CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Les 7 doigts de la main : cap ou pas cap ?

Cirque.

La Maison de la danse prend cette semaine des airs de cha­pi­teau en accueillant la com­pa­gnie les 7 doigts de la main, née de la col­la­bo­ra­tion de sept direc­teurs artis­ti­ques, ori­gi­nel­le­ment réunis autour de cinq artis­tes de l’Ecole Nationale du Cirque de Montréal pour pré­sen­ter une créa­tion col­lec­tive ori­gi­nale : Traces. 3 ans et 300 repré­sen­ta­tions plus tard, des « petits » nou­veaux sont sur les bancs – ou plutôt les chai­ses – qui peu­plent la scène, toute de toile et de ruban adhé­sif vêtue. Sept joyeux drilles en gue­nilles avec un cœur gros comme ça.

Performance d’un corps

Traces, c’est pour la scène tra­di­tion­nelle l’occa­sion d’un retour à l’immé­dia­teté du corps. Et quels corps ! Une ener­gia for­mi­da­ble se dégage dès le début de la repré­sen­ta­tion, manière scien­ti­fi­que­ment cor­recte de dési­gner à la fois la force et l’énergie des corps et la dimen­sion jouis­sive, voire érotique de leurs mou­ve­ments. Je ne veux pas donner de faux espoirs à cer­tains ou des inquié­tu­des à d’autres : ce spec­ta­cle est tout-à-fait adapté au jeune public, il fait appel à notre âme d’enfant. Aussi.

Mais ce sont les limi­tes du corps réel que la pra­ti­que des arts du cirque inter­roge, maté­ria­lité rap­pe­lée par le retour sonore de la res­pi­ra­tion. Chaque dis­ci­pline est une nou­velle occa­sion d’explo­rer le mou­ve­ment ; le solo, le duo, les autres com­bi­nai­sons sont autant de « recher­che(s) d’un voca­bu­laire ges­tuel nou­veau. » (Ginot, Michel, 2008 : p. 96). Il s’agit de faire explo­ser la « kiné­sphère » telle que la décrit Rudolf Laban, « sphère ima­gi­naire dont dont le dan­seur est le centre, formée par tous le points de l’espace que peu­vent attein­dre les extré­mi­tés du corps, sans dépla­ce­ment des pieds sur le sol » (Laban : 1966) pour décen­trer le point de gra­vité. Sur un pied, une main, un fil, une plan­che, les acro­ba­tes ne for­ment plus qu’un seul corps. Jusqu’au décor même qui semble se faire le pro­lon­ge­ment de leurs mem­bres.

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Le mou­ve­ment se fait alors gra­phi­que, au sens où chaque numéro laisse au spec­ta­teur des images per­sis­tan­tes, sou­vent la pho­to­gra­phie men­tale de la situa­tion où la prise de risque est la plus impor­tante, dédou­blée par le jeu d’une caméra sur­plom­bante, qui mul­ti­plie les points de vue. Les équilibristes se jouent de votre peur de la chute – parce que la cons­cience de la gra­vité, vous l’éprouvez, vous ! Et com­blent votre attente enfan­tine de la prouesse, car « on guette tel pas que l’on sait qu’il va exé­cu­ter à tel endroit et à tel moment ; un pas très dif­fi­cile et qui, pour­tant, semble ne lui coûter aucun effort. » (Balanchine : 1969). Mais laisse des Traces.

Du cirque à l’aire de jeux

Des corps qui n’en for­ment qu’un : la figure acro­ba­ti­que, la troupe. Dommage qu’il n’y ait pas d’équivalent au « corps de ballet ». Car la plus grande per­for­mance de cette créa­tion me semble rési­der dans la cohé­rence de l’unité « groupe », qui résulte en grande partie de la dimen­sion cho­ré­gra­phi­que des liai­sons et de l’occu­pa­tion – impres­sion­nante – de l’espace. Pas un seul artiste n’est oublié, celui qui exé­cute n’est rien sans celui qui pare... Mesdames et mes­sieurs, ces numé­ros sont réa­li­sés sans filet !

Du coup, ceux-là se connais­sent bien, à n’en pas douter. A la jouis­sance de la per­for­mance s’ajoute celle de l’être ensem­ble, du jouer ensem­ble. Le plai­sir régres­sif n’est pas que du coté des spec­ta­teurs. Equipe de foot, bande de ska­ters, la scène s’orga­nise comme une cours de récréa­tion. Surenchère des proues­ses, com­pé­ti­tion mas­cu­line, la pro­gres­sion du spec­ta­cle res­sem­ble à un « cap ou pas cap ». Et même si le public, lui, n’est pas chiche, il peut voter ! Personnellement, j’ai déjà mon pré­féré, Je vous laisse devi­ner.

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Toutefois, si les bal­lons, rol­lers, craies et autres objets sont les indis­pen­sa­bles de nos récrés, la mul­ti­pli­ca­tion des acces­soi­res est par­fois gênante. On l’a com­pris, ils sont ces Traces de la des­truc­tion que veut conju­rer l’énergie artis­ti­que. Mais ils met­tent par­fois en péril le lien entre les numé­ros, déjà fra­gile... On reste sen­si­bles à l’humour et la géné­ro­sité qui se déploient sur scène. Sauf qu’elle res­sem­ble par­fois à une salle de jeux... Monsieur Loyal (dont la voix rap­pelle étrangement les Deux minu­tes du peuple) nous avait pour­tant pré­ve­nus !

Un corps entre intimité et extériorité

Malgré cela, on retombe en enfance quand même, d’autant plus que le spec­ta­cle est total. Le pari d’un cirque à taille humaine, mêlant l’intime et le spec­ta­cu­laire est réussi. Nous fai­sons la ren­contre de chacun des indi­vi­dus de la troupe, notam­ment grâce aux tech­ni­ques des arts visuels, qui nous per­met­tent d’accé­der à la sin­gu­la­rité des voix et des visa­ges. Les 7 doigts de la main pra­ti­quent donc le mélange, ce qui ins­crit leur créa­tion dans ce que Jean-Michel Guy et Julien Rosemberg défi­nis­sent comme l’ « outre-cirque » : le métis­sage des dis­ci­pli­nes et des arts. Et non un numéro de mam­mi­fè­res car­ni­vo­res appar­te­nant à la race des lutri­nae.

Ainsi donc, si vous voulez conju­rer la gri­saille et le froid, vilains gar­ne­ments, un seul conseil :« En route mau­vaise troupe / Partez mes enfants perdus ! / Ces loi­sirs vous étaient dus : / La Chimère tend sa croupe. » (Verlaine, Jadis et naguère)

CR.

Petite biblio­gra­phie :

Balanchine George, Histoire de mes bal­lets, Paris, Fayard, 1969.

Ginot Isabelle, Michel Marcelle, La danse au XXe siècle, Paris, Larousse, 2008.

Guy Jean-Michel, Rosemberg Julien, Esthétiques du cir­ques contem­po­rain, Paris, Hors les murs, 2007.

Laban Rudolf, Choreutics, Londres, Mac Donalds & Evans, 1966.