­leur vitale dans le cadre d’une méta­phy­si­que de la hié­rar­chie.

Le 18e siècle serait le moment du pas­sage à une méta­phy­si­que de l’alté­rité moment du pas­sage à une méta­phy­si­que de l’incom­men­su­ra­bi­lité43. LAQUEUR écrit ainsi que « c’est au 18e siècle que fut inventé le sexe tel que nous le connais­sons  »44. Cette muta­tion ne doit rien selon lui au pro­grès scien­ti­fi­que. Les hommes savaient depuis long­temps que l’un enfante, l’autre pas. De plus, les pro­grès de l’ana­to­mie met­taient en évidence les ori­gi­nes com­mu­nes des deux sexes dans un embryon mor­pho­lo­gi­que­ment andro­gyne. Les nou­vel­les façons d’inter­pré­ter le corps sont pour l’his­to­rien le fruit d’une évolution épistémologique et poli­ti­que45.

Il n’y a donc pas de base natu­relle et bio­lo­gi­que en soi à la concep­tion de sexes natu­rel­le­ment dif­fé­rents, sur lequel le genre vien­drait se gref­fer, puis­que celle-ci est un cons­truit his­to­ri­que. Il énonce ainsi le projet de son livre : « Ce livre porte donc sur la for­ma­tion non pas du genre, mais du sexe. Mon propos n’est pas de nier la réa­lité du sexe ni du dimor­phisme sexuel en tant que pro­ces­sus évolutif Mais j’entends mon­trer, en m’appuyant sur des don­nées his­to­ri­ques, que pres­que tout ce que l’on peut vou­loir dire sur le sexe – de quel­que façon qu’on le com­prenne – contient déjà une affir­ma­tion sur le genre. Dans le monde uni­sexe comme dans le monde bisexué, le sexe es de l’ordre de la situa­tion : il ne s’expli­que que dans le contexte de batailles autour du genre e du pou­voir » Comme BUTLER, LAQUEUR défend une anté­rio­rité du genre. « Dans les textes anté­rieurs aux Lumières, il faut à mon sens com­pren­dre le genre comme l’épiphénomène, tandis que le genre, ce que nous pren­drions pour une caté­go­rie cultu­relle, était pre­mier ou « réel ». Le genre – homme ou femme – impor­tait énormément et fai­sait partie de l’ordre des choses : le sexe était une conven­tion46 ». Par la suite, « le sexe prit la place du genre en tant que caté­go­rie fon­da­trice pre­mière »47.

LAQUEUR sou­li­gne cepen­dant l’impor­tance de ne pas oublier le corps, dans cette entre­prise de décons­truc­tion. Il y a selon lui, à tra­vers une trop grande foca­li­sa­tion sur le rôle social, une menace d’invi­si­bi­li­sa­tion du corps. Cette menace semble selon nous s’éloigner par l’orien­ta­tion récente de cer­tains tra­vaux de recher­che, notam­ment en his­toire des sexua­li­tés. On peut citer à titre d’exem­ple la paru­tion récente d’une Histoire du cli­to­ris, de Sylvie CHAPERON. LAQUEUR sou­li­gne ainsi les ris­ques d’une décons­truc­tion trop totale, d’une domi­na­tion tota­li­taire du genre. On retrouve cette cri­ti­que au sein de la lutte fémi­niste, actuel­le­ment tra­ver­sée de débats liée à l’émergence du cons­truc­ti­visme social en matière de genre.

Si jeu­nesse pou­vait, si vieillesse savait : « sexe social » contre « sexe cons­truit », le genre au centre de la redé­fi­ni­tion fémi­niste

Nous avons vu les cri­ti­ques adres­sées à Judith BUTLER, qui lui repro­chaient de tomber dans une forme d’hyper­cons­truc­ti­visme et de défen­dre l’idée que toute réa­lité n’est que l’effet d’une pro­duc­tion dis­cur­sive et d’une cons­truc­tion lan­ga­gière. Dans le cadre de la lutte fémi­niste, l’appro­che du genre comme pro­duc­tif du sexe détrui­rait les pos­si­bi­li­tés de la lutte fémi­niste en décons­trui­sant le sujet, son agen­ti­vité, et la caté­go­rie « femmes » ( et serait alors une nou­velle ruse du patriar­cat). On repro­che donc à BUTLER de détruire le sujet – et l’objet – de la lutte fémi­niste. Selon Seyla BENHAHIB48, pour ne cite qu’elle, le cons­truc­tion­nisme tota­li­sant (voire tota­li­taire) de BUTLER impli­que une nou­velle forme de déter­mi­nisme social – ce qui est mal com­pren­dre les pro­po­si­tions de sub­ver­sion de celle-ci.

Un autre repro­che adressé à BUTLER est de ne pas pren­dre assez en compte les iné­ga­li­tés struc­tu­rel­les en met­tant l’accent sur l’aspect dis­cur­sif et nor­ma­tif dans la pro­duc­tion du genre et du corps. On repro­che aux fémi­nis­tes post­mo­der­nes une pra­ti­que poli­ti­que qui por­te­rait plus au niveau du dis­cur­sif et du sym­bo­li­que, au détri­ment des réa­li­tés concrè­tes et donc de la pos­si­bi­lité d’une « lutte de ter­rain » et d’actions poli­ti­ques (au niveau juri­di­que, ins­ti­tu­tion­nel,…). La pensée BUTLERienne impli­que selon nous l’aban­don de la lutte « pour » (l’égalité) et « contre » (le mas­cu­lin) au profit de la lutte « dans », puisqu’il ne s’agit plus de lutte contre l’inter­pré­ta­tion (le genre comme sexe social) abu­sive d’une réa­lité binaire bio­lo­gi­que et indé­pas­sa­ble (le corps sexué), mais de « lutter dans » pour la sub­ver­tir. Alors que BUTLER pro­po­se­rait de dépas­ser la lutte pour des résul­tats immé­diats en en mon­trant l’aporie (la reven­di­ca­tion d’un sujet femmes unifié, mais aussi à notre sens pour l’égalité, telle que pré­sen­tée par la plu­part des fémi­nis­tes, impli­que un main­tien du sexe natu­rel et une réi­fi­cai­ton du genre conso­li­dant l’idée d’une dif­fé­rence) et en pro­po­sant un projet à plus long terme, la plu­part des fémi­nis­tes lui repro­chent d’empê­cher la lutte.

Le rejet d’une déses­sen­tia­li­sa­tion totale de la dif­fé­rence sexuelle vien­drait donc de la néces­sité d’admet­tre, selon nous, que le mas­cu­lin est tout autant une cons­truc­tion sociale, et n’est donc plus « l’ennemi prin­ci­pal », pour repren­dre les mots de Christine DELPHY49. D’autant plus que le « corps fémi­nin » dans sa spé­ci­fi­cité est, notam­ment depuis l’émergence en 1970 d’un mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes, l’enjeu de la lutte voire les moyens de celle-ci (dans le cadre par exem­ple de l’affir­ma­tion du les­bia­nisme comme libé­ra­tion de l’oppres­sion mas­cu­line). Le fémi­nisme post­mo­derne dépasse le débat égalité-dif­fé­rence, qui main­tient l’idée d’une dif­fé­rence natu­relle des sexes. L’avenir du fémi­nisme pas­se­rait par la décons­truc­tion des caté­go­ries « hommes/femmes », au-delà d’une lutte contre l’iné­ga­lité des rela­tions, à tra­vers la sub­ver­sion d’une économie de la signi­fi­ca­tion hété­ro­nor­ma­tive. Il ne s’agit plus de trans­for­mer poli­ti­que­ment des rela­tions socia­les cons­trui­tes, puis­que la bina­rité caté­go­rielle est elle-même décons­truite. Non pas, comme le veu­lent les fémi­nis­tes maté­ria­lis­tes, en éliminant ces caté­go­ries. Mais en valo­ri­sant la mul­ti­pli­cité des genres et des orien­ta­tions sexuel­les, ce que rend pos­si­ble la dis­so­cia­tion totale entre le genre et le sexe. Le fémi­nisme post­mo­derne pose donc la ques­tion de la dif­fi­culté à arti­cu­ler fémi­nisme théo­ri­que et fémi­nisme poli­ti­que, elle-même révé­la­trice de la dif­fi­culté à penser la cons­truc­tion des corps sexués avec les cadres de pensée et les moyens dis­cur­sifs à notre dis­po­si­tion, mar­qués par des siè­cles de dif­fé­rence sexuelle bio­lo­gi­que.

Au creux de la matière : Hélène ROUCH et la membrane

On ne peut pas soup­çon­ner Hélène ROUCH d’éluder la maté­ria­lité des corps. Biologiste, uni­ver­si­taire, fémi­niste, le corps vivant est l’objet qui occupe l’essen­tiel de ses recher­ches. Croisant scien­ces de la vie et scien­ces socia­les, elle s’ins­crit, comme Laqueur, dans le champ de la cri­ti­que épistémologique et ne cesse d’inter­ro­ger les repré­sen­ta­tions cultu­rel­les et idéo­lo­gi­ques qui infu­sent et infor­ment les théo­ries scien­ti­fi­ques pro­dui­tes au sein de sa dis­ci­pline d’ori­gine.

Il n’est pas ques­tion ici de se lancer dans un exposé com­plexe d’immu­no­lo­gie mais de voir com­ment la réflexion d’une bio­lo­giste sur la mem­brane, sa plon­gée au cœur et au creux de la matière, au plus intime de la maté­ria­lité des corps peut per­met­tre de reconsi­dé­rer la « nature » de cette matière, de la déga­ger de concep­tions trop sim­ples qui la figent pour lui rendre sa plas­ti­cité et sa flui­dité. Il ne s’agit pas avec Hélène ROUCH de partir d’un dis­cours abs­trait qui s’impo­se­rait à la matière, la défi­ni­rait, la réi­fie­rait et la déli­mi­te­rait mais de partir de l’obser­va­tion fine de la matière même du corps pour penser l’iden­tité et le rap­port à l’alté­rité.

Je ferai réfé­rence ici à une com­mu­ni­ca­tion pro­non­cée par Hélène ROUCH le 6 novem­bre 1980 dans le cadre de son sémi­naire « Limites-Frontières », recueillie en 2011 dans l’ouvrage Les corps, ces objets encom­brants ; contri­bu­tion à la cri­ti­que fémi­niste des scien­ces. Ce texte, inti­tulé « Limites et mem­bra­nes », s’appuie sur les déve­lop­pe­ments récents de l’obser­va­tion et de l’ana­lyse scien­ti­fi­que de la struc­ture et des fonc­tions de la mem­brane, objet qui fas­cine Hélène ROUCH. Il a fait l’objet d’une inter­ven­tion d’Elsa DORLIN le 1er avril 2011 lors d’une jour­née consa­crée aux tra­vaux d’Hélène ROUCH et à la cri­ti­que fémi­niste des scien­ces, com­mu­ni­ca­tion que je n’ai pas retrou­vée et qui ne semble pas être encore publiée.

Avec la mem­brane, nous sommes donc au cœur même de la matière, dans l’ordre de l’infime, dans la tex­ture même de notre orga­nisme, l’ori­gine de la vie, « cette vie qui, il y a quel­ques mil­liards d’années, a com­mencé vrai­sem­bla­ble­ment avec des esquis­ses de mem­bra­nes qui se sont dif­fé­ren­ciées dans la « soupe pri­mi­tive »50.

Tout orga­nisme vivant est donc une forme « dont l’enve­loppe fonc­tionne comme limite-fron­tière sépa­rant un dedans d’un dehors, un soi d’un non-soi »51. Cette enve­loppe est une mem­brane, qu’il s’agisse de la peau, d’une cara­pace, de la mem­brane de n’importe quelle cel­lule vivante. La mem­brane, rap­pelle Hélène ROUCH, faute de tech­no­lo­gies assez pous­sées pour l’obser­ver dans toute sa com­plexité, a très long­temps été conçue comme un « dur­cis­se­ment de matière for­mant la lisière pro­tec­trice de la cel­lule, lui don­nant sa forme et l’iso­lant du milieu exté­rieur »52. Mais les pro­grès tech­ni­ques ont permis d’en avoir une appro­che plus fine qui fait appa­raî­tre un fonc­tion­ne­ment plus souple : elle est capa­ble de « modi­fier sa forme, de s’inva­gi­ner, de se déva­gi­ner, de former des vési­cu­les de cap­ta­tion ou d’expul­sion s’ouvrant vers l’inté­rieur ou l’exté­rieur, puis se refer­mant dans des pro­ces­sus de fusion mem­bra­naire »53.

Les nou­vel­les modé­li­sa­tions de la mem­brane pri­vi­lé­gient donc la flui­dité, la sou­plesse, la trans­for­ma­tion : « La mem­brane est elle-même déjà un espace de cir­cu­la­tion de ses pro­pres cons­ti­tuants, un flux entre deux flux (le flux du cyto­plasme et le flux du milieu exté­rieur). Davantage qu’une limite entre un espace inté­rieur et un espace exté­rieur, un espace mou­vant entre deux espa­ces qui fait com­mu­ni­quer le dedans et le dehors. Un espace pou­vant accep­ter du dehors vers le dedans, et émettre du dedans vers le dehors  »54. Néanmoins, Hélène ROUCH note que les cher­cheurs en immu­no­lo­gie déploient un lexi­que de la guerre et de l’agres­sion lorsqu’ils décri­vent la réac­tion d’une cel­lule face à une cel­lule étrangère (dans le cas d’une infec­tion virale par exem­ple). L’iden­tité cel­lu­laire, que les scien­ti­fi­ques appel­lent de manière signi­fi­ca­tive le « soi », se défend contre l’atta­que d’un « non-soi » qu’elle reconnaît comme dif­fé­rent, étranger. Tout se passe comme si l’autre était tou­jours fon­da­men­ta­le­ment patho­gène. Or Hélène ROUCH remar­que que ces méca­nis­mes de contre-agres­sion ne sont pas sys­té­ma­ti­ques, qu’ils ne se déclen­chent pas dans cer­tains cas de para­si­tisme, ni dans le cas de la féconda­tion ou de la greffe d’organe (pour­tant corps étranger). Quelle est la règle, quelle est l’excep­tion ? Le méca­nisme de contre-agres­sion, la contre-atta­que des cel­lu­les est-elle une loi qui souf­fri­rait des cas par­ti­cu­liers ou une moda­lité parmi d’autres de réac­tion des cel­lu­les à des cel­lu­les étrangères ? Les méta­pho­res bel­li­queu­ses du lan­gage scien­ti­fi­que ne sont en tout cas pas neu­tres, elles véhi­cu­lent, selon Hélène ROUCH, une concep­tion du rap­port à l’iden­tité et à l’alté­rité et « s’enra­cin[ent] dans l’idée que l’indi­vidu est iné­vi­ta­ble­ment agressé par tout ce qui n’est pas lui, que la notion même d’iden­tité repose sur la peur, le refus et l’exclu­sion de l’autre »55. Dans ce cadre, la mem­brane est perçue comme une enceinte et même une « enceinte for­ti­fiée » pro­tec­trice d’une inté­grité mena­cée. La bio­lo­giste mais donc en regard deux façons de conce­voir et de modé­li­ser la struc­ture de la mem­brane, qui ne sont pas du tout déliées de repré­sen­ta­tions socia­les et poli­ti­ques.

Hélène ROUCH opte quant à elle pour une concep­tion dyna­mi­que de la mem­brane, donc d’une matière en mou­ve­ment, plas­ti­que, dont l’iden­tité/l’inté­grité n’est pas sta­bi­li­sée une fois pour toute et pro­té­gée par le rai­dis­se­ment et le fige­ment mais en cons­truc­tion per­ma­nente. A ce titre la mem­brane, véri­ta­ble para­digme, figure de pensée pour Hélène ROUCH, nous inté­resse pour penser l’arti­cu­la­tion du genre, du corps et de l’iden­tité.

Sur le plan de la fonc­tion de la cel­lule et de la mem­brane, Hélène ROUCH remet en ques­tion le prin­cipe d’ « homéo­sta­sie » « qui pres­crit la cons­tance du milieu cel­lu­laire (…) qui met donc en place un sys­tème de régu­la­tion com­plexe visant à défen­dre la cel­lule, l’orga­nisme, contre les varia­tions du milieu exté­rieur »56. Mais il semble, selon Hélène ROUCH, que la fonc­tion de régu­la­tion de la mem­brane, et donc les moda­li­tés de sa poro­sité soient plus com­plexes. Selon elle, le concept d’homéo­sta­tie échoue à rendre compte de la plas­ti­cité de la mem­brane plas­mi­que (mem­brane qui déli­mite la cel­lule en sépa­rant le cyto­plasme du milieu exté­rieur) qui se répète indé­fi­ni­ment à l’inté­rieur de la cel­lule « déli­mi­tant un immense réseau de cavi­tés com­mu­ni­can­tes, se fai­sant et se défai­sant dans un flux mem­bra­naire inces­sant de formes et de fonc­tions, fabri­quant, concen­trant, diluant des liqui­des dans une cir­cu­la­tion dont l’homéo­sta­sie ne peut rendre compte  »57. A l’instar de BUTLER qui casse la dicho­to­mie inté­rio­rité/exté­rio­rité en affir­mant que l’inté­rio­rité est une illu­sion cons­truite et natu­ra­li­sée, la des­crip­tion de la mem­brane pro­po­sée par Hélène ROUCH remet en ques­tion les fron­tiè­res et les limi­tes entre un inté­rieur pro­tégé et un exté­rieur mena­çant. Il semble que la mem­brane soit plus un lieu d’échange, de tran­sac­tions, de flux et de cir­cu­la­tion qu’un lieu d’affron­te­ment, qu’un obs­ta­cle.

Au fond, c’est l’illu­sion de la per­ma­nence, de la sta­bi­lité de l’iden­tité et de la matière même du corps qui est dénon­cée par Hélène ROUCH, ce qui n’est pas sans rap­pe­ler l’entre­prise but­le­rienne. Son ana­lyse de la fonc­tion de la mem­brane plas­mi­que la conduit à com­pren­dre le prin­cipe vital comme « le main­tien du désé­qui­li­bre, le mou­ve­ment pos­si­ble, non plus autour d’une valeur norme, mais entre deux limi­tes. Les régu­la­tions n’inter­ve­nant plus comme élimination de l’écart, mais comme pro­duc­tion d’écarts pro­dui­sant d’autres écarts, non pas dans une dérive folle vers la trans­gres­sion des limi­tes, le chaos et la mort, mais dans des trans­for­ma­tions suc­ces­si­ves »58. La matière même du corps est déga­gée du fan­tasme de conser­va­tion d’une per­ma­nence et d’une sta­bi­lité pour être rendue à sa cons­truc­tion plas­ti­que. Cette pro­duc­tion d’écarts qui n’a rien d’anar­chi­que ni de gra­tuit mais tra­vaille au sein de la matière, du donné, entre en réso­nance avec la capa­cité d’agir per­for­ma­tive pensée par BUTLER. En tout cas, elle permet de penser la cons­truc­tion de la matière, la pro­duc­tion du corps et du vivant en dehors d’un « sys­tème de régu­la­tions ver­ti­ca­les et hié­rar­chi­sées  »59 et de resi­tuer cette pro­duc­tion à l’inte­rac­tion de régu­la­tions et de trans­for­ma­tions loca­les et hori­zon­ta­les. Je me risque à avan­cer une autre piste, mais la notion d’écart mise en avant par Hélène ROUCH me semble inté­res­sante à plu­sieurs titres. D’abord parce qu’elle res­sem­ble à ce que BUTLER dit au sujet de la struc­ture imi­ta­tive du genre, tou­jours dans l’écart entre un modèle sup­posé et la ten­ta­tive de son incor­po­ra­tion (jamais tota­le­ment ache­vée). Ensuite parce que le style, long­temps conçu comme mani­fes­ta­tion d’une sin­gu­la­rité, d’une indi­vi­dua­tion, a également long­temps était pensé sur le mode de l’écart. Or, BUTLER nous l’avons vu fait du style cor­po­rel et de la sty­li­sa­tion des corps la pierre angu­laire de sa recher­che sur la pro­duc­tion de l’iden­tité de genre.

Nous pou­vons quoi qu’il en soit trou­ver dans le tra­vail d’Hélène ROUCH de nom­breux éléments nous per­met­tant de penser, sur la base d’obser­va­tions bio­lo­gi­ques fines, une maté­ria­lité des corps déga­gée de l’illu­sion d’une fixité, de la per­ma­nence d’une sub­stance qui serait forcée, vio­len­tée par les déli­res post­mo­der­nes d’un genre fluide. Au contraire, il appa­raît que les concepts dyna­mi­ques de flui­dité, de tran­sac­tion, d’écart pro­po­sés par BUTLER mais pas seu­le­ment pour décrire la struc­ture du genre soient fina­le­ment assez pro­ches du modèle de la mem­brane déve­loppé par Hélène ROUCH. Ne pour­rait-on pas dire, pour para­phra­ser une for­mule célè­bre, que si un peu de science éloigne du genre, beau­coup de science y ramène ?

Raphaëlle Bellon / Cyril Barde

Article issu de la jour­née d’étude du labo­ra­toire junior CMDR « Le corps et les gender stu­dies », ENS de Lyon, 20/11/2012

Michelle Riot-Sarcey, Histoire du féminisime, Paris, La Découverte, 2002

Nicole-Claude Matthieu, « Identité sexuelle/sexuée/de sexe ? Trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre » in Daune-Richard Anne-Marie et al. (dir.), Catégorisation de sexe et construction scientifique, Paris, Editions Université de Provence, 1989, p. 109-147

Christine Bard, Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999

N. Schor, « Cet essentialisme qui n’(en) est pas un » : Irigaray à bras le corps », in Riot-Sarcey, Michèle (dir.), Féminismes au présent (supplément de Futur antérieur), Paris, L’Harmattan, 1993, p.88

Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La découverte, 2004, p. 84

Le féminisme différentialiste repose clairement sur la revendication de droits pour les femmes en vertu de leurs qualités naturelles, donc liées à leur sexe. Le féminisme égalitariste postule, schématiquement, une universalité basée sur une humanité commune (notamment dans le partage de la raison), sans remettre en cause cependant l’idée d’une différence naturelle des sexes. Celle-ci ne peut être cependant le fondement d’une inégalité.

Le terme de « vague » pour qualifier différentes « générations » de féminisme fait aujourd’hui l’objet de débats et de controverses, notamment pour sa rigidité chronologique et ses séparations artificielles de mouvements dans la continuité les uns des autres. Néanmoins, étant un cadre de référence commun, il sera employé ici pour faire référence aux féminismes nés après la seconde guerre mondiale, jusqu’au tournant post-moderne, par commodité.

« Je suggère que l’universalité et l’unité imputées au sujet du féminisme se trouvent de fait minées par les contraintes inhérentes au discours de la représentation dans lequel ce sujet fonctionne. Vu l’insistance précitée avec laquelle on table sur un sujet stable du féminisme où les « femmes » sont prises pour une catégorie cohérente et homogène, on ne s’étonnera pas que l’adhésion à la catégorie suscite de nombreuses résistances. Ces domaines d’exclusion font apparaître les implications coercitives et régulatrices d’une telle construction, même lorsque la construction a été entreprise à des fins émancipatrices ( …) En cédant à cette contrainte de la politique de représentation qui veut que le féminisme pose un sujet stable, le féminisme encourt ainsi l’accusation d’abus dans l’exercice de la représentation », in Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 64

Judith Butler, opus cite,. 67

Ibid, p.67

Louise Nicholson, The Play of Reason, opus cite, p. 64

On peut reprocher ici à Butler d’abstraire ces trois auteures de leur contexte historique (ce qui rend sa critique parfois trop abstraite en ne tenant pas compte des conditions sociales, politiques, intellectuelles,… de production de ces théories) et intellectuel. Wittig dit par exemple de son œuvre qu’elle ne peut – et ne doit – être comprise en dehors de la réflexion plus globale, menée par plusieurs personnes, dans laquelle elle s’inscrit. L’approche très fouillée de ces trois auteurs par Judith Butler n’en est pas moins remarquable.

La french theory est un courant de pensée « construit » aux Etats-Unis (Judith Butler elle-même souligne ce point dans Trouble dans le genre) par l’assemblage d’auteurs divers (Foucault, Derrida, Deleuze, Wittig,…) , n’ayant pas nécessairement de liens entre eux, et marqués notamment par le linguistic turn, le post-structuralisme, le constructivisme,… Il s’agit d’un corps de théories littéraires, politiques, philosophiques et sociales apparu en France à partir des années 1960. Ce rassemblement dans une même école philosophique a été critiqué pour gommer les singularités fortes et les divergences des auteurs regroupés. Selon François Cusset, les seules vraies similitudes sont : la critique du sujet, la relecture de Freud, la critique de la critique elle-même.

LUCE IRIGARAY EST UNE LINGUISTE ET PSYCHANALYSTE FRANÇAISE. DIRECTRICE DE RECHERCHE AU CNRS, ELLE SERA PROFESSEUR D’UNIVERSITE DE 1970 A 1974, AVANT QUE LACAN NE DEMANDE QU’ON LUI RETIRE SON POSTE. SON TRAVAIL EST MARQUE PAR LA DIFFERENCE SEXUELLE DANS LA LANGUE. SES LIVRES FONT PARTIE AUX ETATS-UNIS DE LA FRENCH THEORY.

Judith Butler, opus cite. 78

Ibid, p. 75

ROMANCIERE ET THEORICIENNE FRANÇAISE, MONIQUE WITTIG (1935-2003) A ENSEIGNE AUX ETATS-UNIS A PARTIR DES ANNEES 1970. ELLE S’AUTOPROCLAMME LESBIENNE RADICALE, FORMULE QUI DESIGNE AUTANT UN CHOIX SEXUEL QU’UNE ORIENTATION POLITIQUE. THEORICIENNE DU FEMINISME MATERIALISTE, ELLE DENONCE LE MYTHE DE « LA FEMME » ET MET EN CAUSE L’HETEROSEXUALITE COMME REGIME POLITIQUE. ON PEUT CITER PARMI SES ROMANS L’OPPOPONAX (1964), LES GUERILLERES (1969), ET PARMI SES OUVRAGES THEORIQUES LA PENSEE STRAIGHT (1990).

Judith Butler, opus cité, p. 102

Détruire la catégorie de sexe revient pour Wittig, selon Butler, à détruire un attribut, le sexe, qui a pris la place du cogito autonome (ibid, p. 88)

« Wittig semble n’avoir aucun contentieux métaphysique avec les modes hégémoniques de la signification et de la représentation ; en effet Il semble que le sujet, avec ses attributs d’autodétermination, soit une façon de réhabiliter l’agent du choix existenciel avec la figure de la lesbienne », ibid, p.88

Ibid, p. 89

Ibid, p. 71

Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 81

Ibid, p. 202

Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008

Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 79

Judith Butler, Ces corps qui comptent, Paris, Amsterdam, 2008 (édition originale 1993), p. 16

Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 79

Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 79

Judith Butler, opus cité,, p. 75

Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, Introduction 1999, p. 46

Ibid, p. 216

Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., Intro 1999

Judith Butler, Ces corps qui comptent, opus cité.

Ibid

Judith Butler, opus cité, p. 127

Judith Butler, Trouble dans le Genre, opus cité, P. 27

Ibid, p. 157

Ibid, p. 166

Thomas Laqueur, La fabrique du sexe-Essai sur le corps et le genre en occiden, Paris, Gallimard, 1992

Le corpus d’archives à partir duquel travaille Thomas Laqueur est essentiellement composé de l’analyse de discours philosophique (comme dans le cas d’Aristote), scientifiques (essentiellement médicaux) et artistiques. Il s’agit donc bien de montrer le discours d’autorité produisant le sexe.

THOMAS LAQUEUR EST UN ECRIVAIN, HISTORIEN ET SEXOLOGUE AMERICAIN. IL A NOTAMMENT PUBLIE LA FABRIQUE DU SEXE (1990) ET LE SEXE EN SOLITAIRE : UNE HISTOIRE CULTURELLE DE LA MASTURBATION (2003).

« De sites paradigmatiques pour faire parade de la hiérarchie et trouvant un écho à travers le cosmos, les organes de la reproduction devinrent le fondement d’une incommensurable différence  », Thomas Laqueur, La fabrique du sexe, opus cité, p. 170

Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, opus cité, p. 170

Les raisons épistémologiques évoquées par Laqueur sont l’apparition d’une distinction entre la fiction et la réalité, la science et la religion,…. (le corps devenant ainsi le corps) et la fin des rapports multiples et complexes dont les ressemblances entre les corps, mais aussi entre corps et cosmos, confirmaient un ordre hiérarchique dans l’univers (ils sont alors ramenés à un seul plan, celui de la nature). Les raisons politiques sont à relier à la fin d’une explication transcendantale pour justifier les rapports sociaux dans le contexte de nouvelles luttes de pouvoir et de position, qui induisent un déplacement dans le domaine de la nature et du biologique de cette causalité. Laqueur note que dans le même temps, et pour les mêmes raisons, on invente le concept de race. Ibid, p. 210

Ibid, p. 28

Ibid, p. 187

SEYLA BENHAHIB, « FEMINISM AND POSTMODERNISM : AN UNEASY ALLIANCE », DANS SEYLA BENHAHIB, FEMINIST CONTENTIONS. A PHILOSOPHICAL EXCHANGE, NEW-YORK, ROUTLEDGE, 1995

CHRISTINE DELPHY, L’ENNEMI PRINCIPAL, PARIS, SYLLEPSE, 2001

Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants ; contribution à la critique féministe des sciences, Paris, l’Harmattan, 2011 P. 29

Ibid, p. 29

Ibid, p. 30

Ibid, p. 30

Ibid, p. 30

Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants, opus cité, p. 31

Ibid, p. 32

Ibid, p. 33

Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants, opus cité, P.33

Ibid, p. 33