Elsa DORLIN, Hélène ROUCH et Dominique FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL ont coordonné en 2005 un ouvrage collectif intitulé « Le corps entre sexe et genre ». Cette formule pourrait servir de problématique générale à l’intervention que nous avons préparée ensemble. Entre l’essentialisation du « tout est nature » et le constructivisme radical pour lequel « tout est culture », entre le marteau du sexe et l’enclume du genre, entre ces deux assignations théoriques, comment (re)penser le corps ? Comment, depuis sa naissance dans les années 50 et son appropriation par la pensée féministe, le concept de « genre » a-t-il été articulé à celui du corps ? Qu’est-ce que le genre fait au corps ? Permet-il de le resituer, de le recontextualiser et de le repenser ? Risque-t-il, dans le sillage des théories postmodernes et du « linguistic turn », de le déréaliser, de le dématérialiser et finalement de le nier, de l’occulter ? Comment éviter la fuite en avant vers l’abstraction sans pour autant renier les acquis essentiels du « genre », plus que jamais « catégorie utile d’analyse » (pour reprendre les mots de Joan SCOTT) à l’heure des débats violents sur la question du mariage et de l’adoption des couples homosexuels ? En d’autres termes, la pensée du genre peut-elle encore être une pensée du corps ?
Ce sont ces questions que nous allons tenter d’aborder ce matin en proposant trois grands moments :
Un premier moment consacré à l’histoire de l’émergence et de l’utilisation de la catégorie du genre dans la pensée et la lutte féministes : « Mon corps est un autre ? La longue marche du concept de genre dans la théorie féministe »
Un deuxième temps centré plus particulièrement sur l’apport de Judith BUTLER, son constructivisme radical selon lequel le sexe/corps est déjà du genre. Nous nous lancerons alors, peut-être à corps perdu, dans une lecture de BUTLER
Enfin, nous partirons des débats suscités par les textes de l’auteure de Trouble dans le genre autour de la matérialité des corps (cette matérialité qu’une conception trop radicale du genre menacerait de nous faire perdre de vue) pour donner deux exemples de recherche qui nous semblent pouvoir sortir de l’aporie d’un corps pris entre sexe et genre.
Le XIXe siècle français serait le « siècle de la matrice », l’acmé des temps longs de l’Histoire où les femmes auraient été résumées à leur sexe : les progrès de la science seraient en effet venus soutenir la théorie qui les assignait à leur corps, à n’être qu’un corps, et aurait renforcé la « naturalité » de la domination féminine. La science renforce ce que nous appelons aujourd’hui « les genres »1. L’adage « Tota mulier in utero » est alors le présupposé du discours des autorités, masculines, de l’époque, qu’elles soient politiques, scientifiques ou artistiques. « Nature ne fait rien en vain », tel serait le frontispice de l’architecture théorique des rapports de sexe d’un 19e siècle naturaliste. Chez les uns comme chez les autres, ce moment – que l’on peut faire durer jusqu’en 1949 et la publication par Simone DE BEAUVOIR du Deuxième Sexe –est celui du déterminisme biologique, ou de l’identité sexuelle. L’indistinction sexe-genre caractérise ces premiers temps de la pensée féministe. L’emploi même du terme de « genre » pour distinguer ce que nous différencions aujourd’hui entre sexe et « rôle social de sexe » pourrait être un anachronisme. Certes, les contemporains avaient conscience qu’il y avait des rôles dévolus à chaque sexe : mais le sexe induisait ce que nous appellerions le genre sans que les deux soient distingués, puisqu’ils étaient intrinsèquement liés dans le cadre d’un paradigme causal. Il y a, pour reprendre les mots de Nicole-Claude MATTHIEU, « une correspondance homologique » entre sexe et genre2. La complémentarité biologique, perceptible dans la différence des corps, induit des rôles différents. Dans le discours dominant des autorités scientifiques, littéraires et politiques, le corps féminin étant plus imparfait, ce donné naturel implique une hiérarchie des sexes. Cette perception du monde se traduit au niveau d’une symbolique organique : le cerveau et donc l’esprit est associé au masculin, la femme à l’utérus, à la matière, au corps. Les femmes sont donc entièrement du côté du corps, et leur rôle social en découle3.
C’est dans ce contexte qu’émerge la lutte féministe. L’essentialisme qui caractérise le 19e siècle est d’ailleurs partagé par un certain nombre de féministes – pas par toutes, notamment le féminisme essentialiste qui fera des vertus naturelles des femmes le fondement de son action. Le féminisme égalitaire peut être interprété comme annonçant un premier refus de l’essentialisme, si ce n’est différentialiste, du moins inégalitaire. Se fondant sur l’universalité de la raison et contestant l’universalité manquée de la Révolution Française, il revendique des droits égaux pour les hommes et pour les femmes. Il ne remet cependant pas en cause l’idée d’une différence naturelle, mais d’une inégalité : le genre, entendu comme il le sera en premier lieu comme sexe social, n’es pas distingué du sexe, les deux ne sont pas encore pensés comme deux choses différentes. Si l’on reprend la définition de Naomi SCHOR dans sa contribution à l’ouvrage Féminismes au présent dirigée par Michèle RIOT-SARCEY, le féminisme se fonde encore sur « la conviction que la femme possède une essence, que la femme a une spécificité qui tient en un ou plusieurs attributs innés qui définissent, abstraction faite des distinctions culturelles et des époques, son être stable en l’absence duquel elle cesse d’être classée comme femme »4. Le sujet des premiers moments du féminisme, unifié et transculturel, correspondrait alors à ce que Judith BUTLER dénonce lorsqu’elle évoque les « genres intelligibles », c’est-à-dire ceux qui maintiendraient « une cohérence et une continuité entre le sexe, le genre, la pratique sexuelle et le désir »56. « La femme » était donc le sujet du féminisme, même si des critiques se faisaient déjà entendre sur son manque de représentativité (il s’agit de toute la critique sur le féminisme bourgeois). Cette première configuration est encore perceptible dans l’entre-deux guerres : une grande partie du féminisme se revendique comme féminin pour s’étendre aux masses, via une assignation volontaire à l’identité féminine, aux normes qui définissent la féminité à partir des « vertus naturelles », c’est à dire liées à leur corps (dont la maternité) des femmes. Le féminisme différentialiste n’est cependant pas l’apanage de « l’avant-du-genre » : dans les années 1970, dans le sillage du MLF, se constituent des féminismes différentialistes, telle la tendance Psychépo d’Antoinette Fouque.
En 1949, la parution du Deuxième Sexe de Simone DE BEAUVOIR vient bouleverser ce premier paradigme d’intellection, inaugurant les féminismes que l’on a pu qualifier de la « deuxième vague7 ». Cette première révolution tient à la prise en compte par les Féministes de l’impossibilité de transformer une situation naturelle : les présupposés essentialisant du combat féministe étaient une aporie. Désormais, la différence avec les hommes est perçue non comme la conséquence inévitable du biologique mais comme une construction sociale hiérarchique. Avant même donc que ne soit formulé le concept de « genre », celui-ci était présupposé. C’est sur ce nouveau paradigme que s’appuiera le féminisme égalitariste, autre grand courant du féminisme radical qui émerge dans les années 1970 dans le cadre du Mouvement de Libération des Femmes. Il s’agit d’un féminisme matérialiste.
Le concept apparaît en premier lieu chez un médecin, Robert STOLLER qui, dans le cadre des processus de réassignation de sexe chez les transsexuels, introduit en 1955 la différence entre le sexe biologique et l’identité de sexe. Il reprend cette distinction en 1968 et parle cette fois-ci de « genre ». Cette distinction est reprise par les féministes. Pour la première fois en 1972, Ann OAKLEY évoque le sexe comme étant la distinction biologique entre le mâle et la femelle, et le genre comme une distinction culturelle entre rôles sociaux, appuyée sur les différences biologiques. Le genre est ainsi dans la lutte féministe un instrument de dénaturalisation du social qui rend possible l’action. Le genre est donc défini, dans cette première période, comme le « sexe social ». Louise NICHOLSON évoque l’entrée dans l’ère du « fondationnalisme biologique » : sans naturaliser le genre, les adeptes de cette théorie acceptent qu’il y ait une donnée première, le sexe d’un corps, sur lequel sont greffées des caractéristiques construites socialement (d’où le fait que le corps dans sa matérialité soit présent dans la seconde vague féministe comme objet de la lutte des femmes, via notamment par exemple le combat pour l’avortement). Entre sexe et genre existe une correspondance analogique. Cette distinction n’empêche cependant pas le maintien d’une catégorie « femmes » unifiée dans la lutte, non plus dans l’expérience partagée d’un même corps naturalisé et d’une identité biologique commune mais dans un rôle social partagé, des caractéristiques construites et universellement vécues, et dans celle des inégalités liées à ce rôle social. De « la femme », le sujet du féminisme est devenu « les femmes ».
On voit cependant rapidement l’impasse de cette conceptualisation, qui reste aujourd’hui populaire chez un certain nombre de féministes (féministes radicales, libérales,…) en ce qu’elle laisse le sexe inquestionné, et partant « renaturalise » les femmes : la différence sexuelle reste irrémédiablement naturelle, et conduit là encore la lutte féministe dans une impasse, en donnant prise à un discours sur l’irréductibilité de la différence (et donc, pour certains, des inégalités). Certaines féministes, dont les féministes dites matérialistes et les postmodernes, et parmi elles Judith BUTLER ont donc entrepris de critiquer cette perspective qui n’en finit pas totalement selon elles avec l’essentialisme. Le choix de Judith BUTLER pour illustrer cette « troisième vague » de la théorie féminisme vient de son rôle central pour le féminisme postmoderne, dont elle est une – voire la – figure de référence.
Judtih BUTLER montre dans Trouble dans le genre les dangers d’une catégorie « femmes » unitaire posée antérieurement comme sujet (et objet) de la lutte féministe, comme un préalable à celle-ci (celle-ci s’avérant coercitive et régulatrice)8 : la catégorie femmes doit être désuniversalisée et contextualisée. La critique de la catégorie « des femmes », pseudo-universalisante, qui ne tient pas compte des multiplicités d’expériences et de vécus, s’inscrit dans l’approche postmoderne du sujet, qui vient bousculer la conception cartésienne du sujet comme préexistant à lui-même et à ses déterminations, et est une des caractéristiques des féminismes de la « troisième vague », constructiviste et postmoderne, qui émerge dans les années 1990. Il faut pour BUTLER tenir compte de tous les régimes de pouvoir qui viennent marquer les corps – le genre aussi bien que la race, par exemple. La catégorie « les femmes » des féminismes de la « deuxième vague » n’est pas pour elle plus pertinente que celle de « la femme » des féministes de la première vague.
Cette critique du sujet du féminisme s’inscrit dans une remise en question de la distinction sexe/genre utilisée par la théorie féministe. Pour Butler en effet, « la distinction sexe/genre introduit un clivage au cœur du sujet féministe9 ». Si le genre ne découle plus du sexe naturellement, il y a donc « une discontinuité radicale entre le sexe du corps et les genres culturellement construits10 ». Le genre n’est alors plus un système binaire : même en admettant qu’il y a deux sexes, il n’y a pas nécessairement deux genres, ou alors on suppose un rapport mimétique entre sexe et genre, celui-ci étant nécessairement lié au corps.
La critique du sujet féministe par BUTLER passe ainsi par celle de la constitution du sujet/objet de la lutte dans la stratégie de la représentation féminine, qui repose sur la cohérence du sexe et du genre. D’une part le sujet féministe ne prend pas en compte la diversité des contextes culturels et des expériences féminines, mais aussi les identités de genre « inintelligibles ». D’autre part, postuler un tel sujet unifié échoue à prendre en compte le lien entre la production du genre comme contraignant et un régime politique qui est celui, comme nous le verrons, de l’hétérosexualité obligatoire, de la « matrice hétérosexuelle », qui produit – dans une perspective foucaldienne – les genres, les désirs et les corps nécessaires à sa perpétuation. Le genre, la sexualité, l’orientation sexuelle et l’identité sexuelle ont été construit comme liés et cohérents dans cadre d’une matrice de pouvoir hétéronormative, stipulant par exemple qu’une femme naissant avec des caractéristiques femelles doive avoir le genre correspondant (elle rejoint ici Monique WITTIG). BUTLER rejette, comme les féministes qui l’ont précédée, ce lien structurel : « il n’y a pas de lien direct de causalité ou d’expression entre le sexe, le genre, la présentation de genre, la pratique sexuelle, la sexualité », donc pas de lien implicite entre le corps naturellement sexuée et « l’identité de genre ».
BUTLER va plus loin dans sa critique, remettant en cause les présupposés mêmes du féminisme et la « position féministe de type humaniste » selon lequel le genre est un « attribut d’une personne dont la caractéristique est d’être une substance qui n’est pas encore genré, appelé « personne » », toujours dans le cadre de sa critique du sujet féministe. Si le genre est une interprétation plurielle du sexe, s’il y a une discontinuité radicale entre le sexe du corps et le genre culturellement construits, cela rend impossible une unité du sujet. Le féminisme dans sa conception du genre comme « sexe social » est passé d’une catégorie définie par le biologique à une catégorie définie par le social, avec un risque de « réification du genre ». Chez Beauvoir, on ne naît pas femme on le devient, mais on le devient nécessairement, sous l’effet de la contrainte sociale. Cette évolution est à son tour normative et fait passer le destin de la biologie à la culture, en présentant le corps comme un simple véhicule auquel on attache des significations.
Il faut à notre sens inscrire cette réflexion de BUTLER dans sa conception du sujet, puisque le moment est venu pour elle de repenser le mot d’ordre de construire un sujet féministe, et plus largement les constructions ontologiques de l’identité.
Butler rejette ce qu’elle appelle la « métaphysique de la substance », il n’existe pas pour elle de sujet présocial qui précéderait les processus discursifs qui le construisent. Elle refuse donc à la fois l’essentialisme, qui lie nécessairement une identité à un corps naturellement différencié, et le substantialisme, c’est-à-dire l’idée d’un individu précédant ses déterminations sociales : Il y a donc, chez Judith BUTLER, le refus d’un déjà-là, avant les processus normatifs qui construisent l’identité. Dans la construction de l’identité de genre, cela se caractérise par le refus d’un corps préexistant, d’une expérience corporelle précédant la médiation sociale Si les féministes matérialistes et postmodernes ne nient pas qu’il existe des organes génitaux, elles affirment que ces différences n’ont en elle aucune valeur. Louise NICHOLSON parle pour ce troisième paradigme d’intellection du sexe/genre de « constructivisme social »11, troisième temps que nous détaillerons ultérieurement lors de l’analyse de la conception du genre chez BUTLER.
Judith BUTLER développe sa critique à travers l’analyse de la pensée de trois auteures féministes françaises12 : Simone de BEAUVOIR, Luce IRIGARAY et Monique WITTIG, qui entrent aux Etats-Unis dans le corpus de la french theory13.
Pour Simone DE BEAUVOIR, dans Le Deuxième Sexe, le mâle est toujours assigné au sujet universel, la femme étant l’autre perpétuel, singulier, incarné. Le mâle a le statut de l’esprit rationnel, tandis que le corps est assigné au féminin. On retrouve donc la distinction que l’on avait soulignée dans l’anti-féminisme du 19e : si celle-ci ne se dit plus clairement, elle reste au niveau du symbolique et des schèmes de pensée.
BUTLER reproche alors d’une part à Beauvoir de maintenir la « hiérarchie du genre implicite » de la distinction : l’impossibilité beauvoirienne de sortir de la domination masculine implique un maintien du phallogocentrisme. BEAUVOIR, en maintenant le dualisme corps/esprit, maintiendrait une certaine forme d’essentialisme, en postulant l’existence d’un corps « indépendant » (et donc la distinction cartésienne entre liberté et corps). Or, comme nous le verrons, pour BUTLER, le corps est une construction.
Luce IRIGARAY et la tentation universalisante
BUTLER soutient qu’IRIGARAY14 élargit la critique féministe en s’attachant aux structures épistémologiques de la signification, et donc aux discours qui produisent le féminin. La différence sexuelle n’est pas un fait, mais un produit des structures de langage. Pour IRIGARAY, le problème n’est pas comme pour BEAUVOIR l’infériorité des femmes, mais le fait qu’elles soient exclues des structures de langage existantes, dans le cadre d’une économie phallogocentrique de la signification. Elle soutient que le sexe féminin n’est pas représenté, alors que BEAUVOIR le montre comme marqué (alors que le sexe mâle ne l’est pas). Alors que cette dernière définit les femmes comme « l’autre » perpétuel, et interprète la domination masculine comme « la réciprocité manquée d’une dialectique asymétrique15 », IRIGARAY argumente elle que « l’autre » reste une catégorie du discours masculin, et que les femmes sont en fait « l’irreprésentable », ce « sexe qui n’en est pas un ». Le sexe, dans le discours masculiniste, et « l’autre sexe » (les femmes) sont donc une construction linguistique, et « le féminin ne pourrait jamais être la marque du sujet16 ».La seule possibilité d’échapper à la marque du genre est alors de produire une économie de la signification alternative.
Une double critique peut alors être adressée à IRIGARAY. Comme le montre Monique WITTIG, ce paradigme repose sur une différence sexuelle essentialiste en apparence : la différence sexuelle semble être dans son analyse un impondérable, et donc un retour indirect du corps comme « naturel ». D’autre part, son analyse ne tient pas compte de la diversité culturelle pour BUTLER, et celle-ci risque ainsi d’aller vers un cadre universalisant des femmes, et donc de reproduire la constitution d’un sujet de la lutte féministe qui échoue à tenir compte de la multiplicité des expériences des femmes et qui soit donc exclusif.
BUTLER souligne que ni BEAUVOIR, ni IRIGARAY n’examinent la manière dont leur analyse du sexe est structurée par l’économie hétérosexuelle, qui institue une binarité sexuelle dans le cadre d’un système de pensée hétérosexuelle. Pour WITTIG17, dans le cadre d’une analyse féministe matérialiste, la catégorie de sexe est une catégorie politique qui fonde la société en tant qu’hétérosexuelle. Judith BUTLER rejoint ainsi Monique WITTIG lorsqu’elle soutient, comme nous le verrons par la suite, que dans le cadre de la « matrice hétérosexuelle », les corps sont produits selon une logique de différenciation sexuée binaire. Il n’y a donc pas de corps préexistant au genre.
S’il n’y a pas de « déjà-là » des sexes chez Monique WITTIG, il semble pour Butler qu’il y ait chez elle un « déjà-là » de l’être : « WITTIG considère que le sujet, la personne a une intégrité qui précède le social et la marque du genre »18. Cela apparaît pour Butler dans la solution qu’elle préconise pour transformer le statut des femmes : la destruction de la catégorie de sexe et de la classe « des femmes » qui fonctionne comme un concept primitif19 (c’est ce que Monique WITTIG définit comme « la pensée straight »), pour faire advenir les femmes comme sujet universel (alors qu’il n’y jusque là que les hommes qui soient des personnes et un seul genre, le féminin). Elle propose de le faire via la destruction de l’hétérosexualité, au profit d’une sexualité polymorphe qui ne soit pas organisée autour d’une différence génitale binaire. Il s’agit donc d’une modification du système d’organisation des corps, via une transformation politique des concepts clés. BUTLER critique cette approche, et plus largement celles des féministes pro-sexe, qui consiste à poser une sexualité en dehors du pouvoir comme « une impossibilité culturelle et un rêve politique irréalisable » : elle affirme, dans une perspective très foucaldienne, que les sexualités, mêmes non hétérosexuelles, sont toujours produites par le pouvoir hétérosexuel.
Cette idée est pour BUTLER basée sur une notion humaniste de « personne », prégenrée, présocialisée, caractérisée par la liberté20. Ainsi, dans La pensée straight, Monique WITTIG écrit-elle « une nouvelle définition de la personne et du sujet pour toute l’humanité ne peut-être trouvée qu’au-delà des catégories de sexe » : il faudrait donc trouver un sujet en-dehors, ce qui n’est pas viable pour BUTLER pour qui tout sujet est le produit des normes. La lesbienne, qui ne signifie rien dans le cadre de l’économie hétérosexuelle, puisqu’elle n’a pas de relations sexuelles avec le sexe opposé, est le moyen de renverser le système de sexe. Elle est pour WITTIG dans une situation philosophiquement (et politiquement) au-delà des catégories de sexe. Or pour BUTLER, cet au-delà s’appuie sur un déjà-là, l’idée d’une personne qui précéderait ses déterminations. Et cette métaphysique de la substance est « responsable de la production et de la naturalisation de la catégorie même du sexe »21, donc de l’échec du féminisme. La stratégie de WITTIG comprend mal pour elle la structure du pouvoir hétéronormatif, qui produit les sujets. Pour elle, résister au pouvoir de l’intérieur est l’unique option, tandis qu’imaginer quelque chose à l’extérieur du pouvoir est un effet de pouvoir. Cette résistance est possible parce que pour BUTLER, le genre n’est pas quelque chose qu’on a ou qu’on est, mais qu’on fait, selon une théorie de la performativité du genre.
La proposition la plus forte de BUTLER consiste donc à remettre en cause l’opposition sexe/genre calquée sur l’opposition nature/culture. Cette opposition naturalise le corps, le fige comme fondement naturel indubitable sur lequel viennent se greffer des significations culturelles : « on figure le corps comme un simple instrument ou un véhicule auxquels on attache un ensemble de significations culturelles qui leur sont externes22. Au contraire, pour BUTLER, le sexe est toujours déjà du genre, « le sexe est par définition, du genre de part en part », c’est-à-dire que le corps est également un construit, un produit. Le corps n’est donc pas la cause mais l’effet du genre.
Très influencée par la philosophie française du poststructuralisme et de la déconstruction, la fameuse « French Theory », Judith BUTLER s’appuie notamment sur les travaux de FOUCAULT. Elle montre comment FOUCAULT a ouvert la voix à cette affirmation radicale, le genre précède le sexe (Christine DELPHY), en montrant que « la catégorie de sexe, qu’elle soit masculine ou féminine, est produite par une économie régulatrice diffuse de la sexualité »23. « Pour FOUCAULT, être sexué, c’est être assujetti à un ensemble de régulations sociales, c’est faire que la loi gouvernant ces régulations constitue à la fois le principe formateur du sexe, du genre, des plaisirs et des désirs d’une personne et le principe herméneutique d’interprétation de soi »24. C’est toute la conception du pouvoir et du sujet de FOUCAULT qui intéresse ici BUTLER : le pouvoir ne s’exerce pas qu’en négatif (la répression, l’interdiction, la mutilation), il est aussi productif/producteur, en l’occurrence producteur du genre et des corps. Il ne peut donc y avoir de corps avant, en deçà ou au-delà de la Loi : il n’y a pas, comme l’écrit FOUCAULT, de « lieu du grand Refus ». L’idée d’un corps vierge de la Loi, prédiscursif, autrement dit l’idée d’un corps authentique, naturel, est pour BUTLER une illusion produite par le système de genre qui s’attache à se dissimuler comme construction et à naturaliser le produit de cette construction. Comme le résume très bien Elsa DORLIN dans Sexe, genre et sexualités, « le genre est ce qui construit le caractère fondamentalement non construit du sexe25 ».
Rompre avec cette illusion d’un corps pur, corps biologique dégagé de toute signification sociale et culturelle constitue une importante entreprise de dénaturalisation du corps et de redéfinition du genre. Le genre n’est plus l’interprétation socioculturelle d’un corps soi-disant biologique mais à la fois le système producteur des corps et le résultat de ce système. Le genre est à la fois processus de production du sexe et processus d’invisibilisation, de naturalisation de cette production. Judith BUTLER : « le genre désigne précisément l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes (…) ; c’est (…) l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi « la nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif », qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup ».26
Dans la lignée de FOUCAULT, BUTLER pense donc le corps comme toujours pris au cœur d’un ensemble de discours, de pratiques disciplinaires qui le façonnent pour le faire entrer dans un matrice d’intelligibilité spécifique, celle de l’hétérosexualité obligatoire : « le sexe n’est ainsi pas simplement ce que l’on a, ou une description statique de ce que l’on est, c’est bien plutôt l’une des normes par lesquelles « on » devient viable, sans laquelle un corps ne peut être apte à la vie au sein du domaine de l’intelligibilité culturelle »27. En résumé, la conception du genre de Butler destitue le corps fondement naturel en le replaçant au terme de la construction de genre et dés-innocente le corps en le replaçant à l’articulation de rapports de pouvoir et de dominations.
Il faut alors tenter d’identifier et de comprendre le fonctionnement et l’efficacité de ces pratiques disciplinaires, se demander comment et par quoi le corps est construit/produit. Le système de genre crée l’illusion d’une intériorité, intériorité qui constituerait notre véritable identité, notre « moi » authentique. Le corps ne serait alors que l’instrument, le moyen d’exprimer ou de révéler ce noyau fondamental. Conduite, sous l’impulsion de la « French Theory », à une analyse critique des notions de sujet et de substance, Judith BUTLER rejette la conception du corps comme lieu de l’expression d’un soi, d’une âme, d’un sujet achevé et autonome pour lui substituer une réflexion sur la performativité du genre.
Je cite BUTLER : « Dire que le corps genré est performatif veut dire qu’il n’a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité. Si cette réalité est constituée comme une essence intérieure, cela implique que cette intériorité est précisément l’un des effets d’un discours fondamentalement social et public (…) En d’autres termes, les actes, les gestes, les désirs exprimés et réalisés créent l’illusion d’un noyau interne et organisateur du genre, une illusion maintenue par le discours afin de réguler la sexualité dans le cadre obligatoire de l’hétérosexualité reproductive (…) Le fait de passer d’une origine politique et discursive de l’identité de genre à un « noyau » psychologique exclut qu’on analyse la constitution politique du sujet genré et les idées toutes faites sur l’indicible intériorité de son sexe ou de sa véritable identité »28. En d’autres termes, comme l’explique Eric FASSI dans sa préface, « le genre n’est pas notre essence, qui se révèlerait dans nos pratiques ; ce sont les pratiques du corps dont la répétition institue le genre ».
Comprendre comment les corps sont façonnés par les systèmes de pouvoir nécessite donc de s’intéresser à l’incorporation des normes et à la façon dont les discours donnent corps, se matérialisent. Qu’est-ce qui donne matière aux corps ? Qu’est-ce qui les fait signifier ?
Judith BUTLER reprend les analyses linguistiques d’AUSTIN pour penser cette incorporation des normes et cette matérialisation des discours. AUSTIN distingue les énoncés descriptifs, déclaratifs et les énoncés performatifs. Un énoncé performatif est un énoncé qui, dans un contexte social donné, fait ce qu’il dit au moment où il le dit. BUTLER parle aussi de la performativité comme « cette dimension du discours qui a la capacité de produire ce qu’il nomme ». BUTLER conçoit la performativité du genre comme une interpellation sociale qui intervient et s’effectue avant même la naissance : l’échographe qui déclare « c’est une fille » ou « c’est un garçon » fait bien plus que constater un sexe (constat qui pourrait parfois être remis en cause par des examens plus poussés et plus complets) : son affirmation, appuyée par l’autorité que lui confère le cadre médical, produit ce que BUTLER appelle le « performatif inaugural », qui sera relayé, réitéré, réaffirmé par une multitude d’autres énoncés performatifs. Il y a donc incorporation de ces énoncés et reproduction, recitation (récitation) de ces énoncés pour incarner le modèle de genre qui nous donne toute notre lisibilité sociale : nos gestes, nos actes, « au sens le plus général, sont performatifs, par quoi il faut comprendre que l’essence ou l’identité qu’ils sont censés refléter sont des fabrications, élaborées et soutenues par des signes corporels et d’autres moyens discursifs »29.
On le voit, l’incorporation des normes est permise par une réitération, une répétition indéfinie d’énoncés, d’actes performatifs. La norme, pour être efficace, doit sans cesse être recitée, récitée par les corps. Les discours normatifs instituent donc des corps genrés capables de réitérer, d’effectuer eux-mêmes d’autres actes performatifs rendant leur corps conforme, viable c’est-à-dire lisible, interprétable dans et par la matrice de l’hétérosexualité obligatoire. C’est cette réitération que BUTLER appelle la « stylisation des corps ». Se référant aux notions sartriennes et foucaldiennes de « style d’être » et de « style d’existence », BUTLER définit le corps comme « configuration stylisée » et le genre comme « style corporel », « répétition stylisée d’actes » : « L’effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré durable. Cette façon de formuler les choses extrait la conception du genre d’un modèle substantiel de l’identité au profit d’une conception qui le voit comme une temporalité sociale constituée »30.
Cette « répétition stylisée » insère en effet la dimension du temps et de la discontinuité (répétition, réitération, récitation) au cœur de la production du corps genré. Cette répétition discontinue est en même temps condition de l’efficacité du performatif et sa faille, la condition de subversion des normes de genre. Il serait donc possible de faire proliférer les répétitions décalées, incohérentes ou illisibles pour démasquer le processus performatif et le troubler en défaisant la configuration qui construit la cohérence entre sexe, genre et sexualité. Serait ainsi rendue possible une politique du performatif, une puissance d’agir au sein même de la Loi en la faisant se retourner contre elle-même. La notion de « style » est d’ailleurs symptomatique de la façon dont BUTLER tente de penser la performativité entre détermination et puissance d’agir au sein même et par le moyen de la contrainte : dans l’introduction qu’elle écrit pour TG en 1999, elle se penche de nouveau sur la question du style mais sur un autre plan (son style d’écriture) : « je pense que la question du style nous mène sur un terrain difficile, que ce n’est pas un choix purement individuel ou qu’il suffirait de vouloir pour pouvoir le contrôler à notre guise ». Le style n’est plus conçu, comme dans la tradition romantique, comme l’expression spécifique d’une individualité, mais comme une transaction.
La stylisation des corps butleriienne doit bien quelque chose à l’habitus bourdieusien mais s’en distingue en ce que, ne pensant pas la construction sociale en terme d’intérieur/extérieur (l’intériorité étant une illusion de permanence et d’unité elle-même construite), elle ne pense pas la violence symbolique et l’intériorisation de la domination mais propose une voie vers la création de nouvelles configurations de genre. Il s’agit moins d’abolir le genre que le défaire et de le refaire.
Dans Trouble dans le genre, BUTLER s’intéresse à la figure du « drag », donc de la performance transgenre, comme pratique du trouble, de la perturbation, de l’inquiétude dans le genre. Lorsque nous voyons un homme habillé en femme (ou l’inverse) nous faisons le départ entre ce qui pour nous constitue la réalité (un corps masculin ou féminin) et ce qui relève d’une apparence fausse trompeuse, d’une illusion. BUTLER nous invite alors à nous interroger sur le fondement de notre perception de ce qui est réel ou irréel. Quelles sont les catégories culturelles naturalisées qui nous permettent de voir un corps comme réel ou irréel ? « c’est à cette occasion que l’on comprend que ce que nous tenons pour réel (…) est en fait une réalité qui peut être changée et transformée »31.
La performance du « drag » se présente comme une mauvaise imitation, une mauvaise performance de genre. En cela, elle exhibe ce que BUTLER appelle « la structure imitative du genre », elle révèle que le genre est fondamentalement l’imitation d’un modèle introuvable, d’un modèle (masculin ou féminin) jamais totalement atteignable. La performance du « drag » est donc une parodie du processus d’incorporation de la norme de genre qui déstabilise le cadre d’intelligibilité hétéronormé en le faisant dysfonctionner. Toujours dans Trouble dans le genre, BUTLER développe les potentialités politiques de cette performance parodique : « cette déstabilisation permanente des identités les rend fluides et leur permet d’être signifiées et contextualisées de manière nouvelle ; la prolifération parodique des identités empêche que la culture hégémonique ainsi que ses détracteurs et détractrices invoquent des identités naturalisées ou essentielles »32. Ces pages de Trouble dans le genre ont suscité deux grandes critiques adressées à BUTLER :
d’une part, on lui a reproché de livrer les dominé-e-s à eux/elles-mêmes et en ne leur offrant comme perspective d’émancipation que la performance parodique locale, individuelle, détachée de tout mouvement collectif et organisé
d’autre part, on a accusé le constructivisme radical de BUTLER d’oublier la matérialité des corps, les conditions de vie concrètes dans lesquelles ils évoluent pour poser le genre et sa subversion, comme une simple esthétique. On peut en effet remarquer que plus on avance vers la fin de Trouble dans le genre, et donc vers la formulation des idées fortes du livre, plus BUTLER recourt à des catégories issues de la linguistique et de l’analyse littéraire : performativité, style et stylisation, parodie, performance… On a pu alors reprocher à BUTLER de tomber dans les travers d’un « linguistic turn » radical où le réel se réduirait à des jeux de discours et à des représentations.
Toutefois, il faut bien retenir que le « drag » est une figure-limite, figure de la marge qui permet certes de troubler et d’interroger le centre de la norme mais qui ne fournit pas le « modèle de vérité du genre », le modèle banal, quotidien de la façon dont chacun effectue son genre : « il serait erroné de voir le drag comme le paradigme de l’action subversive ou encore comme un modèle pour la capacité d’agir en politique »33. Le « drag » propose une performance, c’est-à-dire une mise en scène consciente et explicite d’une incohérence (caricaturale et déréalisante) entre une identité intérieure et une apparence extérieure. Cependant, la performance est un acte théâtral singulier et limité dans le temps, produite par un acteur décidant de son jeu. La performativité, qui est la structure banale, quotidienne du genre, n’a de sens que dans et par la répétition. Elle n’est ni tout à fait déterminée ni tout à fait intentionnelle, elle est à la fois permise et limitée par la contrainte, elle ne suppose pas de sujet à l’origine de l’acte, d’acteur maître de son jeu.
Distinguer performance et performativité (ce que BUTLER fera elle-même après la parution de Trouble dans le genre dans des ouvrages comme Ces corps qui comptent) permet de ne pas sur-interpréter la figure du « drag » et de ne pas considérer le genre comme une simple invention de soi soluble dans la logique de marché, une simple esthétique de soi, un jeu libre ou une théâtralisation de soi34 : BUTLER précise bien que « le genre n’est pas un artifice qu’on endosse ou qu’on dépouille à son gré, et donc, ce n’est pas l’effet d’un choix »35.
On peut en outre rétorquer à ceux qui accusent trop rapidement BUTLER d’oublier la réalité des corps que son analyse part des genres et des corps qu’elle appelle « non vivables » parce qu’ils sortent du cadre d’intelligibilité dans lequel ils peuvent s’inscrire, signifier, être lisibles, c’est-à-dire sortent du champ de ce qui est reconnu comme humain. Comme le remarque Elsa DORLIN, BUTLER reste attentive à « la force punitive que la domination déploie à l’encontre de tous les styles corporels qui ne sont pas cohérents avec le rapport hétéronormé qui préside à l’articulation des catégories régulatrices que sont le sexe, le genre et la sexualité, force punitive qui attente à la vie même de ces corps »36. J’ajouterais que la notion de « vulnérabilité », que BUTLER développe amplement ces dernières au sujet de la guerre et des politiques de la violence, sous-tend déjà son approche des corps illisibles et non vivables, des corps précaires ; « S’il est une tâche normative – au sens positif du terme – que se donne Trouble dans le genre,, écrit BUTLER dans l’introduction de 1999, c’est s’efforcer d’étendre [la] légitimité à des corps qu’on a jusque-là considérés comme faux, irréels et inintelligibles »37 !
Autre argument : BUTLER tente elle-même de répondre à ces critiques en montrant qu’elle ne nie pas la matière des corps mais que cette matière n’est pas neutre, qu’elle doit être historicisée, resituée dans le contexte politique qui la constitue. Le concept même de matière ne peut être selon elle utilisé de manière « innocente » ou « objective », extrait de sa longue tradition philosophique occidentale (qui depuis Aristote calque le rapport masculin/féminin sur le rapport forme/matière). Parler de la matière comme d’une évidence sans l’interroger comme construction politique, c’est être aveugle aux dispositifs politiques et discursifs qui lui donnent sa réalité, sa naturalité. BUTLER ne dit pas que le corps n’existe pas mais rappelle et ne cesse de montrer, comme le résume Eric Fassin, qu’il est le « produit d’une histoire sociale incorporée ».
Enfin on peut trouver, même dans les propositions apparemment les plus abstraites de BUTLER, une attention particulière à la matérialité du corps sensible, voire du corps érotique. C’est notamment le cas lorsqu’elle explique, en reprenant les catégories freudiennes, le processus de « mélancolie du genre ». A l’inverse du deuil, qui suppose pour FREUD l’acceptation de la perte de l’objet (tabou de l’inceste), la mélancolie est un processus lié au refus de la perte d’une identité possible : il y a alors ce que FREUD appelle « introjection », c’est-à-dire incorporation de l’objet dont la perte est refusée. Or, pour BUTLER, le tabou de l’homosexualité précède celui de l’inceste. Le tabou de l’homosexualité est premier et « crée les prédispositions hétérosexuelles sans lesquelles le conflit œdipien n’est pas possible38 »
Le renoncement à l’amour pour le parent de même sexe déclenche un processus mélancolique qui construit l’identité de genre et le corps hétérosexuel, circonscrit ses zones érogènes, élit certains organes et en interdit d’autres : dans ce cadre, « « devenir » un genre est un processus qui demande beaucoup de travail pour finir naturalisé, et qui requiert une différenciation des plaisirs et des parties du corps sur la base de significations genrées. Les plaisirs se trouveraient dans le pénis, le vagin et les seins ou viennent de ces parties, mais de telles descriptions correspondent à un corps déjà construit ou naturalisé comme étant d’un certain genre. Autrement dit, certaines parties du corps deviennent des sources possibles de plaisirs précisément parce qu’elles correspondent à un idéal normatif relatif à un corps d’un certain genre. »39. Il est intéressant de voir dans cet extrait comment BUTLER maintient à la fois sa thèse du corps construit, jamais en-deçà ou antérieur à la Loi, tout en appréhendant ce corps dans sa matérialité la plus sensible, la plus concrète. Il y a bien matière, mais cette matière est construite, prise dans un faisceau de discours, de pratiques, de fantasmes. Au fond, et c’est ce que BUTLER souligne particulièrement dans Ces corps qui comptent, la matérialité du corps ne peut se comprendre que comme une matérialisation de normes régulatrices, que comme un effet de pouvoir.
Des travaux d’historiens sont venus, ces vingt dernières années, sont venus appuyer cette théorie du genre comme effet de pouvoir, comme discours normatifs produisant le corps sexué, et lui apporter le label indispensable pour être légitime sur la place publique, et contre les accusations de « surthéoricisme », du « réel empirique ». Ils constituent le pendant pratique des analyses de Judith BUTLER (et du féminisme constructiviste et postmoderne) qui en serait le versant théorique
Sans tracer ici un bilan historiographique complet du genre, trop complexe pour être résumé en quelques mots, on peut néanmoins souligner que le genre, non plus comme seulement sexe social, mais comme catégorie discursive produisant le corps sexué, a donc fait son entrée – encore timide par rapport au second paradigme d’intellection sexe/genre du fondationnalisme biologique - est donc devenu une « catégorie utile de l’analyse historique », pour reprendre les termes de Joan Scott. Les historiens ayant abordé ce point, comme BUTLER au même moment, soulignent que l’interprétation et le sens donnés à des caractéristiques anatomiques varient selon les choix sociaux, culturels et politiques.
Cette nouvelle utilisation du genre dans cette perspective accentue les débats sur son utilisation en Histoire, notamment en Histoire des femmes. Certain-e-s historiennes reprochaient déjà au genre comme sexe social d’invisibiliser les femmes, dans le cadre d’un champ de la recherche historique militant, qui s’était précisément donné pour objectif de faire émerger celles-ci comme actrices de l’Histoire. Le genre comme « performance » se heurte à la matérialité de l’archive et au vécu quotidien des hommes en chair e en os, dès que l’on sort de l’analyse des discours. On peu d’ailleurs relever que l’ouvrage fondateur de l’analyse du sexe comme construit historique, La Fabrique du sexe de Thomas LAQUEUR est, comme nous le verrons par la suite, essentiellement écrit à partir d’ouvrages théoriques. Le corps reste donc encore largement dans le champ historique, soit l’objet de discours analysés dans le cadre d’une histoire des représentations, soit une réalité sur laquelle vient se greffer un genre au sein d’une histoire sociale qui s’intéresse aux rôles et au vécu des individus, et où le corps comme étant produit reste largement inquestionné, malgré les évolutions récentes que nous avons pu souligné. Comme le note Thomas LAQUEUR, « De manière générale, mon ouvrage et les études féministes en général sont inexorablement pris dans les tensions de cette formulation : entre le langage d’une part, et la réalité extralinguistique de l’autre ; entre la nature et la culture : entre le « sexe biologique » et les marqueurs politiques et sociaux sans fin de la différence. Nous demeurons en suspens entre le corps envisagé comme masse de chair extraordinairement fragile, sensible et éphémère qui nous est familière, et le corps qui est si irrémédiablement lié à ses significations cultuelles qu’il est impossible d’y accéder sans médiation40 ».
La preuve par l’Histoire de « la fabrique du sexe »
Dans son ouvrage au titre programmatique La Fabrique du Sexe41, Thomas LAQUEUR42 tente de montrer la manière dont le sexe a été historiquement construit, en analysant le passage d’un modèle antique (jusqu’au 18e siècle) qui serait une « affaire de degrés » dans le cadre d’un modèle unisexe (masculin), et donc de perfection le long d’un axe dont le télos serait mâle, à un modèle d’altérité radicale fondée sur une bipartition sexuelle biologique entre masculin/féminin. Laqueur écrit ainsi qu’une « anatomie et une physiologie de l’incommensurabilité remplacèrent une métaphysique de la hiérarchie dans la représentation de la femme par rapport à l’homme ». Les organes génitaux masculins et féminins étaient donc pensés dans le modèle antique et médiéval comme les deux pôles opposés d’un continuum à une seule dimension. Il n’y a pas de différence de nature, mais de « perfection », et hommes et femmes sont classés selon leur degré de chaleur vitale dans le cadre d’une métaphysique de la hiérarchie.
Le 18e siècle serait le moment du passage à une métaphysique de l’altérité moment du passage à une métaphysique de l’incommensurabilité43. LAQUEUR écrit ainsi que « c’est au 18e siècle que fut inventé le sexe tel que nous le connaissons »44. Cette mutation ne doit rien selon lui au progrès scientifique. Les hommes savaient depuis longtemps que l’un enfante, l’autre pas. De plus, les progrès de l’anatomie mettaient en évidence les origines communes des deux sexes dans un embryon morphologiquement androgyne. Les nouvelles façons d’interpréter le corps sont pour l’historien le fruit d’une évolution épistémologique et politique45.
Il n’y a donc pas de base naturelle et biologique en soi à la conception de sexes naturellement différents, sur lequel le genre viendrait se greffer, puisque celle-ci est un construit historique. Il énonce ainsi le projet de son livre : « Ce livre porte donc sur la formation non pas du genre, mais du sexe. Mon propos n’est pas de nier la réalité du sexe ni du dimorphisme sexuel en tant que processus évolutif Mais j’entends montrer, en m’appuyant sur des données historiques, que presque tout ce que l’on peut vouloir dire sur le sexe – de quelque façon qu’on le comprenne – contient déjà une affirmation sur le genre. Dans le monde unisexe comme dans le monde bisexué, le sexe es de l’ordre de la situation : il ne s’explique que dans le contexte de batailles autour du genre e du pouvoir » Comme BUTLER, LAQUEUR défend une antériorité du genre. « Dans les textes antérieurs aux Lumières, il faut à mon sens comprendre le genre comme l’épiphénomène, tandis que le genre, ce que nous prendrions pour une catégorie culturelle, était premier ou « réel ». Le genre – homme ou femme – importait énormément et faisait partie de l’ordre des choses : le sexe était une convention46 ». Par la suite, « le sexe prit la place du genre en tant que catégorie fondatrice première »47.
LAQUEUR souligne cependant l’importance de ne pas oublier le corps, dans cette entreprise de déconstruction. Il y a selon lui, à travers une trop grande focalisation sur le rôle social, une menace d’invisibilisation du corps. Cette menace semble selon nous s’éloigner par l’orientation récente de certains travaux de recherche, notamment en histoire des sexualités. On peut citer à titre d’exemple la parution récente d’une Histoire du clitoris, de Sylvie CHAPERON. LAQUEUR souligne ainsi les risques d’une déconstruction trop totale, d’une domination totalitaire du genre. On retrouve cette critique au sein de la lutte féministe, actuellement traversée de débats liée à l’émergence du constructivisme social en matière de genre.
Si jeunesse pouvait, si vieillesse savait : « sexe social » contre « sexe construit », le genre au centre de la redéfinition féministe
Nous avons vu les critiques adressées à Judith BUTLER, qui lui reprochaient de tomber dans une forme d’hyperconstructivisme et de défendre l’idée que toute réalité n’est que l’effet d’une production discursive et d’une construction langagière. Dans le cadre de la lutte féministe, l’approche du genre comme productif du sexe détruirait les possibilités de la lutte féministe en déconstruisant le sujet, son agentivité, et la catégorie « femmes » ( et serait alors une nouvelle ruse du patriarcat). On reproche donc à BUTLER de détruire le sujet – et l’objet – de la lutte féministe. Selon Seyla BENHAHIB48, pour ne cite qu’elle, le constructionnisme totalisant (voire totalitaire) de BUTLER implique une nouvelle forme de déterminisme social – ce qui est mal comprendre les propositions de subversion de celle-ci.
Un autre reproche adressé à BUTLER est de ne pas prendre assez en compte les inégalités structurelles en mettant l’accent sur l’aspect discursif et normatif dans la production du genre et du corps. On reproche aux féministes postmodernes une pratique politique qui porterait plus au niveau du discursif et du symbolique, au détriment des réalités concrètes et donc de la possibilité d’une « lutte de terrain » et d’actions politiques (au niveau juridique, institutionnel,…). La pensée BUTLERienne implique selon nous l’abandon de la lutte « pour » (l’égalité) et « contre » (le masculin) au profit de la lutte « dans », puisqu’il ne s’agit plus de lutte contre l’interprétation (le genre comme sexe social) abusive d’une réalité binaire biologique et indépassable (le corps sexué), mais de « lutter dans » pour la subvertir. Alors que BUTLER proposerait de dépasser la lutte pour des résultats immédiats en en montrant l’aporie (la revendication d’un sujet femmes unifié, mais aussi à notre sens pour l’égalité, telle que présentée par la plupart des féministes, implique un maintien du sexe naturel et une réificaiton du genre consolidant l’idée d’une différence) et en proposant un projet à plus long terme, la plupart des féministes lui reprochent d’empêcher la lutte.
Le rejet d’une désessentialisation totale de la différence sexuelle viendrait donc de la nécessité d’admettre, selon nous, que le masculin est tout autant une construction sociale, et n’est donc plus « l’ennemi principal », pour reprendre les mots de Christine DELPHY49. D’autant plus que le « corps féminin » dans sa spécificité est, notamment depuis l’émergence en 1970 d’un mouvement de libération des femmes, l’enjeu de la lutte voire les moyens de celle-ci (dans le cadre par exemple de l’affirmation du lesbianisme comme libération de l’oppression masculine). Le féminisme postmoderne dépasse le débat égalité-différence, qui maintient l’idée d’une différence naturelle des sexes. L’avenir du féminisme passerait par la déconstruction des catégories « hommes/femmes », au-delà d’une lutte contre l’inégalité des relations, à travers la subversion d’une économie de la signification hétéronormative. Il ne s’agit plus de transformer politiquement des relations sociales construites, puisque la binarité catégorielle est elle-même déconstruite. Non pas, comme le veulent les féministes matérialistes, en éliminant ces catégories. Mais en valorisant la multiplicité des genres et des orientations sexuelles, ce que rend possible la dissociation totale entre le genre et le sexe. Le féminisme postmoderne pose donc la question de la difficulté à articuler féminisme théorique et féminisme politique, elle-même révélatrice de la difficulté à penser la construction des corps sexués avec les cadres de pensée et les moyens discursifs à notre disposition, marqués par des siècles de différence sexuelle biologique.
On ne peut pas soupçonner Hélène ROUCH d’éluder la matérialité des corps. Biologiste, universitaire, féministe, le corps vivant est l’objet qui occupe l’essentiel de ses recherches. Croisant sciences de la vie et sciences sociales, elle s’inscrit, comme Laqueur, dans le champ de la critique épistémologique et ne cesse d’interroger les représentations culturelles et idéologiques qui infusent et informent les théories scientifiques produites au sein de sa discipline d’origine.
Il n’est pas question ici de se lancer dans un exposé complexe d’immunologie mais de voir comment la réflexion d’une biologiste sur la membrane, sa plongée au cœur et au creux de la matière, au plus intime de la matérialité des corps peut permettre de reconsidérer la « nature » de cette matière, de la dégager de conceptions trop simples qui la figent pour lui rendre sa plasticité et sa fluidité. Il ne s’agit pas avec Hélène ROUCH de partir d’un discours abstrait qui s’imposerait à la matière, la définirait, la réifierait et la délimiterait mais de partir de l’observation fine de la matière même du corps pour penser l’identité et le rapport à l’altérité.
Je ferai référence ici à une communication prononcée par Hélène ROUCH le 6 novembre 1980 dans le cadre de son séminaire « Limites-Frontières », recueillie en 2011 dans l’ouvrage Les corps, ces objets encombrants ; contribution à la critique féministe des sciences. Ce texte, intitulé « Limites et membranes », s’appuie sur les développements récents de l’observation et de l’analyse scientifique de la structure et des fonctions de la membrane, objet qui fascine Hélène ROUCH. Il a fait l’objet d’une intervention d’Elsa DORLIN le 1er avril 2011 lors d’une journée consacrée aux travaux d’Hélène ROUCH et à la critique féministe des sciences, communication que je n’ai pas retrouvée et qui ne semble pas être encore publiée.
Avec la membrane, nous sommes donc au cœur même de la matière, dans l’ordre de l’infime, dans la texture même de notre organisme, l’origine de la vie, « cette vie qui, il y a quelques milliards d’années, a commencé vraisemblablement avec des esquisses de membranes qui se sont différenciées dans la « soupe primitive »50.
Tout organisme vivant est donc une forme « dont l’enveloppe fonctionne comme limite-frontière séparant un dedans d’un dehors, un soi d’un non-soi »51. Cette enveloppe est une membrane, qu’il s’agisse de la peau, d’une carapace, de la membrane de n’importe quelle cellule vivante. La membrane, rappelle Hélène ROUCH, faute de technologies assez poussées pour l’observer dans toute sa complexité, a très longtemps été conçue comme un « durcissement de matière formant la lisière protectrice de la cellule, lui donnant sa forme et l’isolant du milieu extérieur »52. Mais les progrès techniques ont permis d’en avoir une approche plus fine qui fait apparaître un fonctionnement plus souple : elle est capable de « modifier sa forme, de s’invaginer, de se dévaginer, de former des vésicules de captation ou d’expulsion s’ouvrant vers l’intérieur ou l’extérieur, puis se refermant dans des processus de fusion membranaire »53.
Les nouvelles modélisations de la membrane privilégient donc la fluidité, la souplesse, la transformation : « La membrane est elle-même déjà un espace de circulation de ses propres constituants, un flux entre deux flux (le flux du cytoplasme et le flux du milieu extérieur). Davantage qu’une limite entre un espace intérieur et un espace extérieur, un espace mouvant entre deux espaces qui fait communiquer le dedans et le dehors. Un espace pouvant accepter du dehors vers le dedans, et émettre du dedans vers le dehors »54. Néanmoins, Hélène ROUCH note que les chercheurs en immunologie déploient un lexique de la guerre et de l’agression lorsqu’ils décrivent la réaction d’une cellule face à une cellule étrangère (dans le cas d’une infection virale par exemple). L’identité cellulaire, que les scientifiques appellent de manière significative le « soi », se défend contre l’attaque d’un « non-soi » qu’elle reconnaît comme différent, étranger. Tout se passe comme si l’autre était toujours fondamentalement pathogène. Or Hélène ROUCH remarque que ces mécanismes de contre-agression ne sont pas systématiques, qu’ils ne se déclenchent pas dans certains cas de parasitisme, ni dans le cas de la fécondation ou de la greffe d’organe (pourtant corps étranger). Quelle est la règle, quelle est l’exception ? Le mécanisme de contre-agression, la contre-attaque des cellules est-elle une loi qui souffrirait des cas particuliers ou une modalité parmi d’autres de réaction des cellules à des cellules étrangères ? Les métaphores belliqueuses du langage scientifique ne sont en tout cas pas neutres, elles véhiculent, selon Hélène ROUCH, une conception du rapport à l’identité et à l’altérité et « s’enracin[ent] dans l’idée que l’individu est inévitablement agressé par tout ce qui n’est pas lui, que la notion même d’identité repose sur la peur, le refus et l’exclusion de l’autre »55. Dans ce cadre, la membrane est perçue comme une enceinte et même une « enceinte fortifiée » protectrice d’une intégrité menacée. La biologiste mais donc en regard deux façons de concevoir et de modéliser la structure de la membrane, qui ne sont pas du tout déliées de représentations sociales et politiques.
Hélène ROUCH opte quant à elle pour une conception dynamique de la membrane, donc d’une matière en mouvement, plastique, dont l’identité/l’intégrité n’est pas stabilisée une fois pour toute et protégée par le raidissement et le figement mais en construction permanente. A ce titre la membrane, véritable paradigme, figure de pensée pour Hélène ROUCH, nous intéresse pour penser l’articulation du genre, du corps et de l’identité.
Sur le plan de la fonction de la cellule et de la membrane, Hélène ROUCH remet en question le principe d’ « homéostasie » « qui prescrit la constance du milieu cellulaire (…) qui met donc en place un système de régulation complexe visant à défendre la cellule, l’organisme, contre les variations du milieu extérieur »56. Mais il semble, selon Hélène ROUCH, que la fonction de régulation de la membrane, et donc les modalités de sa porosité soient plus complexes. Selon elle, le concept d’homéostatie échoue à rendre compte de la plasticité de la membrane plasmique (membrane qui délimite la cellule en séparant le cytoplasme du milieu extérieur) qui se répète indéfiniment à l’intérieur de la cellule « délimitant un immense réseau de cavités communicantes, se faisant et se défaisant dans un flux membranaire incessant de formes et de fonctions, fabriquant, concentrant, diluant des liquides dans une circulation dont l’homéostasie ne peut rendre compte »57. A l’instar de BUTLER qui casse la dichotomie intériorité/extériorité en affirmant que l’intériorité est une illusion construite et naturalisée, la description de la membrane proposée par Hélène ROUCH remet en question les frontières et les limites entre un intérieur protégé et un extérieur menaçant. Il semble que la membrane soit plus un lieu d’échange, de transactions, de flux et de circulation qu’un lieu d’affrontement, qu’un obstacle.
Au fond, c’est l’illusion de la permanence, de la stabilité de l’identité et de la matière même du corps qui est dénoncée par Hélène ROUCH, ce qui n’est pas sans rappeler l’entreprise butlerienne. Son analyse de la fonction de la membrane plasmique la conduit à comprendre le principe vital comme « le maintien du déséquilibre, le mouvement possible, non plus autour d’une valeur norme, mais entre deux limites. Les régulations n’intervenant plus comme élimination de l’écart, mais comme production d’écarts produisant d’autres écarts, non pas dans une dérive folle vers la transgression des limites, le chaos et la mort, mais dans des transformations successives »58. La matière même du corps est dégagée du fantasme de conservation d’une permanence et d’une stabilité pour être rendue à sa construction plastique. Cette production d’écarts qui n’a rien d’anarchique ni de gratuit mais travaille au sein de la matière, du donné, entre en résonance avec la capacité d’agir performative pensée par BUTLER. En tout cas, elle permet de penser la construction de la matière, la production du corps et du vivant en dehors d’un « système de régulations verticales et hiérarchisées »59 et de resituer cette production à l’interaction de régulations et de transformations locales et horizontales. Je me risque à avancer une autre piste, mais la notion d’écart mise en avant par Hélène ROUCH me semble intéressante à plusieurs titres. D’abord parce qu’elle ressemble à ce que BUTLER dit au sujet de la structure imitative du genre, toujours dans l’écart entre un modèle supposé et la tentative de son incorporation (jamais totalement achevée). Ensuite parce que le style, longtemps conçu comme manifestation d’une singularité, d’une individuation, a également longtemps était pensé sur le mode de l’écart. Or, BUTLER nous l’avons vu fait du style corporel et de la stylisation des corps la pierre angulaire de sa recherche sur la production de l’identité de genre.
Nous pouvons quoi qu’il en soit trouver dans le travail d’Hélène ROUCH de nombreux éléments nous permettant de penser, sur la base d’observations biologiques fines, une matérialité des corps dégagée de l’illusion d’une fixité, de la permanence d’une substance qui serait forcée, violentée par les délires postmodernes d’un genre fluide. Au contraire, il apparaît que les concepts dynamiques de fluidité, de transaction, d’écart proposés par BUTLER mais pas seulement pour décrire la structure du genre soient finalement assez proches du modèle de la membrane développé par Hélène ROUCH. Ne pourrait-on pas dire, pour paraphraser une formule célèbre, que si un peu de science éloigne du genre, beaucoup de science y ramène ?
Article issu de la journée d’étude du laboratoire junior CMDR « Le corps et les gender studies », ENS de Lyon, 20/11/2012
Michelle Riot-Sarcey, Histoire du féminisime, Paris, La Découverte, 2002
Nicole-Claude Matthieu, « Identité sexuelle/sexuée/de sexe ? Trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre » in Daune-Richard Anne-Marie et al. (dir.), Catégorisation de sexe et construction scientifique, Paris, Editions Université de Provence, 1989, p. 109-147
Christine Bard, Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999
N. Schor, « Cet essentialisme qui n’(en) est pas un » : Irigaray à bras le corps », in Riot-Sarcey, Michèle (dir.), Féminismes au présent (supplément de Futur antérieur), Paris, L’Harmattan, 1993, p.88
Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La découverte, 2004, p. 84
Le féminisme différentialiste repose clairement sur la revendication de droits pour les femmes en vertu de leurs qualités naturelles, donc liées à leur sexe. Le féminisme égalitariste postule, schématiquement, une universalité basée sur une humanité commune (notamment dans le partage de la raison), sans remettre en cause cependant l’idée d’une différence naturelle des sexes. Celle-ci ne peut être cependant le fondement d’une inégalité.
Le terme de « vague » pour qualifier différentes « générations » de féminisme fait aujourd’hui l’objet de débats et de controverses, notamment pour sa rigidité chronologique et ses séparations artificielles de mouvements dans la continuité les uns des autres. Néanmoins, étant un cadre de référence commun, il sera employé ici pour faire référence aux féminismes nés après la seconde guerre mondiale, jusqu’au tournant post-moderne, par commodité.
« Je suggère que l’universalité et l’unité imputées au sujet du féminisme se trouvent de fait minées par les contraintes inhérentes au discours de la représentation dans lequel ce sujet fonctionne. Vu l’insistance précitée avec laquelle on table sur un sujet stable du féminisme où les « femmes » sont prises pour une catégorie cohérente et homogène, on ne s’étonnera pas que l’adhésion à la catégorie suscite de nombreuses résistances. Ces domaines d’exclusion font apparaître les implications coercitives et régulatrices d’une telle construction, même lorsque la construction a été entreprise à des fins émancipatrices ( …) En cédant à cette contrainte de la politique de représentation qui veut que le féminisme pose un sujet stable, le féminisme encourt ainsi l’accusation d’abus dans l’exercice de la représentation », in Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 64
Judith Butler, opus cite,. 67
Ibid, p.67
Louise Nicholson, The Play of Reason, opus cite, p. 64
On peut reprocher ici à Butler d’abstraire ces trois auteures de leur contexte historique (ce qui rend sa critique parfois trop abstraite en ne tenant pas compte des conditions sociales, politiques, intellectuelles,… de production de ces théories) et intellectuel. Wittig dit par exemple de son œuvre qu’elle ne peut – et ne doit – être comprise en dehors de la réflexion plus globale, menée par plusieurs personnes, dans laquelle elle s’inscrit. L’approche très fouillée de ces trois auteurs par Judith Butler n’en est pas moins remarquable.
La french theory est un courant de pensée « construit » aux Etats-Unis (Judith Butler elle-même souligne ce point dans Trouble dans le genre) par l’assemblage d’auteurs divers (Foucault, Derrida, Deleuze, Wittig,…) , n’ayant pas nécessairement de liens entre eux, et marqués notamment par le linguistic turn, le post-structuralisme, le constructivisme,… Il s’agit d’un corps de théories littéraires, politiques, philosophiques et sociales apparu en France à partir des années 1960. Ce rassemblement dans une même école philosophique a été critiqué pour gommer les singularités fortes et les divergences des auteurs regroupés. Selon François Cusset, les seules vraies similitudes sont : la critique du sujet, la relecture de Freud, la critique de la critique elle-même.
LUCE IRIGARAY EST UNE LINGUISTE ET PSYCHANALYSTE FRANÇAISE. DIRECTRICE DE RECHERCHE AU CNRS, ELLE SERA PROFESSEUR D’UNIVERSITE DE 1970 A 1974, AVANT QUE LACAN NE DEMANDE QU’ON LUI RETIRE SON POSTE. SON TRAVAIL EST MARQUE PAR LA DIFFERENCE SEXUELLE DANS LA LANGUE. SES LIVRES FONT PARTIE AUX ETATS-UNIS DE LA FRENCH THEORY.
Judith Butler, opus cite. 78
Ibid, p. 75
ROMANCIERE ET THEORICIENNE FRANÇAISE, MONIQUE WITTIG (1935-2003) A ENSEIGNE AUX ETATS-UNIS A PARTIR DES ANNEES 1970. ELLE S’AUTOPROCLAMME LESBIENNE RADICALE, FORMULE QUI DESIGNE AUTANT UN CHOIX SEXUEL QU’UNE ORIENTATION POLITIQUE. THEORICIENNE DU FEMINISME MATERIALISTE, ELLE DENONCE LE MYTHE DE « LA FEMME » ET MET EN CAUSE L’HETEROSEXUALITE COMME REGIME POLITIQUE. ON PEUT CITER PARMI SES ROMANS L’OPPOPONAX (1964), LES GUERILLERES (1969), ET PARMI SES OUVRAGES THEORIQUES LA PENSEE STRAIGHT (1990).
Judith Butler, opus cité, p. 102
Détruire la catégorie de sexe revient pour Wittig, selon Butler, à détruire un attribut, le sexe, qui a pris la place du cogito autonome (ibid, p. 88)
« Wittig semble n’avoir aucun contentieux métaphysique avec les modes hégémoniques de la signification et de la représentation ; en effet Il semble que le sujet, avec ses attributs d’autodétermination, soit une façon de réhabiliter l’agent du choix existenciel avec la figure de la lesbienne », ibid, p.88
Ibid, p. 89
Ibid, p. 71
Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 81
Ibid, p. 202
Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008
Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 79
Judith Butler, Ces corps qui comptent, Paris, Amsterdam, 2008 (édition originale 1993), p. 16
Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 79
Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, p. 79
Judith Butler, opus cité,, p. 75
Judith Butler, Trouble dans le genre, opus cité, Introduction 1999, p. 46
Ibid, p. 216
Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., Intro 1999
Judith Butler, Ces corps qui comptent, opus cité.
Ibid
Judith Butler, opus cité, p. 127
Judith Butler, Trouble dans le Genre, opus cité, P. 27
Ibid, p. 157
Ibid, p. 166
Thomas Laqueur, La fabrique du sexe-Essai sur le corps et le genre en occiden, Paris, Gallimard, 1992
Le corpus d’archives à partir duquel travaille Thomas Laqueur est essentiellement composé de l’analyse de discours philosophique (comme dans le cas d’Aristote), scientifiques (essentiellement médicaux) et artistiques. Il s’agit donc bien de montrer le discours d’autorité produisant le sexe.
THOMAS LAQUEUR EST UN ECRIVAIN, HISTORIEN ET SEXOLOGUE AMERICAIN. IL A NOTAMMENT PUBLIE LA FABRIQUE DU SEXE (1990) ET LE SEXE EN SOLITAIRE : UNE HISTOIRE CULTURELLE DE LA MASTURBATION (2003).
« De sites paradigmatiques pour faire parade de la hiérarchie et trouvant un écho à travers le cosmos, les organes de la reproduction devinrent le fondement d’une incommensurable différence », Thomas Laqueur, La fabrique du sexe, opus cité, p. 170
Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, opus cité, p. 170
Les raisons épistémologiques évoquées par Laqueur sont l’apparition d’une distinction entre la fiction et la réalité, la science et la religion,…. (le corps devenant ainsi le corps) et la fin des rapports multiples et complexes dont les ressemblances entre les corps, mais aussi entre corps et cosmos, confirmaient un ordre hiérarchique dans l’univers (ils sont alors ramenés à un seul plan, celui de la nature). Les raisons politiques sont à relier à la fin d’une explication transcendantale pour justifier les rapports sociaux dans le contexte de nouvelles luttes de pouvoir et de position, qui induisent un déplacement dans le domaine de la nature et du biologique de cette causalité. Laqueur note que dans le même temps, et pour les mêmes raisons, on invente le concept de race. Ibid, p. 210
Ibid, p. 28
Ibid, p. 187
SEYLA BENHAHIB, « FEMINISM AND POSTMODERNISM : AN UNEASY ALLIANCE », DANS SEYLA BENHAHIB, FEMINIST CONTENTIONS. A PHILOSOPHICAL EXCHANGE, NEW-YORK, ROUTLEDGE, 1995
CHRISTINE DELPHY, L’ENNEMI PRINCIPAL, PARIS, SYLLEPSE, 2001
Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants ; contribution à la critique féministe des sciences, Paris, l’Harmattan, 2011 P. 29
Ibid, p. 29
Ibid, p. 30
Ibid, p. 30
Ibid, p. 30
Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants, opus cité, p. 31
Ibid, p. 32
Ibid, p. 33
Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants, opus cité, P.33
Ibid, p. 33