Fan Kuan, Voyage par les monts et les courants, Rouleau vertical, encore et couleurs légères sur soie, 206,3 x 103,3, National Palace Museum, Taipei, Taiwan.
Au début du Xe siècle de notre ère, Fan Kuan, artiste de la dynastie Song du Nord, peint Voyage par les monts et les courants, œuvre picturale tout autant que « lettrée », modèle d’un genre nouveau, où le corps semble à la fois objectivement absent et pourtant obstinément présent dans chacun des traits à l’encre appliqué sur la feuille de soie. Au premier plan, l’œil se heurte à un amas rocheux, avant de se libérer par la droite ou par la gauche, vers un chemin de vide où apparaissent soudainement quelques daims cheminant en troupeaux minuscules. Puis, la fraîcheur d’une cascade élève le regard jusqu’en haut d’une immense montagne de lœss, laissant à peine entrevoir un monastère discret accroché aux flancs rocailleux. Enfin, une ultime cascade nous conduit jusqu’au ciel, où, là encore, le vide prend le pas sur la composition.
Ce voyage de la pensée à travers le tableau de Fan Kuan est une image archétypale du « paysage philosophique » de l’époque Song, et offre de multiples lectures. A l’échelle de l’univers, cette peinture nous révèle les souffles qui animent les forces de la nature : la rencontre dynamique du yin et du yang dans l’espace créateur du vide, à travers le mariage de l’encre noir et du papier de soie immaculé. François Cheng, dans son ouvrage Souffle-Esprit, explique : « La pensée esthétique chinoise, fondée sur une conception organiciste de l’univers, propose un art qui tend depuis toujours à recréer un espace médiumnique où prime l’action unificatrice du souffle esprit »1. A l’échelle de l’homme, l’œuvre d’art nous entraîne dans un périple visuel sensé nous faire éprouver les différentes étapes de notre vie, cette dernière étant mise en action, une fois encore, par l’alternance du vide et du plein. Enfin, chaque élément de la peinture –arbre, roche, cascade – est comme l’organe d’un corps qui aurait sa propre fonction dans un système en perpétuel mouvement. Pour résumer, « chaque tableau constitue un microcosme qui contient les essences du macrocosme »2.
La « peinture lettrée » des Song du Sud3 occulte le corps autant qu’elle le révèle. La représentation du corps en tant que telle est minorée, seuls de petits personnages (souvent des ermites à la vie exemplaire) peuplent parfois monastères et pavillons. Ce n’est pas l’enveloppe humaine qui doit être dépeinte, mais plutôt la dynamique même du corps humain, et ce par le biais d’une certaine conception générale du monde et des processus vitaux qui l’animent. A partir des Song, l’Homme est en symbiose avec le paysage, et c’est précisément cette harmonie qui doit être montrée par le peintre. L’art du portrait existe, mais est exclusivement réalisé par des artisans « spécialisés ».
De cette conception si particulière de l’Homme et de sa représentation découle aussi une certaine idée de l’artiste et de sa mission. Le peintre ne doit pas se contenter de reproduire les formes qui s’impriment sur sa rétine. Il doit révéler le mécanisme de l’univers en mettant son propre corps à l’œuvre. Le mouvement de son esprit doit guider son bras, son poignet, jusqu’à la pointe de son pinceau, envisagé comme une prolongation de lui-même. Tout le corps de l’artiste est alors mobilisé pour rendre compte, sur le papier, des mouvements de la nature, comme l’exprime si bien l’aphorisme de Su Dongpo 4 :
« Lorsque Yuke peignait un bambou,
Il voyait le bambou et ne se voyait plus.
C’est peu dire qu’il ne se voyait plus ;
Comme possédé, il délaissait son propre corps.
Celui-ci se transformait, devenait bambou… »5
Cette idée exprimée par Su Dongpo a même frappé Matisse, qui aurait rapporté les paroles énoncées par un professeur chinois sur la nécessité de se sentir grandir à la manière de l’arbre que l’on dessine. Si le corps n’est pas directement retranscrit dans sa « forme visible » sur le papier, le corps de l’artiste est en revanche totalement mis en action au moment de la création. C’est cette concentration à la fois mentale et physique de l’artiste qui lui permet de rendre compte, en miroir, des forces qui animent le monde. Sans cette maîtrise parfaite de son propre corps, l’artiste ne peut rendre de façon juste et vibrante les mécanismes de la nature. Loin d’être écarté, le corps est l’outil premier du peintre.
Si l’époque Song cristallise cette vision à la fois lettrée et terriblement corporelle de la peinture, les périodes antérieures de l’histoire de l’art pictural chinois proposent elles-aussi différentes façons d’appréhender le corps. Les plus anciennes peintures funéraires chinoises où le corps humain est représenté datent des Zhou orientaux, à l’époque des Royaumes combattants6, dans ce que l’on appelait le pays de Chu. Dans les sépultures de la ville de Changsha, les archéologues ont retrouvé deux encres sur soie de petite taille, dans le double plafond de la chambre funéraire7.
Anonyme, Homme chevauchant un dragon, Encre sur soie, Zidanku, Changsha, province du Sichuan. IIIe siècle av.n.è., 37,5 x 28 cm. Musée provincial du Hunan, Chine
Ces peintures nous donnent à voir un homme chevauchant un dragon, symboles probables du moment où l’âme quitte le monde des humains pour s’engager dans l’inconnu, guidé par des créatures fabuleuses. Le corps est figuré par de délicats traits d’encre, et sa fonction est propitiatoire plus que figurative. Au tournant de notre ère, lorsque l’art bouddhique parvient jusqu’en Chine, la représentation picturale du corps est liée à la souffrance, mais l’expression des sentiments est mise à distance, en peinture comme en sculpture : « Elle [la fadeur] transparait également dans la statuaire chinoise, d’inspiration bouddhique […]8 ». En effet, le visage doit être « fade », c’est-à-dire ne représenter aucun sentiment déterminé, pour permettre à celui qui le contemple d’y projeter n’importe quelle image. La fadeur permet une sorte de « liberté » imaginative du spectateur. Au VIIe siècle, sous la dynastie des Tang, l’art pictural quitte quelque peu le champ du sacré pour entrer dans celui de l’histoire, au sens d’Alberti9 : l’artiste représente moins une mythologie rêvée qu’une véritable histoire humaine. Le pouvoir est du côté de l’aristocratie politique, qui commande à ses artistes des représentations naturaliste de son faste : au cours des compétitions sportives par exemple. Même si les témoignages picturaux de cette époque sont liés à l’art funéraire, l’empereur se fait représenter avec toute sa parentèle autour de lui, pour l’accompagner dans le voyage vers l’au-delà. Dès le VIIIe siècle, des thèmes différents apparaissent en peinture, sur un mode narratif et festif : images de la beauté féminine, scènes de banquet, où s’impriment sur les corps l’expression de sentiments discrets. Les cortèges peints dans les tombes des puissants sont un élément de prestige indispensable, et respectent un certain nombre de normes, ligne ferme et aplats de couleurs.
La représentation « politique » du corps et de l’homme se poursuit sous les Song, à travers les portraits officiels (d’autant que la morale confucianiste associe les traits du visage aux traits psychologiques du sujet) et la peinture d’histoire, mais ces formes artistiques n’ont désormais pas le même prestige que la peinture de paysage. Cette dernière devient l’art pictural par excellence, le « grand genre » de l’art chinois, qui permet de révéler au contemplateur les rouages de l’univers. Cette conception hiérarchique de l’art (et donc de la représentation figurative du corps humain) perdure et devient la norme jusqu’au XIXe siècle, où une rupture radicale change les valeurs de la peinture chinoise.
Pendant l’entre-deux guerres, la Chine s’ouvre sur l’Occident, synonyme de modernité. Un intérêt nouveau est porté sur le corps, via deux approches venues de l’Ouest, d’un côté le figuratif, de l’autre le naturalisme. A partir des années 20, de plus en plus d’artistes voyagent en Europe. Paris accueille Lin Fengmian, Xu Beihong, Pan Yuliang10, Sanyu (Chang Yu), Zao Wu-ki (Zhao Wuji), et bien d’autres artistes chinois en quête de renouveau. Un véritable syncrétisme culturel anime leur travail.
Pan Yuliang, Nu, 1963, Musée provincial d’Anhui, Hefei, Chine
Le « nu », par exemple, genre inexistant dans l’art traditionnel chinois, fait son apparition sur la surface picturale, mais peut conserver le trait d’encre de Chine des peintures traditionnelles du Xe siècle. Même si les années 40 et 50 vont entraîner une politisation de l’art et l’éclosion du « réalisme socialiste », l’image du corps humain « singulier », représenté dans ses imperfections réalistes, rejoint le répertoire pictural des artistes, et ce jusqu’à la période contemporaine. Si l’on observe par exemple le travail de Yue Minjun11, né en 1962 et souvent associé au mouvement du « réalisme cynique », il est intéressant d’observer que c’est précisément le visage humain - figé dans un rictus effrayant, reproduit à l’identique et comme vissé sur des corps préfabriqués – qui « figure » l’oppression morale du gouvernement sur la population. Le sentiment n’est plus représenté par un élément de la nature, mais doit être révélé, paradoxalement, par la non-expressivité du visage des personnages. L’artiste semble utiliser le portrait « à l’occidental » pour montrer la privation de liberté individuelle, l’absence de « personnalité », tout en critiquant le régime politique de Mao.
Yue Minjun, Great solidarity, 1992, Oil on canvas,190 x 220 cm, Triumph Art Space, Beijing, Chine
L’image du corps humain, qu’elle soit intégrée à un réseau de correspondances liées à la nature et au fonctionnement du cosmos, symbole d’un pouvoir ancien dont il faut garantir la pérennité, ou arme contre l’oppression du régime, est une problématique fondamentale de l’histoire de l’art chinois. L’opposition absence / présence corporelle ne tient pas : à l’image de tous les contraires envisagés comme des couples créateurs dans la philosophie chinoise, il faut comprendre ces deux notions comme des forces à l’œuvre dans l’art pictural, se nourrissant l’une de l’autre afin de servir la vision de l’artiste.
François Cheng, Souffle-Esprit, Seuil, 1986, p12
Ibid.
« La peinture de lettrés », est un style de peinture chinois très ancien qui trouve sa forme classique avec le lettré artiste Dong Qichang (1555-1636), sous le nom « d’École du Sud ». Elle est alors souvent pratiquée par des artistes fonctionnaires, pour qui la peinture revêt une dimension calligraphique et philosophique.
Calligraphe, poète et peintre chinois du XIe siècle, dynastie des Song du Nord.
Su Dongpo traduit par François Cheng in Shitao La saveur du monde, Editions Phébus
Les deux siècles et demi qui précèdent l’unification des pays chinois par le royaume de Qin, en 221 avant J.-C., sont connus dans l’histoire sous le nom de « période des Royaumes combattants » (Zhanguo).
Voir illustration
François Jullien, Eloge de la Fadeur, Philippe Picquier, 1991, p.58
Voir son ouvrage De Pictura, 1435.
Voir une de ses peintures de nu reproduite ci-contre.
Voir la rétrospective Yue Minjun à la Fondation Cartier à partir de novembre 2012.