CMDR - Corps : Méthodes,  Discours, Représentations
 

Jennifer Thiault, « Le corps dans l’art pictural chinois »

Fan Kuan, Voyage par les monts et les cou­rants, Rouleau ver­ti­cal, encore et cou­leurs légè­res sur soie, 206,3 x 103,3, National Palace Museum, Taipei, Taiwan.

Au début du Xe siècle de notre ère, Fan Kuan, artiste de la dynas­tie Song du Nord, peint Voyage par les monts et les cou­rants, œuvre pic­tu­rale tout autant que « let­trée », modèle d’un genre nou­veau, où le corps semble à la fois objec­ti­ve­ment absent et pour­tant obs­ti­né­ment pré­sent dans chacun des traits à l’encre appli­qué sur la feuille de soie. Au pre­mier plan, l’œil se heurte à un amas rocheux, avant de se libé­rer par la droite ou par la gauche, vers un chemin de vide où appa­rais­sent sou­dai­ne­ment quel­ques daims che­mi­nant en trou­peaux minus­cu­les. Puis, la fraî­cheur d’une cas­cade élève le regard jusqu’en haut d’une immense mon­ta­gne de lœss, lais­sant à peine entre­voir un monas­tère dis­cret accro­ché aux flancs rocailleux. Enfin, une ultime cas­cade nous conduit jusqu’au ciel, où, là encore, le vide prend le pas sur la com­po­si­tion.

Ce voyage de la pensée à tra­vers le tableau de Fan Kuan est une image arché­ty­pale du « pay­sage phi­lo­so­phi­que » de l’époque Song, et offre de mul­ti­ples lec­tu­res. A l’échelle de l’uni­vers, cette pein­ture nous révèle les souf­fles qui ani­ment les forces de la nature : la ren­contre dyna­mi­que du yin et du yang dans l’espace créa­teur du vide, à tra­vers le mariage de l’encre noir et du papier de soie imma­culé. François Cheng, dans son ouvrage Souffle-Esprit, expli­que : « La pensée esthé­ti­que chi­noise, fondée sur une concep­tion orga­ni­ciste de l’uni­vers, pro­pose un art qui tend depuis tou­jours à recréer un espace médium­ni­que où prime l’action uni­fi­ca­trice du souf­fle esprit »1. A l’échelle de l’homme, l’œuvre d’art nous entraîne dans un péri­ple visuel sensé nous faire éprouver les dif­fé­ren­tes étapes de notre vie, cette der­nière étant mise en action, une fois encore, par l’alter­nance du vide et du plein. Enfin, chaque élément de la pein­ture –arbre, roche, cas­cade – est comme l’organe d’un corps qui aurait sa propre fonc­tion dans un sys­tème en per­pé­tuel mou­ve­ment. Pour résu­mer, « chaque tableau cons­ti­tue un micro­cosme qui contient les essen­ces du macro­cosme »2.

La « pein­ture let­trée » des Song du Sud3 occulte le corps autant qu’elle le révèle. La repré­sen­ta­tion du corps en tant que telle est mino­rée, seuls de petits per­son­na­ges (sou­vent des ermi­tes à la vie exem­plaire) peu­plent par­fois monas­tè­res et pavillons. Ce n’est pas l’enve­loppe humaine qui doit être dépeinte, mais plutôt la dyna­mi­que même du corps humain, et ce par le biais d’une cer­taine concep­tion géné­rale du monde et des pro­ces­sus vitaux qui l’ani­ment. A partir des Song, l’Homme est en sym­biose avec le pay­sage, et c’est pré­ci­sé­ment cette har­mo­nie qui doit être mon­trée par le pein­tre. L’art du por­trait existe, mais est exclu­si­ve­ment réa­lisé par des arti­sans « spé­cia­li­sés ».

De cette concep­tion si par­ti­cu­lière de l’Homme et de sa repré­sen­ta­tion découle aussi une cer­taine idée de l’artiste et de sa mis­sion. Le pein­tre ne doit pas se conten­ter de repro­duire les formes qui s’impri­ment sur sa rétine. Il doit révé­ler le méca­nisme de l’uni­vers en met­tant son propre corps à l’œuvre. Le mou­ve­ment de son esprit doit guider son bras, son poi­gnet, jusqu’à la pointe de son pin­ceau, envi­sagé comme une pro­lon­ga­tion de lui-même. Tout le corps de l’artiste est alors mobi­lisé pour rendre compte, sur le papier, des mou­ve­ments de la nature, comme l’exprime si bien l’apho­risme de Su Dongpo 4 :

« Lorsque Yuke pei­gnait un bambou,

Il voyait le bambou et ne se voyait plus.

C’est peu dire qu’il ne se voyait plus ;

Comme pos­sédé, il délais­sait son propre corps.

Celui-ci se trans­for­mait, deve­nait bambou… »5

Cette idée expri­mée par Su Dongpo a même frappé Matisse, qui aurait rap­porté les paro­les énoncées par un pro­fes­seur chi­nois sur la néces­sité de se sentir gran­dir à la manière de l’arbre que l’on des­sine. Si le corps n’est pas direc­te­ment retrans­crit dans sa « forme visi­ble » sur le papier, le corps de l’artiste est en revan­che tota­le­ment mis en action au moment de la créa­tion. C’est cette concen­tra­tion à la fois men­tale et phy­si­que de l’artiste qui lui permet de rendre compte, en miroir, des forces qui ani­ment le monde. Sans cette maî­trise par­faite de son propre corps, l’artiste ne peut rendre de façon juste et vibrante les méca­nis­mes de la nature. Loin d’être écarté, le corps est l’outil pre­mier du pein­tre.

Si l’époque Song cris­tal­lise cette vision à la fois let­trée et ter­ri­ble­ment cor­po­relle de la pein­ture, les pério­des anté­rieu­res de l’his­toire de l’art pic­tu­ral chi­nois pro­po­sent elles-aussi dif­fé­ren­tes façons d’appré­hen­der le corps. Les plus ancien­nes pein­tu­res funé­rai­res chi­noi­ses où le corps humain est repré­senté datent des Zhou orien­taux, à l’époque des Royaumes com­bat­tants6, dans ce que l’on appe­lait le pays de Chu. Dans les sépul­tu­res de la ville de Changsha, les archéo­lo­gues ont retrouvé deux encres sur soie de petite taille, dans le double pla­fond de la cham­bre funé­raire7.

Anonyme, Homme che­vau­chant un dragon, Encre sur soie, Zidanku, Changsha, pro­vince du Sichuan. IIIe siècle av.n.è., 37,5 x 28 cm. Musée pro­vin­cial du Hunan, Chine

Ces pein­tu­res nous don­nent à voir un homme che­vau­chant un dragon, sym­bo­les pro­ba­bles du moment où l’âme quitte le monde des humains pour s’enga­ger dans l’inconnu, guidé par des créa­tu­res fabu­leu­ses. Le corps est figuré par de déli­cats traits d’encre, et sa fonc­tion est pro­pi­tia­toire plus que figu­ra­tive. Au tour­nant de notre ère, lors­que l’art boud­dhi­que par­vient jusqu’en Chine, la repré­sen­ta­tion pic­tu­rale du corps est liée à la souf­france, mais l’expres­sion des sen­ti­ments est mise à dis­tance, en pein­ture comme en sculp­ture : « Elle [la fadeur] trans­pa­rait également dans la sta­tuaire chi­noise, d’ins­pi­ra­tion boud­dhi­que […]8 ». En effet, le visage doit être « fade », c’est-à-dire ne repré­sen­ter aucun sen­ti­ment déter­miné, pour per­met­tre à celui qui le contem­ple d’y pro­je­ter n’importe quelle image. La fadeur permet une sorte de « liberté » ima­gi­na­tive du spec­ta­teur. Au VIIe siècle, sous la dynas­tie des Tang, l’art pic­tu­ral quitte quel­que peu le champ du sacré pour entrer dans celui de l’his­toire, au sens d’Alberti9 : l’artiste repré­sente moins une mytho­lo­gie rêvée qu’une véri­ta­ble his­toire humaine. Le pou­voir est du côté de l’aris­to­cra­tie poli­ti­que, qui com­mande à ses artis­tes des repré­sen­ta­tions natu­ra­liste de son faste : au cours des com­pé­ti­tions spor­ti­ves par exem­ple. Même si les témoi­gna­ges pic­tu­raux de cette époque sont liés à l’art funé­raire, l’empe­reur se fait repré­sen­ter avec toute sa paren­tèle autour de lui, pour l’accom­pa­gner dans le voyage vers l’au-delà. Dès le VIIIe siècle, des thèmes dif­fé­rents appa­rais­sent en pein­ture, sur un mode nar­ra­tif et festif : images de la beauté fémi­nine, scènes de ban­quet, où s’impri­ment sur les corps l’expres­sion de sen­ti­ments dis­crets. Les cor­tè­ges peints dans les tombes des puis­sants sont un élément de pres­tige indis­pen­sa­ble, et res­pec­tent un cer­tain nombre de normes, ligne ferme et aplats de cou­leurs.

La repré­sen­ta­tion « poli­ti­que » du corps et de l’homme se pour­suit sous les Song, à tra­vers les por­traits offi­ciels (d’autant que la morale confu­cia­niste asso­cie les traits du visage aux traits psy­cho­lo­gi­ques du sujet) et la pein­ture d’his­toire, mais ces formes artis­ti­ques n’ont désor­mais pas le même pres­tige que la pein­ture de pay­sage. Cette der­nière devient l’art pic­tu­ral par excel­lence, le « grand genre » de l’art chi­nois, qui permet de révé­ler au contem­pla­teur les roua­ges de l’uni­vers. Cette concep­tion hié­rar­chi­que de l’art (et donc de la repré­sen­ta­tion figu­ra­tive du corps humain) per­dure et devient la norme jusqu’au XIXe siècle, où une rup­ture radi­cale change les valeurs de la pein­ture chi­noise.

Pendant l’entre-deux guer­res, la Chine s’ouvre sur l’Occident, syno­nyme de moder­nité. Un inté­rêt nou­veau est porté sur le corps, via deux appro­ches venues de l’Ouest, d’un côté le figu­ra­tif, de l’autre le natu­ra­lisme. A partir des années 20, de plus en plus d’artis­tes voya­gent en Europe. Paris accueille Lin Fengmian, Xu Beihong, Pan Yuliang10, Sanyu (Chang Yu), Zao Wu-ki (Zhao Wuji), et bien d’autres artis­tes chi­nois en quête de renou­veau. Un véri­ta­ble syn­cré­tisme cultu­rel anime leur tra­vail.

Pan Yuliang, Nu, 1963, Musée pro­vin­cial d’Anhui, Hefei, Chine

Le « nu », par exem­ple, genre inexis­tant dans l’art tra­di­tion­nel chi­nois, fait son appa­ri­tion sur la sur­face pic­tu­rale, mais peut conser­ver le trait d’encre de Chine des pein­tu­res tra­di­tion­nel­les du Xe siècle. Même si les années 40 et 50 vont entraî­ner une poli­ti­sa­tion de l’art et l’éclosion du « réa­lisme socia­liste », l’image du corps humain « sin­gu­lier », repré­senté dans ses imper­fec­tions réa­lis­tes, rejoint le réper­toire pic­tu­ral des artis­tes, et ce jusqu’à la période contem­po­raine. Si l’on observe par exem­ple le tra­vail de Yue Minjun11, né en 1962 et sou­vent asso­cié au mou­ve­ment du « réa­lisme cyni­que », il est inté­res­sant d’obser­ver que c’est pré­ci­sé­ment le visage humain - figé dans un rictus effrayant, repro­duit à l’iden­ti­que et comme vissé sur des corps pré­fa­bri­qués – qui « figure » l’oppres­sion morale du gou­ver­ne­ment sur la popu­la­tion. Le sen­ti­ment n’est plus repré­senté par un élément de la nature, mais doit être révélé, para­doxa­le­ment, par la non-expres­si­vité du visage des per­son­na­ges. L’artiste semble uti­li­ser le por­trait « à l’occi­den­tal » pour mon­trer la pri­va­tion de liberté indi­vi­duelle, l’absence de « per­son­na­lité », tout en cri­ti­quant le régime poli­ti­que de Mao.

Yue Minjun, Great soli­da­rity, 1992, Oil on canvas,190 x 220 cm, Triumph Art Space, Beijing, Chine

L’image du corps humain, qu’elle soit inté­grée à un réseau de cor­res­pon­dan­ces liées à la nature et au fonc­tion­ne­ment du cosmos, sym­bole d’un pou­voir ancien dont il faut garan­tir la péren­nité, ou arme contre l’oppres­sion du régime, est une pro­blé­ma­ti­que fon­da­men­tale de l’his­toire de l’art chi­nois. L’oppo­si­tion absence / pré­sence cor­po­relle ne tient pas : à l’image de tous les contrai­res envi­sa­gés comme des cou­ples créa­teurs dans la phi­lo­so­phie chi­noise, il faut com­pren­dre ces deux notions comme des forces à l’œuvre dans l’art pic­tu­ral, se nour­ris­sant l’une de l’autre afin de servir la vision de l’artiste.

François Cheng, Souffle-Esprit, Seuil, 1986, p12

Ibid.

« La peinture de lettrés », est un style de peinture chinois très ancien qui trouve sa forme classique avec le lettré artiste Dong Qichang (1555-1636), sous le nom « d’École du Sud ». Elle est alors souvent pratiquée par des artistes fonctionnaires, pour qui la peinture revêt une dimension calligraphique et philosophique.

Calligraphe, poète et peintre chinois du XIe siècle, dynastie des Song du Nord.

Su Dongpo traduit par François Cheng in Shitao La saveur du monde, Editions Phébus

Les deux siècles et demi qui précèdent l’unification des pays chinois par le royaume de Qin, en 221 avant J.-C., sont connus dans l’histoire sous le nom de « période des Royaumes combattants » (Zhanguo).

Voir illustration

François Jullien, Eloge de la Fadeur, Philippe Picquier, 1991, p.58

Voir son ouvrage De Pictura, 1435.

Voir une de ses peintures de nu reproduite ci-contre.

Voir la rétrospective Yue Minjun à la Fondation Cartier à partir de novembre 2012.