CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Compte rendu de la séance « Philosophie et sciences »

COMPTE RENDU DE LA PREMIERE JOURNEE D’ETUDE DU LABORATOIRE JUNIOR CMDR –

« SCIENCES ET PHILOSOPHIE »

JEUDI 22 MARS 2012

« Dire qu’il est tou­jours près de moi, tou­jours là pour moi, c’est dire que jamais il n’est vrai­ment devant moi, que je ne peux pas le déployer sous mon regard, qu’il demeure en marge de toutes les per­cep­tions, qu’il est avec moi. »

Maurice Merleau-Ponthy, Phénoménologie de la per­cep­tion, Paris, Gallimard, 1976, p. 106.

La pre­mière jour­née d’étude du labo­ra­toire junior « Corps : Méthodes, Discours, Représentations », inti­tu­lée « Sciences et phi­lo­so­phie » s’est tenue le 22 mars 2012 à l’ENS de Lyon. Elle s’ins­crit dans une pre­mière série de jour­nées des­ti­nées à pro­po­ser et poser les jalons théo­ri­ques d’une réflexion sur le corps, objet de regards croi­sés, qui tantôt se contre­di­sent, tantôt se com­plè­tent, sou­vent se nour­ris­sent les uns des autres pour cons­truire un savoir cor­po­rel.

Nous avons en effet choisi de nous inter­ro­ger sur le rap­port le plus immé­diat et le plus évident que nous pou­vons avoir au corps, son expé­rience et sa per­cep­tion : per­cep­tion de son propre corps par un sujet ou per­cep­tion du corps par le regard de l’autre. En ce sens, l’ana­lyse phé­no­mé­no­lo­gi­que – s’inté­res­sant de près aux concepts de sujet per­ce­vant et de sujet perçu - s’ins­crit idéa­le­ment dans le cadre de cette pre­mière réflexion qui per­met­tra ainsi de pro­po­ser une pre­mière concep­tua­li­sa­tion de l’objet que cons­ti­tue le « corps ».

La réflexion mettra ainsi en jeu l’arti­cu­la­tion entre deux concepts, le corps et l’expé­rience. Le corps ou plutôt le corps humain peut se défi­nir comme un corps propre car il est relié à une sub­jec­ti­vité : il cons­ti­tue le point de vue immé­diat du sujet sur le monde, ori­gine radi­cale au point zéro de la per­cep­tion. De plus, ce n’est pas seu­le­ment une chose ni un objet poten­tiel d’étude pour la science mais le vec­teur de notre ouver­ture au monde autant que la condi­tion et le siège de toute expé­rience sen­si­ble ou intel­lec­tuelle.

L’expé­rience se carac­té­rise en effet, contrai­re­ment à la pensée ou à l’action, qui sont les deux autres dimen­sions de la vie humaine par sa mixité, elle nous met comme l’action en contact avec le monde exté­rieur tout en cons­ti­tuant un élément cru­cial de notre vie inté­rieure. L’expé­rience est ainsi indi­vi­duelle et sub­jec­tive, dans la mesure où elle est le lieu d’une ren­contre unique entre le sujet et le monde qu’il per­çoit ; mais elle est aussi tou­jours inter­pré­ta­tive repo­sant sur le vécu d’un être per­son­nel avec tout ce que cela impli­que d’ancrage cultu­rel et col­lec­tif. Touchant le corps, on peut penser au rôle des repré­sen­ta­tions cultu­rel­les concer­nant la per­cep­tion, celle du corps han­di­capé par exem­ple. Enfin, l’expé­rience est trans­for­mante, dans la mesure où se situant aussi au niveau mental, elle permet pour le sujet de cons­truire une concep­tion pro­gres­sive de la réa­lité.

L’inter­ven­tion de Pierre Ancet était consa­crée à « L’expé­rience du corps et le regard porté sur le corps han­di­capé ». Il s’est inté­ressé à la per­cep­tion du corps de et par la per­sonne han­di­ca­pée. Plus pré­ci­sé­ment il s’est s’inter­rogé sur la manière dont le regard d’autrui peut être cons­ti­tu­tif du han­di­cap, ce qui impli­que des ques­tions d’ordre éthique, sol­li­ci­tant les notions de res­pect et d’invi­si­bi­lité sociale. Parallèlement, d’un point de vue phé­no­mé­no­lo­gi­que, il a évoqué l’expé­rience inté­rieure décrite par des per­son­nes attein­tes d’han­di­cap phy­si­que.

L’inter­ven­tion de Florence Daupias s’inti­tu­lait « Le corps chez Merleau-Ponty : la méthode phé­no­mé­no­lo­gi­que aux prises avec la méthode scien­ti­fi­que ». Elle s’est inter­ro­gée sur le lien entre phi­lo­so­phie et scien­ces dans les écrits de Merleau-Ponty. Pour cons­truire sa phé­no­mé­no­lo­gie de la per­cep­tion et élaborer sa théo­rie du corps, notam­ment du schéma cor­po­rel, Merleau-Ponty étudie pré­ci­sé­ment les avan­cées scien­ti­fi­ques, ques­tion­nant leurs pro­blè­mes mais aussi leurs limi­tes.

Adopter un point de vue phé­no­mé­no­lo­gi­que à l’orée de nos réflexions cor­po­rel­les marque une volonté de conser­ver le corps comme point de départ et hori­zon de nos réflexions, avec toute l’humi­lité et toutes les dif­fi­cultés intrin­sè­ques à ce com­plexe sujet d’étude, qui nous concerne inti­me­ment. Cette pre­mière séance nous aura permis de ques­tion­ner le corps d’un point de vue à la fois théo­ri­que – phi­lo­so­phi­que et scien­ti­fi­que, mais aussi prag­ma­ti­que et éthique. La réflexion poé­ti­que induite par les tra­vaux de Merleau-Ponty sur laquelle Florence Daupias a conclu la séance nous engage sur la voie de la repré­sen­ta­tion du corps, objet d’une pro­chaine séance de sémi­naire.

INTERVENTION DE PIERRE ANCET – « L’expérience du corps et le regard porté sur le corps handicapé »

Pierre Ancet est ancien élève de l’ENS de Fontenay - Saint Cloud et agrégé de phi­lo­so­phie. Il est actuel­le­ment maître de confé­ren­ces en phi­lo­so­phie à l’uni­ver­sité de Bourgogne, et cher­cheur au « centre Georges Chevrier » du CNRS. Il s’inté­resse de façon cen­trale à la ques­tion du corps et à ses repré­sen­ta­tions, notam­ment d’un point de vue phé­no­mé­no­lo­gi­que. Le corps hors norme est au cœur de ses tra­vaux. Il a ainsi sou­tenu une thèse sur « la per­cep­tion contem­po­raine du mons­tre humain, repré­sen­ta­tion com­mune et scien­ti­fi­que à l’époque de la téra­to­lo­gie posi­tive », sous la direc­tion de Jean Gaillon. Il a notam­ment publié sur cette ques­tion au PUF en 2006 un ouvrage inti­tulé « phé­no­mé­no­lo­gie des corps mons­trueux ». Plus récem­ment, ses recher­ches se sont également por­tées sur la per­cep­tion du corps de la per­sonne ’han­di­ca­pée, et celui de la per­sonne âgée. Il a orga­nisé sur ce sujet plu­sieurs col­lo­ques et jour­nées d’études, et dirigé dif­fé­rents ouvra­ges, dont « le corps vécu chez la per­sonne âgée et han­di­ca­pée » chez Dunod, en 2010, ou encore « dia­lo­gue sur le han­di­cap et l’alté­rité », tou­jours chez Dunod, en 2012. Il est, par ailleurs, membre fon­da­teur de « l’espace éthique Bourgogne - Franche Comté. »

Pierre Ancet s’est situé du point de vue d’une pers­pec­tive phé­no­mé­no­lo­gi­que, pour l’appli­quer à la situa­tion de han­di­cap. Cette pers­pec­tive phé­no­mé­no­lo­gi­que porte sur l’expé­rience du corps : le corps en ques­tion est ainsi le corps vécu, le corps en tant qu’il fait partie de mon rap­port au monde - et non le corps orga­ni­que, en tant qu’il peut être atteint de lésions - ; et cette pers­pec­tive fait inter­ve­nir la ques­tion du sujet per­ce­vant, ici face à une per­sonne atteinte de han­di­cap phy­si­que.

Pierre Ancet choi­sit l’expres­sion « per­sonne en situa­tion de han­di­cap », d’ori­gine socio­lo­gi­que, au détri­ment du terme « han­di­capé », qui réduit la per­sonne à son han­di­cap. Cette réduc­tion, maté­ria­li­sée dans le lexi­que, révèle l’objec­ti­va­tion du corps vec­to­risé par un regard qui cons­truit une situa­tion de han­di­cap non néces­sai­re­ment vécue en ces termes par la per­sonne consi­dé­rée. L’atteinte orga­ni­que, celle qui s’impose au regard, peut n’être qu’une partie du han­di­cap tel qu’il est vécu ; en revan­che, la manière dont le corps est perçu crée la situa­tion sociale de l’han­di­cap, source d’une modi­fi­ca­tion pro­fonde du rap­port au corps, qui appa­raît alors le plus sou­vent comme un corps stig­ma­tisé.

Il faut donc dis­tin­guer plu­sieurs concepts de corps.

Le corps que l’on a, le corps que l’on est, le corps que l’on nous prête.

Cette objec­ti­va­tion du corps d’autrui, par­ti­cu­liè­re­ment mani­feste dans l’ana­lyse du regard porté sur le corps han­di­capé, semble s’ins­crire dans la ten­dance contem­po­raine à entre­te­nir une rela­tion d’appar­te­nance à son corps, devenu corps-orga­nisme : c’est le corps que l’on a consi­déré comme un simple outil dont on peut chan­ger les pièces, répa­rer le méca­nisme s’il se grippe. Corps que l’on peut pous­ser dans ses retran­che­ments, mener le plus loin pos­si­ble, jusqu’à la pos­si­ble rup­ture, à la manière d’un joueur de poker. Mécanicien, joueur, deux figu­res emblé­ma­ti­ques qui s’oppo­sent à celle du jar­di­nier de son propre corps : celui qui cultive son corps, ce corps qu’il est, ce corps qu’il s’est incor­poré, au tra­vers duquel il vit, qu’il reconnaît comme une partie de lui.

Pierre Ancet nous indi­que ici les tra­vaux de Shusterman, spé­cia­liste de soma-esthé­ti­que, et auteur d’un ouvrage inti­tulé La Conscience du corps. Shusterman place au cœur de sa réflexion les sen­sa­tions cor­po­rel­les, et le corps que l’on est, qu’il faut s’effor­cer de dire et de pra­ti­quer, de culti­ver.

« … nous devons rap­pe­ler que le corps cons­ti­tue une dimen­sion essen­tielle et fon­da­men­tale de notre iden­tité, la pers­pec­tive et la moda­lité pre­mière de notre rap­port au monde, et qu’il déter­mine (sou­vent incons­ciem­ment) notre choix des fins et des moyens en ce qu’il struc­ture les besoins, les habi­tu­des, les inté­rêts, les plai­sirs et les capa­ci­tés dont dépend l’impor­tance qu’on pour nous ces fins et moyens. Ce qui inclut bien sûr la struc­tu­ra­tion de notre vie men­tale, trop sou­vent oppo­sée à nôtre expé­rience cor­po­relle, en raison du dua­lisme qui domine obs­ti­né­ment notre culture. Si l’expé­rience incar­née est à ce point for­ma­trice de notre être et de notre rap­port au monde, alors la cons­cience cor­po­relle est cer­tai­ne­ment digne d’être culti­vée, non seu­le­ment pour amé­lio­rer son acuité per­cep­tuelle et savou­rer les satis­fac­tions qu’elle apporte, mais également pour abor­der l’injonc­tion cen­trale de la phi­lo­so­phie, ce « connais-toi toi-même » dont Socrate fit le point de départ de sa quête phi­lo­so­phi­que fon­da­trice. … mais même si nous objec­ti­vons ou ins­tru­men­ta­li­sons le corps (et dans une cer­taine mesure il est néces­saire de la faire, à des fins prag­ma­ti­ques de soin soma­ti­que), ce n’est pas une raison pour consi­dé­rer qu’il ne néces­site ni ne mérite notre cons­cience atten­tive. Car, à sup­po­ser qu’on le conçoive comme un ins­tru­ment du soi, force est de reconnaî­tre que le corps est l’outil des outils le plus pri­mor­dial, le médium le plus fon­da­men­tal à notre inte­rac­tion avec la diver­sité de notre envi­ron­ne­ment, une néces­sité pour la per­cep­tion, l’action, et même la pensée. Tout comme des maçons che­vron­nés ont besoin d’une connais­sance experte de leurs outils, nous avons également besoin d’une meilleure connais­sance soma­ti­que afin d’amé­lio­rer notre com­pré­hen­sion et notre agir dans les diver­ses dis­ci­pli­nes et pra­ti­ques qui contri­buent à notre maî­trise de cet art entre tous suprême : celui de vivre des vies meilleu­res . »

Richard Schusterman, Conscience du corps. Pour une soma-esthé­ti­que, trad. N. Vieillescazes, Paris, L’Éclat, 2007, p. 12-14.

Un double cons­tat découle de ces remar­ques ; d’abord, la ten­ta­tion d’objec­ti­va­tion du corps de l’autre trahit notre inté­rêt pour le corps que l’on a, au détri­ment de celui que l’on est. Le rap­port de pos­ses­sion que nous entre­te­nons avec notre propre corps nous amène à opérer ce type de juge­ments objec­ti­vants. D’où la néces­sité de chan­ger soi-même son rap­port à son corps, pour modi­fier son regard sur celui des autres. Par ailleurs, la rela­tion d’appar­te­nance que l’on entre­tient avec son corps le fra­gi­lise, dans la mesure où il devient tri­bu­taire des juge­ments exté­rieurs, sus­cep­ti­ble d’être modi­fié par les regards portés sur lui ; il s’agit lors d’un corps que l’on nous prête, que l’on nous donne, et que l’on peut tout aussi bien nous repren­dre. Ainsi de la per­sonne qui connaît un han­di­cap phy­si­que à qui l’on prête volon­tiers un corps, des sen­sa­tions qui ne sont pas for­cé­ment les sien­nes. Ces juge­ments, qui créent la situa­tion de han­di­cap, repo­sent sur l’anti­ci­pa­tion des capa­ci­tés de l’indi­vidu concerné. Dans le même temps lui sont impo­sées des inca­pa­ci­tés, des impos­si­bi­li­tés, celle de l’érotisation par exem­ple.

Dialogue sur le handicap et l’altérité : ressemblances dans la différence

Ces juge­ments ne témoi­gnent-ils pas d’une appré­hen­sion égocentrée de l’autre, d’un point de vue vali­do­cen­triste, sur lequel se fon­dent des caté­go­ries évaluatrices qui méri­tent d’être inter­ro­gées ?

Pierre Ancet nous raconte ses échanges avec Marcel Nuss, qui n’a jamais marché, qui s’est trouvé entiè­re­ment para­lysé à l’âge de 20 ans, la tête tou­jours pen­chée sur le côté (voir la vidéo). Le dia­lo­gue qu’ils ont mené s’est voulu un véri­ta­ble échange phé­no­mé­no­lo­gi­que : l’expé­rience d’un corps qui bouge en réponse à ques­tion d’un corps qui ne bouge pas. On pour­rait croire qu’il existe d’impor­tan­tes dif­fé­ren­ces sur le plan de l’expé­rience res­sen­tie entre un corps qui n’a jamais bougé et un corps qui a bougé, puis­que l’expé­rience se fait tou­jours dans le cadre de l’expé­rience passée. Or il appa­raît que l’expé­rience du corps propre s’avère beau­coup plus proche que ce que l’on n’aurait pu soup­çon­ner, sur le plan de l’ima­gi­naire.

L’ana­lyse du fonc­tion­ne­ment de l’action permet de mieux saisir ces res­sem­blan­ces. Le corps propre, ou corps vécu se défi­nit en effet comme un ensem­ble de capa­ci­tés d’actions, actions actua­li­sées, actions vir­tuel­les ou actions ima­gi­nai­res. Ces dif­fé­ren­tes dimen­sions de l’action sont inti­me­ment connec­tées les unes aux autres. Si l’on envi­sage par exem­ple la mani­pu­la­tion d’objets, on se rend compte que l’action pro­pre­ment dite est tou­jours pré­cé­dée de son anti­ci­pa­tion, entre autre une évaluation vir­tuelle du poids, qui déter­mine ins­tinc­ti­ve­ment le mou­ve­ment, et s’appuie sur nos expé­rien­ces pas­sées. On peut alors se deman­der ce qu’il en est pour une per­sonne qui n’a pas tenu d’objet depuis plu­sieurs années, ou bien s’inter­ro­ger sur la nature de son res­senti dans l’effort qu’il sup­pose néces­saire à son accom­pa­gnant dans l’effec­tua­tion de ce geste. Outre le phé­no­mène d’anti­ci­pa­tion, on peut en effet penser au phé­no­mène de trans­fert, celui que l’on expé­ri­mente lors­que l’on observe quelqu’un agir – pen­sons à cette vibra­tion inté­rieure res­sen­tie au vision­nage d’un film d’action, symp­tôme du trans­fert de mou­ve­ment qui s’effec­tue à cette occa­sion, sans que nous soyons pour autant capa­ble d’un mou­ve­ment de la même qua­lité. Il est ainsi pos­si­ble de res­sen­tir des mou­ve­ments vir­tuels, sans être capa­ble d’agir. Et c’est pré­ci­sé­ment ce trans­fert qui permet d’anti­ci­per l’action d’autrui. Or, il appa­raît que ce mou­ve­ment vir­tuel peut être le fait de quelqu’un qui n’a pas de motri­cité propre.

Par ailleurs, la dimen­sion prag­ma­ti­que de l’action demande à être inter­ro­gée. On peut en effet ima­gi­ner une action indi­recte menée sur l’envi­ron­ne­ment, qui ne pas­se­rait pas par le fait d’agir soi-même.

Ainsi de l’action poli­ti­que : Marcel Nuss, en 2005, a obtenu la mise en place d’une loi concer­nant l’auto­no­mi­sa­tion des per­son­nes han­di­ca­pées. Ainsi du dis­cours, de la situa­tion de séduc­tion, au cours des­quels l’action peut se passer de contact phy­si­que. La divi­sion théo­ri­que action directe / action indi­recte se trouve ainsi elle-même rela­ti­vi­sée : le regard ne peut-il pas être consi­déré comme sup­port d’une action directe, dans le cadre de la séduc­tion par exem­ple ?

Ces réflexions ne sont pas sans impli­ca­tion poli­ti­que : les caté­go­ries ins­ti­tu­tion­nel­les et leur évolution sont en effet condi­tion­nées par le regard social porté sur le corps han­di­capé. Jusque dans les années 80, la notion ins­ti­tu­tion­nelle du han­di­cap ne recou­vrait que sa réa­lité orga­ni­que. Depuis, l’Organisation Mondiale de la Santé dis­tin­gue l’atteinte orga­ni­que, ou impair­ment, les inca­pa­ci­tés (disa­bi­lity) qui décou­lent de cette atteinte, autre­ment dit la limi­ta­tion des gestes et acti­vi­tés de l’indi­vidu, et la situa­tion de han­di­cap, ou situa­tion sociale. Il appa­raît essen­tiel de ne pas déso­li­da­ri­ser ces dif­fé­ren­tes dimen­sions – orga­ni­ques, fonc­tion­nel­les, socia­les – qui condi­tion­nent la repré­sen­ta­tion de la per­sonne en situa­tion de han­di­cap cons­truite par le regard social, et son res­senti.

« Les uni­ver­si­tai­res font trois choses : ils ensei­gnent, ils font de la recher­che et ils écrivent. En 1977, j’ensei­gnais et j’écrivais et, quel­ques années plus tard, j’allais entre­pren­dre une enquête nou­velle et impor­tante. Se posent alors cer­tai­nes ques­tions. Qui, en fait, est inva­lide ? Qu’est-ce, en tout état de cause, que l’inva­li­dité ? Quand, en 1980, il me fallut rem­plir la for­mule du recen­se­ment, j’exa­mi­nai soi­gneu­se­ment le para­gra­phe qui deman­dait si quelqu’un, dans le ménage, était tota­le­ment inva­lide et j’ai coché la case « non ». Il me sem­blait que cette ques­tion se rap­por­tait au revenu davan­tage qu’à la santé et j’étais tou­jours employé à plein temps. Mes défi­cien­ces phy­si­ques m’inter­di­saient désor­mais de tra­vailler sur le ter­rain, mais de toute façon j’en avais un peu passé l’âge. Autrement, je n’étais ni « han­di­capé » ni « inva­lide » dans ma pro­fes­sion. Et j’en tirais une satis­fac­tion immo­dé­rée...

Mon combat contre le déclin était devenu plus intense du fait que je cher­chais à nier mon inva­li­dité. Mon dépas­se­ment des limi­tes de mon corps était une manière de dire au monde aca­dé­mi­que que j’exis­tais tou­jours et que je fai­sais ce que j’avais tou­jours fait. Et toutes mes acti­vi­tés fébri­les, tant à l’uni­ver­sité que dans ma com­mu­nauté, n’étaient rien d’autre que des cris lancés au monde : « Eh oui ! dans ce corps-là, c’est bien tou­jours le même bon­homme. » Elles me ser­vaient à pro­té­ger mon iden­tité, à pré­ser­ver le sen­ti­ment inté­rieur que res­sent tout indi­vidu d’être ce qu’il est, sen­ti­ment qui lui permet de s’ancrer à un uni­vers éphémère. Nombre de ceux qui font auto­rité dans le domaine de la réé­du­ca­tion des han­di­ca­pés ne man­que­ront sans doute pas de consi­dé­rer que c’est la preuve que je n’ai pas réussi à « accep­ter » mon inva­li­dité - tra­dui­sez : mon refus de deve­nir un bon client passif de leurs ser­vi­ces. Au contraire, je savais fort bien ce dont j’étais atteint et aussi que cela empi­re­rait et ne s’amé­lio­re­rait pas. J’accep­tais ma condi­tion phy­si­que, mais je n’accep­tais pas et n’accep­te­rai jamais ses limi­tes socia­les ni qu’on esca­mote mon passé. Aucun han­di­capé, aucun inva­lide ne devrait jamais se résou­dre à cette accep­ta­tion, car la refu­ser est la base même du combat pour la vie. »

R. Murphy, Vivre à corps perdu, Collection Terre des hommes, Éditions Plon, Paris, 1990, p. 316.

Voir, ne pas voir, reconnaître

Le regard ici n’est pas seu­le­ment de nature opti­que, c’est aussi un regard qui juge. Le regard, méta­pho­ri­que­ment, c’est l’inten­tion. De même, quand on parle d’invi­si­bi­lité sociale, il ne s’agit pas non plus de décrire un phé­no­mène opti­que. D’un point de vue per­cep­tif, l’han­di­cap attire le regard, du fait de l’ori­gi­na­lité d’un dépla­ce­ment, de la confor­ma­tion sin­gu­lière d’un corps. Paradoxalement, cette foca­li­sa­tion visuelle crée de l’invi­si­bi­lité.

Axel Honneth dans La Société du mépris sol­li­cite le roman de Ralph Ellison, L’Homme Invisible, pour évoquer ce para­doxe selon lequel une forte visi­bi­lité n’empê­che pas l’invi­si­bi­lité dans l’inte­rac­tion, l’invi­si­bi­lité sociale.

« Dans le pro­lo­gue du célè­bre roman de Ralph Ellison L’Homme invi­si­ble, le nar­ra­teur à la pre­mière per­sonne parle de son « invi­si­bi­lité » : comme le raconte ce « je » tou­jours ano­nyme, il est bel et bien un être humain « de chair et de sang » mais « on » ne sou­haite pas le voir ; « on » regarde direc­te­ment à tra­vers lui ; il est tout sim­ple­ment « invi­si­ble », pour tout le monde. Quant à la manière dont il est devenu invi­si­ble, le nar­ra­teur répond que cela doit être dû à la « struc­ture » de l’ « œil inté­rieur » de ceux qui regar­dent ainsi impla­ca­ble­ment à tra­vers lui sans le voir. Il entend par là non pas leur « œil phy­si­que », non pas un type de défi­cience visuelle réelle, mais plutôt une dis­po­si­tion inté­rieure qui ne leur permet pas de voir sa vraie per­sonne. C’est seu­le­ment quel­ques pages plus loin que le lec­teur apprend par hasard que la per­sonne qui fait état de son invi­si­bi­lité est noire et que ceux qui regar­dent à tra­vers lui de cette manière sont dési­gnés, au pas­sage, comme « Blancs ». A tra­vers les juge­ments agres­sifs, brus­ques et empreints de colère du nar­ra­teur, le pro­lo­gue crée un scé­na­rio qui décrit une forme par­ti­cu­liè­re­ment sub­tile d’humi­lia­tion raciste contre laquelle le pro­ta­go­niste noire lutte tout au long du roman : une forme qui rend invi­si­ble, fait dis­pa­raî­tre, qui ne cor­res­pond évidemment pas à une non-pré­sence phy­si­que mais plutôt à une non-exis­tence au sens social du terme. », p. 225

Cette invi­si­bi­lité dans l’inte­rac­tion peut pren­dre diver­ses formes, et connaît divers degrés, que les per­son­nes en situa­tion de han­di­cap décri­vent fort pré­ci­sé­ment, du refus total de la com­mu­ni­ca­tion à l’infan­ti­li­sa­tion de l’inter­lo­cu­teur. Dans tous les cas est impo­sée une situa­tion d’iné­ga­lité par le sujet per­ce­vant, qui refu­sant ou modi­fiant la com­mu­ni­ca­tion, et l’exis­tence de l’autre, tend à l’infé­rio­ri­ser.

« Ils me fai­saient éprouver que n’exis­tais pas car je sen­tais leur non regard, comme plus néga­ti­ve­ment actif qu’une simple dis­trac­tion »

Cette invi­si­bi­lité sociale tra­duit le défaut de reconnais­sance à l’égard de la per­sonne ainsi ostra­ci­sée. Lui est imposé un statut de limi­na­lité, d’entre-deux, ni per­sonne majeure, ni per­sonne mineure, ni exclue, ni incluse, dans une situa­tion d’insu­la­rité. Si elle n’est pas à pro­pre­ment parler reje­tée, elle n’est tout de même pas consi­dé­rée sur un plan d’égalité. Parfois objet-idole, qui n’est jamais que l’envers de l’objet-repous­soir dont on lui impose plus sou­vent le rôle, on lui refuse cepen­dant le statut d’objet-miroir.

Robert Murphy décrit dans Vivre à corps perdu (The Body Silent) son expé­rience de per­sonne en situa­tion de han­di­cap sévère, en tant que pro­fes­seur en anthro­po­lo­gie. Il fait le récit de son retour à l’uni­ver­sité, où il a du retrou­ver sa place, qu’il décrit comme un rite de pas­sage, où le moment limi­nal se trouve déve­loppé à l’échelle d’une vie. Il expli­que que la situa­tion la plus dif­fi­cile est celle où il s’est trouvé en posi­tion de deve­nir l’égal de l’autre : on vous remet à votre sup­po­sée place, la place limi­nale.

Le corps embarrassant

Par sa seule pré­sence, l’homme qui a un han­di­cap moteur ou sen­so­riel engen­dre une gêne, un flot­te­ment dans l’inte­rac­tion. La dia­lec­ti­que fluide de la parole et du corps se crispe sou­dain, se heurte à l’opa­cité réelle ou imagée du corps de l’autre, engen­dre le ques­tion­ne­ment sur ce qu’il convient ou non de faire et dire avec lui. Et le malaise est d’autant plus vif que les attri­buts phy­si­ques de l’acteur favo­ri­sent moins l’iden­ti­fi­ca­tion avec lui. Le miroir est brisé, et il ne ren­voie qu’une image mor­ce­lée. La source de toute angoisse consiste sans doute dans l’impos­si­bi­lité de se pro­je­ter dans l’autre, de s’iden­ti­fier de quel­que façon à ce qu’il incarne dans l’épaisseur de son corps ou dans ses condui­tes. Cet autre cesse d’être le miroir ras­su­rant de l’iden­tité, il ouvre une brèche dans la sécu­rité onto­lo­gi­que que garan­tit l’ordre sym­bo­li­que (1).

(1) Cela, contrai­re­ment à d’autre socié­tés qui n’entre­tien­nent aucune pré­ven­tion à l’encontre de l’infir­mité et intè­grent les acteurs qui en sont affec­tés au cœur de l’échange sym­bo­li­que, sans rien leur reti­rer ; nous pro­cé­dons par exclu­sion envers ces caté­go­ries (han­di­cap, vieillesse, folie, mort…) en des désym­bo­li­sant et en les affec­tant d’un signe néga­tif, quand ces socié­tés les incluent au titre de par­te­naire à part entière dans la cir­cu­la­tion du sens et des valeurs.

David Le Breton, Anthropologie du corps et moder­nité, p. 141.

Le phé­no­mène de gêne décrit par David Le Breton dans cet extrait de l’Anthropologie du corps et moder­nité révèle les mul­ti­ples facet­tes de l’inte­rac­tion : s’y joue non seu­le­ment des rap­ports sociaux, lan­ga­giers, mais aussi des pro­jec­tions cor­po­rel­les.

Si la per­sonne han­di­ca­pée se fait han­di­ca­pante, c’est que nous incor­po­rons l’autre quand nous regar­dons l’autre : nous incor­po­rons les mou­ve­ments d’autrui, nous avons ten­dance, face à une per­sonne en action, à res­sen­tir du dedans ce mou­ve­ment. Le mou­ve­ment désor­donné de la per­sonne atteinte de trou­ble de la motri­cité céré­brale reten­tit sur mon propre corps, il crée un effet de conta­gion motrice. Or il est dif­fi­cile de s’adap­ter à un rythme dif­fé­rent, par exem­ple ralenti, d’autant plus dif­fi­cile que cela touche à ce que nous res­sen­tons inti­me­ment. Ce phé­no­mène d’empa­thie motrice se véri­fie dans la décou­verte des neu­ro­nes miroirs à la fin du XXe siècle, ces neu­ro­nes qui s’acti­vent lors­que nous voyons agir quelqu’un d’autre, ou que nous simu­lons une action. De même, un visage altéré altère notre propre res­senti, intro­duit de l’autre à l’inté­rieur de soi.

La conscience du corps, une nécessité éthique : cultiver son corps et éduquer son regard

Cette pro­jec­tion sur le corps d’autrui, nous ne pou­vons y échapper, nous sommes tou­jours engagé dans rela­tion de corps à corps. Cela nous ren­voie donc à la cons­cience que nous avons de notre propre corps, ce qui est bien le fon­de­ment d’une démar­che éthique : faire retour en soi-même, s’inté­res­ser à ce qui est touché en soi, sans le balayer, en l’accep­tant. Traverser la dif­fi­culté, s’y habi­tuer, ou passer au tra­vers de la dif­fi­culté, aller à la ren­contre d’une alté­rité, qui peut aussi être la ren­contre inat­ten­due d’une res­sem­blance. Faire face au corps de l’autre serait alors aussi se faire face à, à son corps et à ses sen­sa­tions.

Shusterman consi­dère ainsi que la cons­cience du corps a une dimen­sion morale. Parvenir à cerner ce qui en soi est pro­blé­ma­ti­que dans la per­cep­tion d’autrui, c’est s’enga­ger dans une pers­pec­tive éthique active, sans laquelle nous serions tous en dif­fi­culté. Si nous n’accep­tons pas cette gêne qui se déve­loppe en nous, alors para­doxa­le­ment nous nous enfer­mons dans cette gêne. Nous créons une situa­tion d’insu­la­rité, écho de celle que vit la per­sonne en situa­tion de han­di­cap.

Dans l’inte­rac­tion néces­sai­re­ment l’autre s’intro­duit à l’inté­rieur de soi, et en révèle l’alté­rité, mani­fes­tant la très grande proxi­mité entre mon corps et celui de l’autre. Proximité inquié­tante, qui peut donner lieu à de vives réac­tions des­ti­nées à se déga­ger de cette fusion pre­mière, par le mépris, par exem­ple…De fait, une partie du mépris social, source de l’invi­si­bi­lité, s’enra­cine dans l’expé­rience du corps que nous fai­sons quand nous voyons un corps déformé. Il s’agit alors pour conju­rer de telles réac­tions, de cons­truire une éthique, à la fois théo­ri­que et incor­po­rée, qui trouve son fon­de­ment dans la cons­cience fine du res­senti soma­ti­que, et qui nous per­mette l’accep­ta­tion du corps de l’autre, dans son alté­rité.

INTERVENTION DE FLORENCE DAUPIAS d’ALCOCHETE : « Le corps chez Merleau-Ponty : la méthode phénoménologique aux prises avec la méthode scientifique »

Florence Daupias d’Alcochete est membre de notre labo­ra­toire. Ancienne élève de l’ENS de Lyon et cer­ti­fiée en phi­lo­so­phie, elle est actuel­le­ment en deuxième année de thèse de phi­lo­so­phie à l’uni­ver­sité de Montpellier III. Elle tra­vaille sous la direc­tion de Marlène Zarader sur la phé­no­mé­no­lo­gie du mou­ve­ment et l’étude de la motri­cité chez Merleau-Ponty, qu’elle cher­che à mettre en rap­port avec la danse.

On a ten­dance à oppo­ser deux appro­ches métho­do­lo­gi­ques : celle de la science, qui pri­vi­lé­gie­rait l’objec­ti­vité, le point de vue de l’exté­rio­rité et le domaine fac­tuel, consi­dé­rant alors le corps comme un objet du monde ; et celle de la phi­lo­so­phie, et notam­ment de la phé­no­mé­no­lo­gie qui, à partir d un primat de l’inté­rio­rité et de la réflexion, s’inté­res­se­rait essen­tiel­le­ment au non visi­ble, au non fac­tuel, étant alors amenée à com­pren­dre le corps comme un corps propre, ou un corps vécu. Si bien que, consi­dé­rant le même objet à partir de métho­des radi­ca­le­ment dif­fé­ren­tes, science et phi­lo­so­phie auraient peu à gagner d’un entre­tien l’une avec l’autre : à l’auto­no­mi­sa­tion de la science moderne, à son rejet des laby­rin­thi­ques et incer­tai­nes consi­dé­ra­tions méta­phy­si­ques, répon­dait la rup­ture de la phé­no­mé­no­lo­gie de Heidegger et de Sartre avec la science. En réa­lité, les deux dis­ci­pli­nes entre­tien­nent un dia­lo­gue par­ti­cu­liè­re­ment riche depuis le début du XXe siècle : cer­tains bio­lo­gis­tes ou phy­sio­lo­gues, de Goldstein à Berthoz, ont montré un vif inté­rêt pour la des­crip­tion phé­no­mé­no­lo­gi­que. Et si Husserl a pu affir­mer que la phi­lo­so­phie devait être une « science rigou­reuse », Merleau-Ponty a quant à lui dia­lo­gué avec les scien­ces, en par­ti­cu­lier avec la neu­ro­lo­gie, la bio­lo­gie, la phy­sio­lo­gie et la phy­si­que, durant toute son œuvre. Ainsi, toute la ques­tion est de savoir dans quelle mesure ces métho­des pour­raient s’auto­no­mi­ser pour penser le corps : elle porte sur la pos­si­bi­lité d’un vrai dia­lo­gue entre ces dis­ci­pli­nes, qui ne tour­ne­rait pas de façon uni­la­té­rale en cri­ti­que de l’autre, mais qui contien­drait la pos­si­bi­lité d’une remise en ques­tion de soi. En d’autres termes, à quel­les condi­tions science et phé­no­mé­no­lo­gie peu­vent établir un dia­lo­gue pour mieux penser le corps et l’expé­rience du corps vivant ?

Pour com­pren­dre le besoin d’un rap­pro­che­ment, il fau­drait reve­nir sur le contexte, les pro­blè­mes que ren­contrent ces deux dis­ci­pli­nes expli­quant ce qu’elles peu­vent atten­dre l’une de l’autre. Alors que science et phi­lo­so­phie ont, des siè­cles durant, grandi ensem­ble, le début du XXe siècle est marqué par la crise de leur oppo­si­tion.

Du côté de la science : rejet ou attirance pour la philosophie ?

Devant le règne des scien­ces humai­nes qui prô­nent une méthode dès plus scien­ti­fi­ques et des plus objec­ti­ves, la phi­lo­so­phie idéa­liste connaît un cer­tain dis­cré­dit. La dimen­sion scien­ti­fi­que semble même ne pou­voir alors s’affir­mer qu’en excluant tout ce qui serait sus­cep­ti­ble de com­por­ter une dimen­sion sub­jec­tive : le quan­ti­ta­tif bannit le qua­li­ta­tif du domaine scien­ti­fi­que, et tout ce qui n’est pas mesu­ra­ble est rejeté. Ainsi, le com­por­te­men­ta­lisme ou le beha­vio­risme de Watson, dès 1913, évacue la notion de cons­cience. Le corps lui-même doit être pensé selon un modèle phy­sico-mathé­ma­ti­que. Il serait com­pa­ra­ble à une méca­ni­que aveu­gle, tel un cla­vier : il suf­fi­rait d’appuyer sur telle ou telle touche pour pro­duire tel ou tel son, c’est- à dire qu’à tel sti­mu­lus cor­res­pon­drait tou­jours telle réac­tion. Voici donc le corps animal ainsi que le corps humain pensés sur le modèle de la chose, devant comme elle être décom­posé en ses éléments, ana­lysé, à la façon dont on démon­te­rait un auto­mate pour en com­pren­dre les roua­ges. Si l’on parle d’expé­rience du corps, ce serait alors dans le cadre des sti­muli qui lui sont pro­po­sés : ce serait l’expé­rience dont il est l’objet, et non pas d’une expé­rience qui lui serait propre, puis­que tout vécu est rejeté de façon métho­di­que, perçu comme un obs­ta­cle à la scien­ti­fi­cité du propos.

Pourtant, ce rejet du vécu et cette concep­tion réduc­trice du corps sont vite cri­ti­qués par la science elle-même, notam­ment par les ana­ly­ses de Goldstein et Weizsäcker qui, comme le rap­pelle le début de la Structure du Comportement (1942) de Merleau-Ponty, réin­tro­dui­sent le qua­li­ta­tif et le vécu dans le dis­cours scien­ti­fi­que. La vraie rigueur scien­ti­fi­que, dans l’étude du corps vivant et du com­por­te­ment, n’est pas celle que l’on croyait. Avec une objec­ti­vité d’ordre phy­sico-mathé­ma­ti­que, le corps est confondu avec une chose phy­si­que. On se trompe alors sur sa nature réelle, le fait qu’il est essen­tiel­le­ment non pas un être phy­si­que mais un être bio­lo­gi­que. La vie ne peut pas être abor­dée d’un point de vue pure­ment exté­rieur et objec­tif : on rate­rait alors l’essen­tiel, le fait que l’orga­nisme se situe non pas dans un « monde objec­tif », le même pour tout le monde, mais dans un milieu qui lui est propre. Pour com­pren­dre le com­por­te­ment du corps, il faut alors réin­tro­duire les valeurs qu’ils ont pour l’orga­nisme, donc également cer­tains vécus de l’orga­nisme. Bref, le corps ne peut pas être pensé comme une simple matière pas­sive, il n’est pas une chose parmi d’autres, soumis de façon méca­ni­que à des sché­mas de type action/réac­tion. Il est situé dans un milieu de com­por­te­ment, que l’orga­nisme amé­nage lui-même. C’est un « corps phé­no­mé­nal », cad un corps qui pro­jette autour de lui un cer­tain milieu qui lui est propre, un centre d’actions vita­les. Si l’on devait le com­pa­rer encore à un cla­vier, ce serait à la manière d’un cla­vier actif, qui se meut lui-même et qui pro­pose cer­tai­nes de ses tou­ches à son envi­ron­ne­ment, choi­sis­sant les sti­muli aux­quels il sera sen­si­ble en fonc­tion de ses pro­pres normes et de ses valeurs. Ni méca­niste, ni vita­liste, Goldstein consi­dère le corps comme un véri­ta­ble centre de pers­pec­tive. L’expé­rience est donc celle dont le corps vivant est le sujet, celle de son vécu dans un monde tra­versé par des valeurs.

Ainsi, en s’oppo­sant à une consi­dé­ra­tion sim­pliste (méca­niste) du corps, en prô­nant une scien­ti­fi­cité qui ne se limite pas à un modèle mathé­ma­ti­que et quan­ti­ta­tif, mais qui inclue les valeurs et le qua­li­ta­tif, le dis­cours scien­ti­fi­que lui-même crée les condi­tions d’un dia­lo­gue avec la phi­lo­so­phie, et notam­ment la phé­no­mé­no­lo­gie. Science et phi­lo­so­phie ne s’oppo­sent plus. Ce même Goldstein, dans La struc­ture de l’orga­nisme (1934), célè­bre la méthode phé­no­mé­no­lo­gi­que, tenant à décrire et « élucider les phé­no­mè­nes eux-mêmes1 et allant jusqu’à se deman­der si son ouvrage tient plutôt de la bio­lo­gie ou de l’onto­lo­gie2. Dans cet engoue­ment pour la phi­lo­so­phie et le cou­rant que Husserl vient de fonder, Goldstein ne fait pas figure d’excep­tion :

« Buytendijk parle d’une ‘inves­ti­ga­tion phé­no­mé­no­lo­gi­que des mou­ve­ments d’expres­sion’ qui ‘isole un phé­no­mène, le réduit à son résidu irré­duc­ti­ble, contem­ple ses traits essen­tiels par une intui­tion immé­diate. » (Même si « le mot de phé­no­mé­no­lo­gie est pris ici dans le sens très large de des­crip­tion des struc­tu­res. » Merleau-Ponty, Structure du com­por­te­ment, p. 170)

Du côté de la phénoménologie : nécessité ou désaveu de la méthode scientifique ?

Du côté de la phi­lo­so­phie, Husserl pense d’abord résou­dre l’affron­te­ment des pré­ten­tions de la science et de la phi­lo­so­phie en sou­te­nant que la phi­lo­so­phie doit être une « science rigou­reuse ». Husserl aspi­rait donc à une phé­no­mé­no­lo­gie pro­pre­ment scien­ti­fi­que. Mais ce rêve de jeu­nesse cédera la place à une désillu­sion, il s’achè­vera avec la mise en valeur de « la Crise des scien­ces euro­péen­nes » et le danger à géné­ra­li­ser de façon aveu­gle la méthode scien­ti­fi­que, objec­ti­viste - le monde mathé­ma­ti­que venant alors à recou­vrir et dis­si­mu­ler le monde de l’expé­rience et du vécu.

Qu’en est-il pour Merleau-Ponty ? Merleau-Ponty insiste sur le fait que la phi­lo­so­phie, contrai­re­ment à ce que sou­tient Heidegger, ne peut pas faire cava­lier seul : elle ne peut igno­rer les avan­cées de la méthode expé­ri­men­tale ou les études faites du point de vue du spec­ta­teur étranger.

« Notre intel­li­gence de nous-mêmes doit beau­coup plus à la connais­sance exté­rieure du passé his­to­ri­que, à l’eth­no­gra­phie, à la patho­lo­gie men­tale, par exem­ple, qu’à l’élucidation directe de notre propre vie »

Merleau-Ponty, Parcours Deux, p. 12

On retrouve dans d’autres textes l’idée de la néces­sité pour le phi­lo­so­phe d’emprun­ter, au moins pro­vi­soi­re­ment, un chemin scien­ti­fi­que : c’est que livré à lui-même, le dis­cours phi­lo­so­phi­que peut trop vite s’égarer et s’illu­sion­ner sur les res­sour­ces du lan­gage.

Mais si le phi­lo­so­phe veut voir et com­pren­dre trop vite, il risque de se lais­ser aller à la Gnose (…) ; il est dan­ge­reux de lais­ser toute liberté au phi­lo­so­phe. Se fiant trop vite au lan­gage, il serait vic­time de l’illu­sion d’un trésor incondi­tionné de sagesse abso­lue conte­nue dans le lan­gage, et qu’on ne pos­sè­de­rait qu’en le pra­ti­quant. D’où les faus­ses étymologies de Heidegger, sa Gnose. (…)

Comment donc ne pas s’inté­res­ser à la science afin de savoir ce qu’est la Nature ? Si la Nature est un Englobant, on ne peut la penser à partir de concepts, à coups de déduc­tions, mais on doit la penser à partir de l’expé­rience, et en par­ti­cu­lier à partir de l’expé­rience sous sa forme la plus réglée, c’es-à-dire à partir de la science.

Merleau-Ponty, La Nature, Notes. Cours du Collège de France, Paris, Editions du Seuil, 1994, p. 121-122

Ainsi, le dis­cours phi­lo­so­phi­que ne peut se fermer sur lui-même et se can­ton­ner à son domaine : le lan­gage ne peut s’assu­rer d’éviter la glose ou le « bavar­dage », que Merleau-Ponty retourne ici contre Heidegger lui-même, qu’en se réfé­rant à l’expé­rience. On retrouve d’une cer­taine façon les rai­sons pour les­quel­les le modèle phy­si­que était pré­féré au modèle mathé­ma­ti­que ; à la dif­fé­rence que ce ne sont pas les mathé­ma­ti­ques qui sont ici mis en ques­tion, mais de façon beau­coup plus géné­rale, le lan­gage concep­tuel et abs­trait. Bref, la phi­lo­so­phie doit s’ouvrir à un dia­lo­gue avec la science, sous peine de ne rien penser sinon de sim­ples mots. Voilà pour­quoi il faut com­men­cer par donner la parole au scien­ti­fi­que, comme le fait par exem­ple Merleau-Ponty dans la Structure du Comportement.

Cependant, com­men­cer par donner la parole au scien­ti­fi­que ne signi­fie pas lui lais­ser le der­nier mot. Et si Merleau-Ponty com­mence par se réap­pro­prier un cer­tain dis­cours scien­ti­fi­que et le faire jouer contre d’autres, c’est tou­jours dans le but de l’inter­ro­ger et le penser jusqu’au bout, en met­tant à jour ses impen­sés et ses limi­tes. Ce dia­lo­gue reste ainsi soli­daire d’un cer­tain « désa­veu de la science », mais à condi­tion de bien com­pren­dre ce que cette expres­sion signi­fie.

Il s’agit de décrire, et non pas d’expli­quer ni d’ana­ly­ser. Cette pre­mière consi­gne que Husserl don­nait à la phé­no­mé­no­lo­gie com­men­çante d’être une ’psy­cho­lo­gie des­crip­tive’ ou de ’reve­nir aux choses-mêmes’, c’est d’abord le désa­veu de la science. Je ne suis pas le résul­tat ou l’entre­croi­se­ment des mul­ti­ples cau­sa­li­tés qui déter­mine mon corps ou mon psy­chisme, je ne puis pas me penser comme une partie du monde, comme le simple objet de la bio­lo­gie, de la psy­cho­lo­gie et de la socio­lo­gie, ni fermer sur moi l’uni­vers de la science. Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir d’une vue mienne ou d’une expé­rience du monde sans laquelle les sym­bo­les de la science ne vou­draient rien dire. Tout l’uni­vers de la science est cons­truit sur le monde vécu et si nous vou­lons penser la science elle-même avec vigueur, en appré­cier exac­te­ment le sens et la portée, il nous faut réveiller d’abord cette expé­rience du monde dont elle est l’expres­sion seconde. La science n’a pas et n’aura jamais le même sens d’être que le monde perçu pour la simple raison qu’elle est une déter­mi­na­tion ou une expli­ca­tion. Je suis non pas un ’être vivant’ ou même un ’homme’ ou même ’une cons­cience’ avec tous les carac­tè­res que la zoo­lo­gie, l’ana­to­mie sociale ou la psy­cho­lo­gie induc­tive reconnais­sent à ces pro­duits de la nature ou de l’his­toire, - je suis la source abso­lue, mon exis­tence ne vient pas de mes anté­cé­dents, de mon entou­rage phy­si­que et social, elle va vers eux et les sou­tient, car c’est moi qui fait être pour moi (et donc être au seul sens que le mot puisse avoir pour moi) cette tra­di­tion que je choi­sis de repren­dre ou cet hori­zon dont la dis­tance à moi s’effon­dre­rait, puisqu’elle ne lui appar­tient pas comme une pro­priété, si je n’étais là pour la par­cou­rir du regard. Les vues scien­ti­fi­ques selon les­quel­les je suis un moment du monde sont tou­jours naïves et hypo­cri­tes, parce qu’elles sous-enten­dent, sans la men­tion­ner, cette autre vue, celle de la cons­cience, par laquelle d’abord un autre monde se dis­pose autour de moi et com­mence à exis­ter pour moi.

Phénoménologie de la Perception, Paris, NRF, Gallimard, 1945, p. II-III.

La méthode phé­no­mé­no­lo­gi­que, comme « des­crip­tion », était donc le désa­veu de la méthode objec­tive, expli­ca­tive, cau­sale. Mais ce désa­veu est sur­tout celui de la confu­sion entre une méthode objec­tive et la réa­lité de l’objet étudié : c’est celui de la réduc­tion de l’être de l’objet étudié aux carac­té­ris­ti­ques de la méthode par laquelle on l’appré­hende. C’est le désa­veu non pas des avan­cées scien­ti­fi­ques, mais d’une ambi­tion : la pré­ten­tion d’une méthode objec­tive à suf­fire à rendre compte du monde dans sa tota­lité, à sta­tuer seule sur son être, oubliant ou refou­lant ses fon­de­ments vécus. Or, la connais­sance scien­ti­fi­que n’est pas auto­nome : elle est elle-même fondée sur un autre type de savoir, une expé­rience du monde que nous donne notre corps, et que la phé­no­mé­no­lo­gie expli­cite. Ce qui est cri­ti­qué, c’est donc une science qui refu­se­rait le dia­lo­gue avec la phé­no­mé­no­lo­gie et plus géné­ra­le­ment avec l’expé­rience vécue du monde et du corps.

Enfin, signa­lons que si les écrits de Merleau-Ponty s’ouvrent en nous fai­sant enten­dre des voix scien­ti­fi­ques, ils se refer­ment sur des voix plus poé­ti­ques, comme si un inter­lo­cu­teur allait fina­le­ment pren­dre le pas sur les autres. En consi­dé­rant notam­ment le corps comme « chair », Merleau-Ponty va se retrou­ver contraint d’élaborer de nou­vel­les caté­go­ries et un nou­veau lan­gage : le retour au monde vécu et au sen­si­ble vont impli­quer pour le dis­cours phé­no­mé­no­lo­gi­que d’être habité par les méta­pho­res.

Aurore Dourthe & Florence Daupias d’Alcochete

 »Goldstein, La structure de l’organisme, trad. Buckhardt et Kuntz, Paris, Gallimard, 1952, p. 21

Ibidem, p. 384 et suivantes