Notes et compte rendu de la communication de Morgan Labar : Hybride, anxiogène, post-humain : visions du corps dans l’art contemporain, CMDR, Ens de Lyon, 25 mai 2012.
On pourrait s’inscrire dans la ligne de la communication précédente en tirant le fil de la physiognomonie ; de l’idée qu’il est possible de construire un corps qui dise ce qu’on est. La question taraude les années 1990 sur lesquelles porte cette communication. Le terme post-humain peut paraître jargonnant mais tire son origine d’une exposition d’art contemporain de 1992 à Lausanne intitulée « post human », qui a fait date dans l’histoire de l’art contemporain. Depuis, le concept de post-humanité a été largement réutilisé et repensé. Les années 1990 constituent le moment où le corps devient un objet véritablement problématique pour la pensée universitaire, et où les études sur la question se multiplient : il se passe comme un tournant autour de ces années-là. C’est un lieu commun dans les catalogues d’expositions de cette période d’écrire que le corps est désormais un objet d’étude particulièrement important. Parmi les textes abordant cette question du point de vue de l’art contemporain, citons notamment Paul Ardenne avec L’image corps en 2001, et la contribution d’Yves Michaud au troisième volume de L’histoire du corps : l’auteur insiste sur le renouveau de la question du corps dans les années 80-90. Dans le catalogue de l’exposition « Post human », plusieurs pages sont également consacrées à ce supposé intérêt contemporain. Citons encore d’autres expositions : L’âme au corps (1793-1993) à Paris en 1993 et l’art au corps à Marseille en 1996. Dans la préface de cette dernière exposition, la question est posée de savoir pourquoi « depuis cinq ou six années la question du corps resurgit chez de nombreux artistes, commissaires d’expositions. Les expositions sur le thème du corps se multiplient. » Pourquoi cette explosion ? On peut avancer quelques éléments de réponse, que l’on retrouve très largement évoqués dans les catalogues de l’époque : le boom de la chirurgie esthétique, les progrès de la biotechnologie, de l’informatique, donnant le sentiment que l’on peut désormais reconfigurer son propre corps, qu’il peut être hybridé, qu’il est malléable : le donné biologique, génétique peut être chamboulé. Le post-humain, ce serait l’après-humain comme après l’entité fixe et stable qui dominait nos représentations depuis la Renaissance. La conception du corps liée à une nouvelle conception du moi, entre le self postmoderne, marqué par l’assurance et la foi en lui-même, l’idée d’auto-définition voire d’auto-engendrement, et un moi hyper-moderne (cf. Gilles Lipovetsky) caractérisé pas l’angoisse de l’avenir.
Mona Hatoum, Corps étranger, installation vidéo, 1994. Centre Pompidou.
C’est une plongée à l’intérieur du corps : le spectateur pénètre dans un volume cylindrique, et sur le sol où il marche sont projetées les images d’une endoscopie de l’artiste. On voit des muqueuses qui apparaissent, bougent, se transforment, et on les voit du dessus : le spectateur est complètement immergé. On a presque envie de parler de plongée dans l’intérieur du corps. Avec Deep Throat , Mona Hatoum présente sur une table une assiette au milieu de laquelle on peut voir une endoscopie de sa gorge. Ces œuvres sont une série de mise en scène de la dimension physique, matérielle, de l’organicité du corps.
Orlan, 7e Opération-Chirurgicale-Performance, 1993
Cette performance a lieu au même moment que l’exposition Post-Human dont l’introduction est consacrée à la chirurgie esthétique. Orlan en prend le contre-pied : elle va remodeler son corps en dehors des critères de beauté contemporains. Ainsi elle s’est par exemple fait rajouter deux bosses sur le front : elle a fait hybrider son corps dans une perspective de transformation radicale et de remise en question des normes de beauté. Par ailleurs, Orlan se fait opérer sous anesthésie locale, pas générale, elle sait ce qui est en train de se passer. Les images sont choquantes : la vue du corps sous opération, corps ouvert, corps saignant dissout les limites du corps, la distinction intérieur/extérieur. Le malaise créé n’est pas anxiogène, ne provoque pas d’angoisse sans doute parce qu’Orlan elle-même n’est pas mal à l’aise, parce qu’elle rit et sourit pendant l’opération. À sa manière elle réhabilite une conception à la Bakhtine, une conception joyeuse du corps organique qu’on peut hybrider, transformer et ouvrir (cf. son manifeste de l’art charnel).
Aziz + Cucher, série Dystopia (1994-1995)
Ici au contraire, on clôt complètement le corps, c’est un corps anesthésié, qui ne ressent plus, qui n’est presque plus organique. On n’est plus dans l’hybride ou le mélangé, et on touche à la dimension anxiogène. Le corps clôt sur lui-même, non-hybride peut être vu comme une manière de pousser à l’extrême le corps « classique ». Dans son analyse du corps grotesque chez Rabelais, Bakhtine souligne que le paradigme du corps qui court jusqu’à nous est celui d’un corps particulièrement « achevé, rigoureusement délimité, fermé, non mêlé, individuel et expressif ». Avec Aziz+Cucher on peut ainsi opposer le point d’orgue de cette tradition à celle du corps grotesque réhabilité par Orlan. La logique de l’image espanacialis.org grotesque ignore la superficie et s’occupe des « saillies, excroissances, bourgeons », pour introduire « fond du corps ».
Dans Family Romance (1993) l’artiste américain Charles Ray choisit de jouer sur les échelles : ses mannequins sont à taille humaine, les adultes ont la même taille que les enfants ; les corps sont complètement lisse,s presque inorganiques : on ira jusqu’à anxiogène. L’enfant a la même taille que l’adulte : qui a grandi, qui a réduit ? On ne sait plus comment appréhender ces images.
Charles Ray, Family Romance (1993)
Note sur les artistes présents dans L’exposition L’hiver de l’amour (Paris, MAMVP, 1993), où on retrouve de nombreuses œuvres exhibant le corps humain dans cette perspective anxiogène.
Frères Chapman : « stars » de l’art contemporain, (génération des Young British Artists). Ils produisent des petits mutants, enfants parfois siamois, agglomérés les un aux autres pour former une unique masse. Certains ont des pénis à la place du nez, d’autres un anus à la place de la bouche.
Jake et Dinos Chapman, Zygotic acceleration
Tous ces artistes pensent les limites du corps et un après-corps. Un corps après le corps, un corps post-humain, mais ils pensent ce corps post-humain selon des modalités différentes. Le corps hybride, joyeux, transgressif, organique, ouvert, militant (Orlan) d’un côté ; alors qu’en face de l’hybride on aurait plutôt le mutant, beaucoup plus froid, clos, lisse, sur lequel on a peu de prise. Cf l’exposition L’hiver de l’amour : glaciation du désir. Soulignons le problème de la visée émancipatrice parfois revendiquée par ces œuvres. La dimension anxiogène n’est pas a priori émancipatrice. Peut-on penser les œuvres « mutantes » sur le mode du trouble, voire trouble-fête. Faut-il remettre en question les catégories établies concernant le corps ?
Conclusion Distinction entre les artistes travaillant sur le corps ouvert, mettant la chaire à vif (Orlan, Mona Hatoum) et les atres. La perspective est souvent ethnique et politique, mais peut être purement esthétique (pure jouissance visuelle dans Corps Étranger par exemple). On peut inscrire ces œuvres dans une tradition de l’ouverture du corps telle que Batkhtine la théorise à propos de Rabelais. Ce post-humain-là travaille certes sur l’hybridation, l’ouverture et la transformation du corps, mais la perspective est pour ainsi dire joyeuse. Il y a une affirmation du corps, de sa beauté, de sa capacité à jouir, de ses potentialités. Le post-humain anxiogène mis en évidence pour les années 1990 est tout autre. Le corps est aussi hybride, mais clos sur lui-même, fermé, coupé du monde. Quand les motifs d’ouverture invitaient à l’échange avec l’extérieur (au risque de la réaction viscérale que peut provoquer ce genre d’images), les corps clos plongent le spectateur dans un solipsisme radical. Pas d’échange, pas d’espoir, et une humanité qui semble vidée de sa substance. Les années 1990 sont à cet égard, beaucoup plus inquiètes que les années 1980 ou 2000, en ce qui concerne le champ de l’art contemporain. Orlan fait partie de ces artistes travaillant seuls et d’une autre génération que les artistes du post-humain anxiogène. Ceux-ci sont plus jeunes, ils ont commencé leurs carrières à fin des années 80 ou au début des années 90 : ce n’est pas la même génération, ce ne sont pas les mêmes questions qui les travaillent. On pourrait parler d’un trouble beaucoup plus viscéral. Ces artistes travaillent souvent en tandem (Aziz+Cucher, les Chapman). Comme si on ne pouvait pas être seul pour aller aussi loin dans la remise en question du corps classique et du corps « normal ».
ENTRETIEN Romain Lasserre : A propos de la distinction l’hybride et le mutant. Dans ce cas-là où met-on la relation du corps à la machine ? Morgan Labar : c’est une très bonne question, délibérément ignorée dans l’intervention (cf la revue « Art Press » qui vient de sortir un numéro sur le Cyborg). Je le mettrais plutôt du côté du post-humain, du mutant, mais j’en ferais une catégorie à part. Il faudrait faire une catégorie spécifique du corps lié à la technologie. RL : le transhumain. Il y a un mouvement philosophique qui interroge le transhumain, le dépassement de la nature humaine par la technologie, par la science : il y a eu beaucoup d’interactions entre les artistes et les philosophes, penseurs sur ce sujet. Les idées de manipulation du génome entrent dans cette notion du post-humain. ML : les interrogations technologiques sont visibles au quotidien. Ce serait plus un mouvement de fond qui travaille toute notre société et à mon avis, c’est cela qui interpelle ces artistes. Nadeije Laneyrie-Dagen : cela peut passer par des réseaux. Les artistes lisent beaucoup de science-fiction, et une des clefs de certains artistes peut être cette lecture. Ces questions de science-fiction sont très présentes dans la lecture, dans le cinéma (cf l’influence de Cronenberg). (audience) : le corps fabriqué par les sportifs, notamment en musculation excessive, où le situer ?