Ce n’est pas la voix (avec laquelle nous identifions les « droits » de la personne) qui communique (communiquer quoi ? notre âme –forcément belle-notre sincérité ? notre prestige ?), c’est tout le corps (les yeux, le sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui entretient avec vous une sorte de babil… » Roland Barthes, L’empire des signes, 1970
Dans l’iconographie chrétienne comme dans les représentations bouddhistes, la main a un rôle symbolique prépondérant. Mouvement de la paume et position des doigts permettent de communiquer une idée, un concept métaphysique de façon beaucoup plus efficace qu’un discours ou un écrit. Il est intéressant d’analyser rapidement comment deux théologies, pourtant très éloignées, ont utilisé les gestes de la main comme des symboles ou des mots renvoyant à des notions complexes. La pensée asiatique, et plus particulièrement la pensée bouddhiste, accorde une grande importance au corps comme signifiant. Les gestes sont comme des mots qui signifient des concepts forts et reconnaissables par tous. Dans le bouddhisme mahāyāna (bouddhisme du « Grand véhicule » propre à l’Extrême-Orient), le corps même du Bouddha exprime, par ses différentes manifestations, trois « plans » de l’Éveil : le « corps de transformation » ou d’émanation illusoire qui s’inscrit dans l’Histoire, le « corps de jouissance » ou de félicité et le « corps de dharma » absolu, sans forme véritable, incarnant la sagesse parfaite. Cependant, le passage entre le corps littéraire ou symbolique et le corps de chair, représenté par le biais de l’art, ne se fait pas dès la naissance du bouddhisme au VIe siècle avant J-C. A ses débuts, l’art bouddhique ne représente pas le Bouddha sous sa forme humaine et signifie sa présence par l’empreinte de ses pieds, ou par des insignes de dignité comme le trône ou le parasol. C’est au tournant de l’ère chrétienne que trois grandes écoles de sculpture de l’Inde donnent naissance à l’image du Bouddha sous sa représentation humaine. Bouddha apparaît alors dans des images narratives ou des représentations autonomes, adoptant différentes postures et effectuant des gestes précis. Les mains jouent un rôle essentiel, en tant qu’instruments de langage symboliques. Les mouvements codifiés des mains sont appelés « mudras », terme sanskrit d’origine védique signifiant « signe » ou « sceau », avec l’idée que la mudra est un geste qui scelle, confirme ou garantit une action. Les mudras s’appliquent aux gestes d’une personne (danseur), d’un personnage artistique (peinture, sculpture) ou d’une divinité, et peuvent véritablement être lus par le spectateur, même si la subtilité de leur codification n’est comprise que par une élite.
En occident, l’ère médiévale est aussi celle du geste, instrument de communication palliant l’analphabétisme de la population, comme l’explique Jacques Le Goff dans La civilisation de l’Occident médiéval1. Au féminin, compris dans le sens d’une action héroïque, le terme est à la base d’un genre littéraire à succès : la chanson de geste. Dans l’iconographie religieuse, un certain nombre de gestes de la main ont une portée symbolique, notamment dans les représentations iconiques du Christ. Par exemple, lorsque le Christ bénit l’assemblée de la main droite, joignant l’index et le majeur, alors que l’annulaire et le petit doigt touchent le pouce, cela symbolise les deux natures, divine et humaine, que le Christ unit en lui, ainsi que la Trinité du Père, du fils et du Saint-Esprit. Les trois états de la divinité ne sont pas représentés par trois états du corps, mais par les doigts formant trois « groupements ». Le plus connu est celui des mains en prière, geste qui existe aussi dans la tradition bouddhiste, sous le nom d’anjalimudra, signifiant le salut, l’hommage ou l’adoration.
A. Dürer, Mains en prière, vers 1508
Moine Shandoa, Japon, Epoque de Kamakura (1192-1333), bois, détail, musée Guimet
On pense qu’à l’origine, il existait neuf mudras, les « mudras de Bouddha » qui participaient au rythme de la méditation et des rituels, ou dans un contexte de représentation artistique, permettaient d’identifier un personnage sacré, de préciser ses qualités et son action auprès des fidèles. Les mudras les plus connues sont : « l’absence de crainte » (Abhaya-mudra en sanskrit), l’accueil ou de l’offrande (Varada-mudra), la prédication de la Doctrine (Dharmachakra-mudra), l’argumentation (Vitarkamudra), enfin la prise à témoin de la terre par le Bouddha (Bhûmishparsha-mudra). La mudra de l’absence de crainte (ou encore de la protection, de la bienveillance ou de la paix) est généralement faite avec la main droite levée, la paume de la main en avant, les doigts levés et joints. Cette mudra parait émaner du geste naturel exprimant une bonne intention envers autrui : la main levée et sans arme montrant une attitude pacifique. On peut noter que dans l’Antiquité, ce geste souligne la puissance : c’est la magna manus des empereurs romains, qui légifère et donne la paix en même temps.2 Pour le bouddhisme, cette mudra provient du signe d’apaisement que fait le Bouddha alors qu’il est chargé par un éléphant furieux, geste qui a comme effet immédiat de calmer l’animal. Le geste de l’absence de crainte symbolise enfin dans certains textes, cinq qualités acquises par les bodhisattvas (les assesseurs du bouddha) : la confiance, le courage, la vigilance, la concentration et la sagesse.3
Bodhisattva Avalokiteshvara (bodhisattva de la compassion) faisant le geste de l’absence de crainte, Pakistan, IIIe siècle, bronze, musée Guimet
Une autre mudra très courante est celle de l’argumentation ou de la discussion. Elle se fait avec les deux mains, les pouces touchant le bout des index, formant un cercle représentant la « roue de la loi », la « roue du Dharma », symbole de bonne augure représentant l’ensemble des enseignements du bouddha et le cycle ininterrompu des renaissances. Elle symbolise une des phases de la prédication du Bouddha, celle de la prédication de la doctrine. C’est la mudra qui doit convaincre l’auditeur, entraîner sa conversion en lui expliquant la Bonne Loi. Par exemple, le grand bouddha du musée Cernuschi à Paris fait ce geste de l’argumentation.
Buddha debout faisant la mudra de l’argumentation, crypte d’un stupa près du Wat Choeng Ta, Nonthaburi (découvert le 9 septembre 1963), c. VIIIe siècle, bronze, 51 x 16 x 15 cm (Bangkok, Musée national).
Ainsi, dans l’iconographie bouddhiste, le geste de la main est un symbole lié à un concept ou à un sentiment que la divinité transmet à l’Homme. Il s’agit de rassurer, de méditer, ou de rappeler les épisodes de la vie du Bouddha, comme des métaphores de la sagesse. Dans l’imagerie chrétienne, la symbolique des mains est plus restreinte, et peut aussi assumer la fonction de « paratexte », de renvoi vers le texte ou le mot sacré. Ces derniers semblent être les intermédiaires entre l’image ou la représentation et l’objet divin, tandis qu’en Extrême-Orient le sacré est directement accessible par le geste. Par exemple, le geste qui consiste à tendre l’index et le majeur indique que le personnage parle dans l’art médiéval4. Il joue le rôle du guillemet pictural.
Enluminure d’un évangéliaire souabe, Landesbibliothek, Stuttgart, vers 1150
Ou encore, les doigts du Christ peuvent être placés de manière à former les quatre lettres grecques renvoyant à son nom (c’est le christogramme « ICXC » pour ΙΗΣΟΥΣ ΧΡΙΣΤΟΣ qui s’écrit « ΙΗϹΟΥϹ ΧΡΙϹΤΟϹ ») : l’index est droit pour le I, le majeur est courbé pour le C, l’annulaire se croise avec le pouce pour le X, et l’auriculaire est courbé pour le C.
Christ de l’Apocalypse, Cimabue, 1280-83.
Dans le champ de la communication et du geste, l’art religieux a donc accordé une grande importance aux mains, objets de pouvoir ou de recueillement, renvoyant directement à des concepts métaphysiques complexes, ou jouant le rôle de véritables lettres formant des mots sacrés.
Il est tout de même étonnant de remarquer combien certains gestes semblent exprimer le même sentiment ou la même idée d’une civilisation à l’autre. Non seulement il pourrait exister des archétypes, c’est-à-dire des images universelles au sens de Jung, mais aussi des gestes archétypaux communs à toutes les cultures.